Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Tâtonnement expérimental et méthode naturelle

Mais d’où me vient ce malaise que j’éprouve quand se trouvent associés tâtonnement expérimental (t.e.) et méthode naturelle (m.n.). J’ai l’impression qu’ils ne jouent pas dans la même catégorie. Il me semble que le t.e., c’est trop simple, trop limité et valable seulement dans un petit secteur, à un moment bien précis. Alors que la m.n. serait plus générale, plus globale et se situerait davantage dans la complexité.

Pour essayer d’y voir un peu plus clair, j’ai pensé un moment commencer par la m.n. Mais cela m’a effrayé : j’allais me perdre dans tous les méandres de la question et finir par m’enliser dans ses sables méphitiques. C’est que j’ai un peu d’expérience. Lors de la rédaction de ma série d’articles sous le titre « une grille sur un ski » (l’Éducateur 1977-78), j’avais voulu d’abord traiter rapidement des circonstances qui m’avaient amené à cet apprentissage du ski de fond. Mais je n’en finissais pas. J’avais longtemps ragé contre ce qui m’empêchait d’aborder l’essentiel, jusqu’au moment où j’ai compris que l’essentiel, c’était précisément la complexité. Fort de cette expérience, je choisis de commencer par évoluer sur un terrain solide et déjà assez bien repéré puisque Lémery et moi-même avons un peu théorisé ce t. e. À partir de ce solide camp de base, nous allons essayer d’approcher d’un peu plus près les sommets qui existent peut-être derrière les nuages.

Le t.e. apparaît à un moment précis : quand on veut apprendre quelque chose et qu’on est conscient de ce que l’on cherche. Par exemple, là, c’était clair, j’avais un but, je voulais apprendre à skier, c’est-à-dire tenir debout sur mes lattes et même avancer.

Même chose pour apprendre à poser une tapisserie, monter un mur, faire une tarte aux pommes, réussir un amorti... ; on en trouverait mille exemples dans la vie courante, dans le sport, la cuisine, l’informatique... on a un but, on n’a plus à hésiter, on se met résolument au travail. Inutile d’insister.

Je ne vais pas à nouveau développer ma petite théorie. Je me contente de la résumer rapidement pour qu’on voit en quoi ce t.e. diffère de la m.n.

Voici comment ça commence souvent : on a déjà acquis du savoir dans différents domaines ; soudain, on a la révélation d’une faille dans son petit système de pensée : ce qui paraissait très correct et intouchable est insuffisant.
Sur l’« acquis » vient se poser et même s’interposer le « perçu ». Ce sont parfois les circonstances de la vie qui aident à la prise de conscience : un voisin, un camarade, une émission de télé... Mais aussi, parfois, le sentiment de la limitation de ses pouvoirs :
« Ah ! Si je savais enregistrer une émission sur le magnétoscope, taper un texte sur ordinateur... fabriquer ces tartes maison dont je raffole et que ma compagne est seule capable de réussir mais qu’elle n’a jamais le temps de préparer... je n’aurais pas besoin de me mettre sous la dépendance d’un autre. »

Le tâtonnement expérimental

Revenons à notre exemple du ski de fond. Me voilà sur place. Le processus s’installe. Je commence par une gerbe d’hypothèses : « C’est peut-être comme ça, ou bien comme ça, à moins que... » Je suis bien obligé de m’y mettre parce que, c’est scandaleux, personne ne pourra apprendre à skier pour moi.
Et puis, une hypothèse prometteuse se présente : c’est simple, il faut aller de l’avant. Alors, commence la série des tâtonnements. Une fois de plus, la solution se situera entre l’excès et le défaut. Mais qui m’en informera ? Personne. Au départ, je ne peux compter que sur le sol. C’est lui qui me dira après chaque chute : « Non, ce n’est pas encore ça. »
La première critique, la plus immédiate, c’est la critique des faits. C’est le froid de la neige, la dureté du sol, la sévérité des chocs qui apportent les premiers démentis. Chaque fois, je crois que j’y arrive enfin : « M’y voici donc ? - Vous n’en approchez point. »
Mais si, mais si, j’en approche. Peu à peu, en rage contre cette série d’insuccès, j’ai suffisamment mobilisé mon esprit pour parvenir à déterminer les limites du trop et du trop peu : si je me penche trop en avant, je me retrouve la face dans la neige et les skis en X horizontal, face au ciel. Si je me penche trop peu en avant, je me retrouve sur le derrière, les skis encore en X, mais verticalement, face à l’horizon.
Alors, tout fier de pouvoir rester debout plus d’une minute, je commence à être capable de regarder autour de moi et à pouvoir bénéficier de la critique des exemples qui m’était inaccessible jusque-là parce que je n’étais pas en suffisante disponibilité.
Je peux en profiter de deux façons :
Ça peut être par analyse consciente : « Mais comment fait-il donc ? – Ah ! Oui, il se penche en avant et, en même temps, il pousse sur les bâtons. »
Ou bien par imprégnation inconsciente : à force de voir les skieurs passer et repasser, on s’imprègne inconsciemment de la correction de leur style. C’est pour cela qu’il vaut mieux fréquenter des experts et jouer contre plus fort que soi. –

