Au début de ma réflexion sur ce que cherche l’être humain, j’avais pensé à : « revivre pour réparer ». Mais c’était trop long pour un titre. D’autre part, lors d’un séminaire de philosophie sur la violence où j’avais eu l’occasion d’exposer mes onze verbes, deux prêtres m’avaient dit : « Toi qui es athée, tu devrais te méfier du mot « réparer » qui véhicule trop de connotations religieuses. »
Alors, j’ai pensé un moment à « rattraper ». Mais ce verbe est insuffisamment flou pour couvrir un vaste espace de significations. Aussi, je conserve « réparer » en tant que verbe générique englobant à la fois : rattraper, compenser, atténuer, diminuer, effacer, se venger, rétablir, recoudre, cicatriser, combler, reconstruire, refaire, retrouver, restaurer...
Si l’on veut examiner les incidences de cette recherche de l’être humain dans l’optique d’une pratique pédagogique, il faut nécessairement s’assurer préalablement de la réalité des blessures du corps et de l’âme et voir comment les êtres humains y font face. Il se trouve qu’à l’I.U.T. Carrières sociales, j’avais accompagné les étudiants dans l’établissement de leurs grilles de lecture de vie et, par la suite, à la demande de certains d’entre eux, j’avais continué à tenter d’aider ceux qui voulaient un peu mieux comprendre comment on les avait « devenus » ce qu’ils étaient. Si bien qu’à la suite de nouvelles demandes, j’ai participé à environ quatre cents « co-biographies ». J’ai eu ainsi connaissance de nombreuses trajectoires de vie, ce qui m’a permis de vérifier à la fois la double réalité des blessures et des tactiques de réparation. Un moment, j’ai été tenté d’en reprendre ici les divers éléments, mais il y a mieux à faire en cette circonstance. D’ailleurs, les livres de Cyrulnik : Un merveilleux malheur, et Les vilains petits canards sont remplis d’anecdotes suffisamment parlantes.
Dans la vie, on répare après un orage, une tempête, une usure. Mais on cherche aussi à réparer un affront, une injure, une blessure de l’âme, une mortification, l’annonce d’un destin catastrophique. Combien de vies ont été gâchées par la petite réflexion d’un père, d’une mère, d’un instit, d’un prof, d’un voisin, d’un oncle, d’un médecin... réflexions du type : « Tu es instruite, mais tu n’es pas intelligente. » « Ton frère aurait fait ça en cinq minutes. » « Tu finiras clochard. » « Tu n’as aucune idée. » « Tu ne penses jamais à rien. » « Tu ressembles bien à ton père : tu... etc. » « Là, je retrouve ta mère : vous... » « Je ne te comprends pas, tu n’es pas normal. »
Plus grave encore : une conversation, surprise par hasard, informe l’enfant à propos d’une réalité catastrophique : « En fait, elle n’est pas ma fille. » Ou bien encore : « Nous ne voulions pas d’enfant, mais nous avons été piégés par la méthode Ogino. »
Inutile d’insister ; chacun pourra trouver dans son environnement des quantités d’exemples de telles petites phrases durement destructrices. Heureusement, ma longue pratique m’a permis de repérer également les tactiques des uns et des autres pour atténuer la douleur, pour cicatriser la plaie, pour trouver un équilibre et même, comme le dit Boris Cyrulnik, se servir de sa situation adverse pour rebondir plus haut.
