Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Usage du matériel Cuisenaire

Nous nous devons de nous poser des questions sur la dialectique de la construction de l’enfant mathématicien. Quelles expériences seraient souhaitables avant 6 ans ? Et sur quoi débouchera la conquête des nombres par l’enfant au moyen des réglettes ? Ne va-t-il pas prendre l’habitude de ces béquilles et pourra-t-il penser hors Cuisenaire ?

Est-ce que, pour parer à tout danger éventuel, il n’est pas préférable de donner à l’enfant un bon matelas protecteur de calcul vivant ? J’ai fait cette année, pendant le premier trimestre, l’expérience du matériel Cuisenaire dans l’optique Madeleine Goutard qui est d’ailleurs une optique École Moderne.

Le Cuisenaire peut être un excellent matériel si on le considère comme le résumé des expériences empiriques passées, comme la condensation, la concentration, la généralisation de ce qui s’est déjà fait.

C’est une abstraction, donc quelque chose d’utile qui doit naître de la vie et retourner à la vie. Faire déboucher l’enfant directement dans l’abstraction, et l’y laisser, c’est pratiquer la méthode traditionnelle.

Il y a donc eu dans ma classe, au CE1, un moment Cuisenaire, avec des enfants qui avaient connu le calcul vivant, surtout à la maternelle. Le Cuisenaire nous a permis de discerner clairement beaucoup de structures utiles (symétrie, commutativité, associativité, modules, puissances, racines) mais ces conquêtes seraient inutiles, superflues, artificielles, si elles n’étaient pas reversées immédiatement dans la vie.

D’ailleurs, le Cuisenaire semble être quelque chose de naturel, de spontané.

Qui de vous n’a été effleuré par cette idée des réglettes de 1, de 2, de 3, 4... 10 cm ? Mais Cuisenaire a eu le mérite de réaliser cette idée en fabriquant beaucoup de réglettes de chaque sorte et en les coloriant.

Le Cuisenaire a duré à peu près un trimestre et certains enfants l’ont vite abandonné. Mais l’on y revient parfois comme à un matériel de référence. Nous, nous sommes retournés à la vie. Voici comment cela s’est passé.

Un jour de janvier, Michel (7 ans) saute à bas de l’établi en disant :
- Ça y est, Monsieur.
- Ça y est quoi, Michel ?
- Ça y est, je l’ai fabriquée ma réglette.

Il va la mesurer au Cuisenaire et il dit :
- C’est une réglette de 11 (cm). C’est avec ça que je vais tout mesurer.
- Alors, mesure ce cahier (22 cm).

Il pose deux fois la réglette et j’écris au tableau : 20, c’est à dire deux réglettes et rien avec.
Aussitôt, c’est la ruée. Tout le monde se précipite sur l’égoïne et on fabrique des réglettes de 13, de 16, de 12, de 8, de 9, de 66, de 120... Et nous mesurons le cahier de 22 cm avec, ce qui donne pour 8, 9, 12, 13, 16, l’écriture : 26 - 24 - 1 (10) - 19 - 16.
Mais pour 66, il faut bien parler du 1/3. Et déjà, se pose, à propos du système 12, l’écriture du chiffre 10 ( ).

Le lendemain, nous disons à Jacques qui était absent :
- Tu vois 20 - 26 - 24 - 19 - 16 ; tout ça c’est 22.

Tête de Jacques et rire de nous !
Alors, nous précisons le système :

que j’écris de cette façon parce que je ne sais pas comment faire autrement. Bon, la crise se passe.

Mais voilà que Pierric peint sa règle de 66 cm en vert foncé qui, dans le système Cuisenaire, est le 6.
- Alors, qu’est-ce que le 1 dans le système Pierric ?
- C’est 11 cm.

Et c’est juste la réglette de Michel. Pierric a donc le 1 et le 6. Alors, il se fabrique le rouge (2) (22 cm) et l’orange (10), (110 cm). Et, bientôt, il aura le système complet, ce qui permettra de saisir la notion d’homothétie de vecteur en comparant au Cuisenaire pur et aux réglettes du maître (matériel collectif à l’échelle 10). Aussitôt, c’est une nouvelle ruée sur les débris d’une chaise longue et on fabrique des mesures de 160 cm, de 250 cm, que l’on peint de diverses couleurs en calculant à chaque fois quelle est la longueur de la réglette 1 dans le système. Et puis les enfants se servent de leurs mesures pour mesurer la classe, l’école, le préau, la cour. Et comme les résultats obtenus sont différents, on débouche sur la nécessité du mètre étalon que l’on dépose au pavillon de Breteuil. Alors, le mètre et le double décimètre ont la faveur des enfants qui voient là un isomorphisme du système Cuisenaire.

Mais la vie nous joue un nouveau tour car Fanfan amène une règle graduée que sa tante de Jersey lui a donnée.
Ce sont des mesures anglaises. Alors, on en parle et on est étonné d’apprendre qu’on s’en sert sur les terrains de football, et même à Trégastel ! Adieu l’abstraction, nous sommes en plein dans la vie. Mais nous retournerons à l’abstraction quand les créations d’expression mathématique libre ou les nécessités de la vie nous aurons fait déboucher sur des systèmes isomorphes du système Cuisenaire (pièces de monnaie, mesures de capacités, poids, surfaces, etc.). Nous aurons ainsi dans les réglettes un système de références. Mais ce pourrait être aussi bien autre chose.

Oui, comme cela, ça va : lorsque le Cuisenaire est un moment, un moment important, certes, duquel on se souvient quand il le faut, avec la joie du souvenir, des découvertes qu’il avait permises.
Le Cuisenaire, oui, de 7 à 8 ans (et peut-être de 6 à 7 ?), mais dépouillé de son exclusivisme, compensé, prolongé, battu en brèche par l’argent, les mesures, bref par la vie.

On ne doit pas y enfermer les enfants parce que l’activité créatrice de l’esprit exige la liberté.

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur n°12-13, Les thèmes du Congrès de Perpignan,

Pour un enseignement efficient, vers les mathématiques modernes, 15 mars-1er avril 1966, p.9-11