En passant, je signale que cette imprégnation inconsciente est importante pour l’acquisition de l’orthographe française qui ne repose pas sur la rationalité. Il faut que les enfants ne soient environnés, pour ainsi dire, que d’orthographe « saine ».

Et puis vient le moment où le niveau que l’on a atteint et la sérénité acquise permettent d’accéder à la critique de parole.
« Là, c’est bien, mais si tu faisais ça, tu verrais que ça serait encore mieux. Non, plus fort, là, ça y est, tu y es. »
Le malheur, c’est que, généralement, celui qui sait intervient trop tôt et nous casse les oreilles de ses conseils alors qu’on n’a pas encore été suffisamment cogné par la réalité pour pouvoir en profiter.
Cependant, moi, si, à un certain moment, on m’avait dit : « Il faut que la verticale abaissée de ton centre de gravité aboutisse en permanence au niveau de tes orteils », j’aurais avancé plus vite, sans retomber dans l’erreur. – Mais je ne regrette rien parce que je suis heureux de l’avoir trouvé tout seul. – Et puis vient le renforcement de la loi par répétition et l’inscription en règle de vie. Quand on le veut, on retrouve facilement ce que l’on a appris. Et on peut immédiatement l’utiliser.
Enfin, après un très grand nombre d’expériences, cela s’inscrit même en technique de vie : on possède tellement le geste qu’on n’a même pas besoin d’y réfléchir. – Avant que le ballon ne m’arrive, je regarde déjà à qui je vais le passer, je ne m’occupe même pas de mes pieds, ils savent d’eux-mêmes ce qu’il faut faire. –

Je prends un second exemple, très actuel. S’il y a vraiment, maintenant, un domaine commun à des quantités de gens, c’est bien l’apprentissage de l’ordinateur. Là, il n’est pas question de rêver : quand on écrit à la main, on peut, au moins dans un premier temps, rêvasser, être assez indifférent aux accents, former plus ou moins bien ses lettres, oublier même des mots. Ici, pas question de rêverie : si tu veux un « m », c’est juste sur la touche « M » qu’il faut taper et pas dans les environs, ni même tout à côté. C’est bête un ordinateur, il faut toujours lui mettre les points sur les « i » pour qu’il accepte de faire correctement le travail.
Et il n’arrête pas de vous critiquer, de souligner vos erreurs ; il ne comprend jamais rien à demi-mot ; il ne rectifie jamais rien de lui-même. Je sais bien que sur le plan de la technique, je ne suis pas particulièrement doué. Cependant, je suis certainement loin d’avoir été le seul à jurer après cette bécane du diable qui ne fonctionne jamais juste du premier coup. Alors, sur le plan de la critique des faits, ça pleut sans arrêt. Et il faut un profond désir de maîtriser la bête pour ne pas se décourager et envoyer valser l’appareil par la fenêtre.
Sur le plan de la critique des exemples, je n’ai eu qu’une seule fois l’occasion d’en bénéficier : une voisine, en panne d’ordinateur, était venue taper un texte sur mon macintosh. Curieux : à peine avait-elle tapé trois lignes qu’elle les enregistrait ! Cela m’a permis de perdre moins de textes.
Au début, j’ai bénéficié suffisamment de la critique de parole pour démarrer. Mais, par la suite, ceux qui pouvaient me servir de référents étaient tellement suroccupés que je ne pouvais vraiment pas me permettre de les déranger. Aussi, ai-je tâtonné, tâtonné. Là, j’avais, non seulement « la » question, mais une infinité de questions. J’étais tout ouvert aux réponses et je les aurais certainement immédiatement assimilées parce que le travail préalable de mise en écoute avait été copieusement effectué. « Mais nul sinon Écho ne répond à ma voix. »