Lors d’une intervention dans un institut de formation, j’avais été frappé par les paroles d’un étudiant qui, en se cognant à deux tables lors d’un déplacement, avait fait un bruit terrible. Pour intégrer à la séance cet événement qu’on ne pouvait ignorer, j’avais dit sur le ton de la plaisanterie :
« Un psychanalyste dirait peut-être qu’il n’a pas dû être aimé quand il était jeune puisqu’il a besoin de se rappeler ainsi à l’attention de tous. »
Tout le monde avait ri de cette psychanalyse de pacotille. Mais, après la séance, ce garçon était venu me trouver : « Tu ne peux savoir à quel point ce que tu as dit me concerne. J’ai été un enfant abandonné. Et, à l’Assistance publique, on n’a rien trouvé de mieux que de m’appeler Petiot à cause de mon apparence chétive. Mais pendant toute mon enfance, je me suis dit : « Non, je ne serai pas toujours Petiot. » Aussi, je me suis mis très tôt aux sports de combat. Et j’ai eu l’impression de réussir à rattraper enfin la situation lorsque je suis devenu international de lutte libre. »
Les noms peuvent donc se trouver ainsi à l’origine d’un engagement profond dans un domaine quelconque. On pourrait également signaler l’importance du prénom donné par les parents : celui d’un grand-père, celui d’un frère tué à la guerre, celui d’un enfant décédé, comme celui de Vincent Van Gogh qui, chaque matin, en descendant l’escalier pour aller dans la cour, voyait devant lui la tombe d’un Vincent Van Gogh, né et mort une année, jour pour jour, avant lui.
Les tactiques de rattrapage sont variées à l’infini. Lors d’un entretien de sélection, j’avais interrogé une fille sur ses motivations à être animatrice. Je lui disais :
« Je ne comprends pas pourquoi tu t’orientes dans cette direction. Ça me dérange car c’est contraire à la théorie que je me suis constituée.
– Alors, c’est qu’elle est fausse.
– Sans doute. En effet, tu as un père industriel et une famille aisée qui réussit pleinement. Je ne vois pas ce qui pourrait être à la source d’un désir de compenser quelque chose ou d’aider à le rattraper par l’animation.
– Eh bien ! Mon père est de l’Assistance publique. Il ne nous l’a jamais dit, mais ma mère nous l’a révélé en secret.
– Ah ! Oui. Hum ! Mais pourquoi ta sœur s’orienterait-elle vers l’Éducation Spécialisée ?
– Notre frère aîné est handicapé. »
J’en étais resté bouche bée. J’avais d’ailleurs reçu cela comme une gifle. Mon indiscrétion m’avait fait rentrer de plain-pied dans la famille de cette candidate. Ce n’est pas du tout ce que je cherchais. Mon intention, c’était de la faire parler d’elle pour tester un peu, dans ce peu de temps dont nous disposions, sa lucidité sur son environnement, lucidité bien nécessaire pour la pédagogie difficile que nous proposions alors et le genre de métier auquel elle se destinait. Et voilà qu’elle me fournissait une brutale confirmation d’une hypothèse plutôt hasardeuse. Mais, depuis, j’ai pu constater que de nombreuses vocations s’inscrivaient réellement dans un vécu personnel. En huit années d’I.U.T. Carrières sociales, j’ai eu de nombreuses occasions de vérifier des désirs de compensation de ce type. Le mari d’Élisabeth, orphelin élevé par sa grand-mère qui avait failli le tuer deux fois, n’avait jamais pu poser sa valise nulle part. L’amour d’Élisabeth, quel havre merveilleux ! Et avec quelle énergie, ce couple tenait haut le foyer d’enfants abandonnés qu’il avait créé. Marie-Françoise qui, malgré ses diplômes d’études supérieures, n’ambitionnait que d’être maîtresse de couture, même auxiliaire, parce qu’à quatorze ans, elle avait été terriblement persécutée par une maîtresse de couture. Et ces deux animatrices qui travaillent dans le même foyer d’accueil, l’une écrasée par un amour maternel « criminel » s’occupe « naturellement » de réinsérer dans le goût de vivre des jeunes étouffées par leur milieu familial. L’autre, avec son passé de droguée, de marjo, de femme tabassée s’occupe du secteur : « marginales et femmes battues ».
Mais je n’oublie pas mon projet initial qui est de tirer de la prise de conscience d’une forte réalité des conclusions pour une pratique pédagogique raisonnée. En relisant le livre de Freinet : « Psychologie sensible appliquée à l’éducation », j’ai retrouvé cette idée de sublimation qui m’avait tant surpris autrefois. Un jour, après avoir souvent essayé de saisir ce qui était à la source du comportement des autres, je me suis interrogé sur les miens propres.
Et j’ai compris la raison de certaines de mes surprises. Voilà : j’ai longtemps obéi à l’injonction maternelle « Tu ne sauras jamais rien faire de tes dix doigts ». C’est vrai que je suis comme allergique aux objets. Je manque vraiment de patience à leur endroit. Cependant, il y a des domaines où je ne me reconnais plus. Moi, qui suis plutôt du type papillonnant, je suis dans certaines circonstances capable de m’inscrire longuement dans la durée. Par exemple, pendant cent heures, j’ai pu monter une bande magnétophonique de 3 minutes 45, à partir d’une bande enregistrée de 21 minutes, par 35 degrés à l’ombre et avec une main dans le plâtre. Pendant deux mois d’été, j’ai également réalisé le dallage d’une allée à partir de morceaux de granit ramassés dans les grèves et sur le bord des routes. Et, sur un très long temps, j’ai aussi travaillé à la réalisation d’une mosaïque en taillant des pièces de petit format dans des débris de vaisselle ramassés n’importe où.
Quand je me livre à ces activités, je me transforme complètement ; je connais alors une sorte de tranquillité, de sérénité incroyable. Je suis véritablement un autre. Je crois maintenant savoir pourquoi : ces activités ont quelque chose en commun ; il s’agit, à partir d’éléments sans aucune signification, de constituer une œuvre qui a une unité. C’est comme si je voulais reconstruire l’unité de la famille qui s’était soudain dispersée quand j’avais douze ans. Cela n’a d’ailleurs pas suffi à complètement me délivrer. Il a fallu que j’en vienne finalement à l’écriture d’un livre où je décrivais entre autres choses la scène de notre arrachement fraternel. Pour nous séparer, il avait fallu traîner mon petit frère sur le quai de la gare. « L’enfant dicte, l’adulte écrit. »
Cette découverte de l’amour que me portait mon petit frère de six ans explique peut-être le fait que je sois resté trente années avec des 6-9 ans et que je me sois toujours dévoué à leur cause. Cela explique peut-être aussi l’émotion que j’avais ressentie un jour en voyant la centaine de musiciens d’un orchestre travailler à l’exécution parfaite de la cinquième de Beethoven. Tant d’efforts particuliers pour donner une unité parfaite à un tel ensemble !
À propos de mes productions, pourrait-on parler d’une fonction de l’art ? Non, évidemment. Cependant, je peux cerner la chose d’un peu plus près en parlant de l’activité d’une personne qui s’y trouve immergée. Elle voit deux possibles raisons à sa pratique heureuse de la gravure. Elle avait un grand-père par alliance qui la méprisait. Et elle dit maintenant à ce carrossier de grand-père disparu : « Eh ! Il n’y a pas que toi à pouvoir faire des belles choses avec du métal. » D’autre part, avant d’être recueillie par sa mère, sa grand-mère taillait des patrons pour réaliser des vestes et des robes. Aussi, lorsqu’elle crée des grandes plaques faites de puzzles, cette artiste a l’impression de retrouver les patrons réalisés par sa grand-mère qui lui avait ravi sa place dans la famille quand elle avait un an. Mais, quoique familière de l’écriture d’invention, j’ai tendance à penser qu’elle ne se délivrera vraiment de la douleur de cette éviction que lorsqu’elle se décidera enfin à l’écrire.
Car c’est une sorte de miracle : très souvent, une fois mis sur le papier et communiqué, il ne reste plus rien de ce qui fit tant souffrir. Mais comment y croire tant qu’on ne l’a pas expérimenté par soi-même. Pourtant, cela peut vraiment se produire comme j’ai pu récemment le constater chez une personne qui, après cinq ou six décennies, s’était enfin décidée à rédiger pour sa famille le récit des circonstances de la blessure d’âme qu’elle avait reçue à l’âge de sept ans. Il était temps.
Georges Mauco, un psychothérapeute disait : « Je ne connais rien de plus émouvant que de voir un homme de quarante ans se délivrer avec des sanglots de bébé d’un chagrin d’enfance qu’il n’avait pu exprimer jusque-là. » Eh bien ! S’il avait pu le faire sous forme plus ou moins symbolique avant dix ans, c’est une trentaine d’années de mieux-être qu’il aurait gagnées.
Envisageons donc maintenant ce qui peut se faire à l’école primaire.