Mais je ne regrette rien : en effet, j’ai dû me débrouiller tout seul et comme, en même temps, je continuais à tâtonner sur la théorie du t.e., j’en ai encore plus appris sur elle, car j’étais directement et personnellement confronté à sa réalité, donc, en étant totalement plongé dans le bain, j’ai pu progresser aussi dans ce domaine. Mais que se passe-t-il après, quand on a réussi ; quand on est devenu capable de faire la piste verte, la bleue et même la noire ; quand on a atteint son unique objectif, le point dans l’avenir que l’on s’était fixé : par exemple, envoyer un message ?
Eh ! bien, on quitte le t.e.

On est dégagé provisoirement de toute tension de recherche, disponible à nouveau et présent au monde. Tout est ouvert, tout est offert. On est prêt à faire face à de nouveaux objets ou à de nouvelles situations.
Mais toute situation, tout objet est constitué d’une foule de composantes. Si on en sélectionne une, on s’aperçoit qu’elle est, elle-même, composée de composantes. Cela me rappelle un article que j’avais écrit sur « désir et apprentissage ». Dans un premier temps, Tanguy avait fait l’inventaire de toutes les composantes, de toutes les possibilités offertes par un rouleau de ruban adhésif de dix centimètres : c’était un anneau, une boucle d’oreille, un chapeau, un palet de marelle, un truc à lancer, un bracelet... Nul question de tâtonnement expérimental... jusqu’au moment où il découvre que ce rouleau qui se tortillait ridiculement en tombant pouvait le faire rire. Le désir lui est alors venu de se fabriquer à nouveau un tel plaisir. Et en cherchant à reproduire à coup sûr le geste qui pouvait le lui procurer, il est rentré dans le t.e.

Autre exemple : dans une supérette, j’avais été surpris de voir la fillette de la maison « jouer » avec un petit marchepied de 40 cm de haut. En fait elle travaillait : elle s’asseyait dessus ; elle se couchait ; elle le traînait ; elle le poussait ; elle le tournait avec ses mains ; assise dessus, elle le faisait reculer... bref, elle interrogeait toutes ses composantes, toutes ses possibilités. Mais, cette fois, aucun désir de maîtriser quoi que ce soit ne lui était venu. Et elle était passée à autre chose.

Eh ! bien voilà qui éclaire le processus : le cycle disponibilité – recherche d’une maîtrise – disponibilité – recherche... C’est comme une respiration : on est en ouverture, prêt à tout ; et puis, un désir d’apprendre apparaît ; on se concentre résolument dessus. Et puis, on redevient de nouveau disponible, en ouverture sur le monde. On le regarde, on en jouit. Et puis, un autre désir d’apprendre nous vient... et on repart... C’est une dialectique, une sorte de loi de l’univers que l’on retrouve dans : inspiration-expiration, systole-diastole, tension-détente, activité-repos, satiété-frustration... etc. etc.

Autres exemples de composantes de gestes déjà maîtrisés qui débouchent parfois sur un nouvel apprentissage :

1) La marche : elle peut être considérée sous plusieurs angles. Quand on marche :

a) on met un pied devant l’autre et puis on recommence : on a ainsi une expérience de l’alternance G, D, G, D... qui peut nous conduire à l’étude de la succession des nombres (pair, impair, pair...), à la double alternance : G, G, D, D... (sautillement des enfants qui peut se prolonger dans le patinage), à l’étude des mouvements oscillatoires, à la philosophie (la dialectique, le yin et le yang...)...
b) on se déplace. Les objets se déplacent continuellement les uns par rapport aux autres (les clochers de Proust, la nautique (alignements), les autres mobiles, la relativité...)
c) on fait du bruit (rythme, claquettes, zapateado gitan...)
d) on va plus ou moins vite (accélération, course...)
e) on va vers l’avant (en arrière, en crabe...)
C’est déjà riche et encore, je ne parle pas de la présence des autres, de la relation avec les acquis déjà effectués... Mais je stoppe car je ne vais pas récrire « Une grille sur un ski ».

2) Le ski de fond : la descente (ski alpin), la longueur (randonnée), la vitesse (compétition)...