J’en suis bien informé parce qu’en dehors de mon expérience personnelle, j’ai pu suivre d’assez près cinq classes également engagées dans l’expression. En ce qui me concerne, j’ai introduit l’expression libre dans la mienne dès le début de ma carrière. Et, sur un très long temps, j’ai pu en voir se développer les divers avatars en fonction de mes progrès pédagogiques et de mes prises de conscience successives. D’autre part, je me suis trouvé dans des classes où les problèmes psychologiques étaient réels à cause de la longue absence des pères ou des familles. Et c’est tout naturellement que des enfants se sont emparés de la possibilité offerte pour s’exprimer à un niveau d’intensité que je n’aurais jamais pu imaginer. De plus, j’ai travaillé dans la durée sur un même poste et en continu puisque j’ai toujours eu un CP CE1 (CE.2). Et j’ai même continué au niveau adulte parce que la compréhension des attitudes des enfants m’avait rendu capable d’aider à lire utilement des trajectoires d’étudiants. En m’intéressant ainsi aux possibles sources des comportements des enfants pour essayer de mieux les aider, j’étais rentré sans le savoir dans le domaine de l’éthologie. C’est sans doute pour cette raison que Boris Cyrulnik avait trouvé passionnante ma brochure : Les co-biographies dans la formation qui est une sorte de « petite éthologie portative » que l’on peut aussi trouver sur le site de l’ICEM (1).
Bon, revenons-en à l’école primaire. Incontestablement, l’écriture y est le principal moyen du mieux-être. On peut tranquillement s’y livrer parce que, par chance, c’est précisément la maîtrise de cette discipline que demande l’école. Mais pour que les enfants puissent s’en emparer, il faut qu’ils aient la possibilité de s’y exercer souvent et longtemps. L’observation de la trajectoire d’un dyslexique me l’avait fait comprendre. Il partait de bien bas sur le plan de la forme puisque pour dire : « Les singes jouent à la danse dans la forêt, mais l’éléphant arrive et le petit bonhomme dit : « Vous êtes fous de danser. » Mais le renard était là. », il avait écrit ce 15 janvier du CP : « les otet sant a la dean ods la rafa mé me fan a fié et lé pi- teit dit sfau uset same drit mé le rane et été la » Il avait évidemment fallu qu’il m’en donne la traduction.
Par chance, il avait toujours quelque chose à dire et, dès le premier trimestre du CE1, à la suite de la recopie de la correction de ses textes quotidiens, il avait maîtrisé sa dyslexie. Je m’intéressais principalement à son expression. Mais je me suis trouvé au comble de la stupéfaction quand, soudain, au début du mois de mai de sa troisième année dans ma classe, alors que personne ne s’y attendait et, peut-être même pas lui-même, il avait totalement effacé le souvenir des terreurs de sa petite enfance en trouvant, comme Hitchcock, le moyen de basculer dans la sérénité en flanquant la peur aux autres à l’aide de ses textes à suspense. Oui mais, il lui avait fallu écrire 530 textes avant d’arriver à ce stade supérieur d’expression. (Voir : Rémi à la conquête du langage écrit, éd. Odilon).