3) L’ordinateur : le dessin, Internet, les sites, le commerce, les start-up... les virus... C’est proprement infini...

La méthode naturelle

On a bien compris que le t.e. est essentiellement individuel. Mais si on se trouve dans un groupe ? Oui, c’est précisément là qu’apparaît la méthode naturelle car c’est le lieu de l’apprentissage dans un collectif. Sans groupe, pas de méthode naturelle. S’il n’y a que quatre ou cinq personnes (ce n’est pas un groupe, mais une juxtaposition d’individus) ou bien trente (cette fois ce n’est qu’un rassemblement), ça ne peut fonctionner. Un groupe, paraît-il, c’est entre cinq et vingt.
Le terme « méthode naturelle » correspond bien à une réalité car il est naturel à l’être humain de vivre en société. C’est pour cela que, lorsque de bonnes conditions sont réunies, on peut pratiquer la m.n. dans les classes car ce sont de petites sociétés.

Apports du groupe à l’apprentissage individuel
Je prends généralement en considération six éléments :
1) pratique personnelle indispensable,
2) phénomènes de groupe,
3) références,
4) particularités physiologiques,
5) spécificités psychologiques,
6) circonstances.

1) pratique personnelle indispensable
En quoi le groupe peut-il agir sur le t.e. individuel ?

– élargissement de l’exploration des composantes qui peuvent provoquer soudain un désir,
– intérêt suscité par le tâtonnement d’un autre ou par le succès de son entreprise,
– ou recherche d’un terrain personnel, à l’écart de celui des autres, etc. etc.

2) phénomènes de groupe
Accueil de la recherche – collaboration – moqueries (d’où défi à relever) – attentes – leadership ­– alternance : maître ou serviteur du projet – sentiment d’appartenance à la personne-classe qui peut se réjouir de l’apport et intégrer les conquêtes réalisées...

3) références
Certes, « on aimerait ne devoir son savoir qu’à soi seul » mais, en cas de besoin, lorsque l’on veut vraiment réussir, on n’hésite pas à s’appuyer sur les autres – ou sur une documentation bien organisée.

4) particularités physiologiques
Les autres sont différents : ils voient différemment, ils entendent différemment, ils agissent ou se comportent différemment. Ils peuvent donc élargir votre vision du monde, vous introduire dans des mondes nouveaux que vous ne saviez pas vous convenir, ils ont des compétences utiles à votre recherche, en attendant que vous les acquériez vous-mêmes. Et ils vous permettent de repérer vos propres particularités.

5) spécificités psychologiques
« Dans un groupe de recherche, les défauts deviennent des qualités. »
Le perfectionniste apporte une exigence de rigueur ; le contestataire-né introduit à l’aspect complémentaire ; l’amical trouve de nouvelles idées pour sortir ses copains de l’impasse ; le libertaire empêche le groupe d’imposer définitivement ses lois ; le plaisantin fait rire le groupe, ce qui permet à chacun de retrouver la disponibilité intellectuelle nécessaire ; le poète voit des prolongements dans d’autres domaines ; le conciliant cherche à établir des bases où chacun pourrait trouver son compte... etc. Chacun peut donc exister, à tour de rôle, en tant qu’être individuel qui poursuit ses buts personnels et en tant qu’être social qui participe à l’avancée du groupe.

6)  circonstances
C’est surtout au maître de s’en préoccuper, ne serait-ce qu’en travaillant à sa propre théorie de l’apprentissage. Il doit se préoccuper de créer un milieu matériel favorable, de créer « l’ensemble d’institutions qui permettent la communication des idées grâce à l’absence de censure, à l’organisation des moyens d’échanges... » (Popper)

Récapitulation

Le tâtonnement expérimental (personnel)
Il y a le déclic du désir d’apprentissage, la gerbe d’hypothèses, l’hypothèse prometteuse, les démentis de la réalité, l’apport des exemples, la critique de parole, la découverte de la solution, l’inscription en règle de vie, puis en technique de vie.

La méthode naturelle (apport du groupe)
Après la réussite d’un tâtonnement abouti et donc, la disponibilité nouvelle, apport des autres dans l’étude des composantes, surgissement d’un nouveau désir, découverte des autres, aide des autres, acceptation des autres et, même, recherche des autres, découverte de soi dans le groupe...

Et acquisition plus rapide de compétences.

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°109, mai 2000