Donc, dans ce domaine, il me semble qu’une pratique en continu de l’écriture pourra aider vraiment des enfants à trouver un équilibre suffisant pour la suite de leurs études. C’est d’ailleurs cet écrit qui m’avait permis de m’ouvrir un peu plus aux problèmes des enfants alors que, jusque-là, je me contentais d’être un instit soucieux de la forme. Quoi ! Je pouvais être aussi un être humain ? Mais dans le fonctionnement un peu routinier de ma classe, il avait fallu que la pression soit forte pour qu’au beau milieu d’une séance de calcul, Jean-François se précipite brusquement sur son cahier de brouillon pour écrire ce texte d’une quarantaine de lignes :
« Texte de petit oiseau. Aujourd’hui, je suis tout seul dans la forêt. Je vois le petit oiseau qui danse. C’est merveilleux : je lui parle, il me répond comme une grande personne. Après, il part. Je lui dis : « Reste avec moi, mon petit oiseau. Tu es gentil, tu es mon copain. Tu es le meilleur petit oiseau. » Après, je vais à la maison comme un pauvre malheureux quand je pense au petit oiseau qui parle comme une grand personne. C’est ingrat un petit oiseau. Je pleure pour ce petit oiseau. Je vais me promener dans la forêt. Je vois le petit oiseau qui pleure aussi. « Ne pleure pas mon petit oiseau. Tu es mon copain. Tu remplis mon cœur de joie. »
J’ai les larmes aux yeux. Il me répond des histoires. Il me dit : « Mais j’ai perdu ma maman. Tu ne savais pas ? J’ai pleuré, tu sais ; mon papa aussi. » C’est pas chic quand son papa et sa maman sont morts. « Je te dis au revoir, mon petit oiseau. » Je m’en vais triste et malheureux. Un moment après, je l’entends pleurer. Je vais en courant le voir (...). Maintenant il est temps d’aller à la maison. Je vais rester une heure pour lui faire plaisir. On se raconte des histoires de notre papa et de notre maman. »
Ce petit Parisien avait été mis en pension chez sa grand-mère. Son père étant mort de maladie, sa mère s’était remariée et avait eu trois petites filles. Et il avait fallu se débarrasser de Jean-François à cause du logement devenu trop petit.
À partir de ce moment, j’ai été plus sensible aux textes parfois bizarres qui émanaient de mes petits Parisiens en exil ou de mes fils de marins au long cours. Et puis, peu à peu, je me suis aperçu que beaucoup d’autres enfants de la vie ordinaire se servaient également de l’écriture pour régler des problèmes vécus dramatiquement à leur niveau. Le petit livre : Le texte libre...libre (éd. Odilon) comporte beaucoup d’exemples de ces tentatives de compensation, d’atténuation, d’effacement des blessures. Mais il faut que le maître soit généreux sur le plan du temps et de l’accueil : les choses ne remontent pas immédiatement à la surface, loin de là. Bien entendu si elles doivent ou peuvent remonter.
Aussi, cela me fait bouillir lorsque je constate que certains enseignants demandent que soit obligatoirement inscrite au minimum sur le plan de travail de la semaine, la rédaction d’un texte. Quelle erreur ! (Quelle horreur !) : écrire ne devrait pas être un devoir, mais un droit à une expression généreuse, d’ailleurs utile à la maîtrise de la forme et au développement des idées. Personnellement, lorsque j’en ai compris la nécessité, je suis sorti de mes routines d’enseignement et j’ai réussi à aménager sans aucun dommage des espaces suffisants d’expression.
Certains pourraient me dire que je suis obsédé par une lecture psychologique des textes. C’est vrai que j’y suis sensible. Mais le livre cité comporte beaucoup de textes fournis par des enseignants stupéfaits que ça puisse aussi se produire chez eux. Pour en revenir à notre sujet, signalons que l’écrit permet de cicatriser des plaies, de trouver des défenses, de réaliser des contre-attaques sur le plan symbolique pour, par exemple, ridiculiser un père injuste, une mère super-protectrice, un père hors mode, un frère oppresseur ; pour exprimer une crainte de rester petit, dire la détresse d’une solitude, contester la pauvreté en parlant d’or, se délivrer oralement d’une faute et se précipiter sur son cahier pour écrire aussitôt son bonheur de cette libération. L’écriture, c’est vraiment une aide à mieux vivre.
Ce n’est pas toujours, ni même souvent, directement lisible. Aucune importance, le subconscient de l’enfant sait ce qu’il fait. Cela suffit. D’ailleurs, cela ne nous regarde pas. Voici un texte que l’on sent chargé d’on ne sait trop quoi. Qu’importe ! :
« Mer je te craque entre mes deux mâchoires d’ivoire. Mer viens me voir auprès de mon lit que je te caresse avec mes poings de fer qui te briseront au coup de sifflet. Mer mon fidèle rocher te décochera un coup de sabot pour que tu recules dans ton territoire de coquillages. »
Dès que l’on permet l’expression libre, on a une grande quantité de textes surprenants de ce type. Il suffit de sereinement les accueillir.
L’oral est également un outil de beaucoup d’importance, comme on a pu le voir dans mon article « Revivre ». J’y avais donné trois témoignages forts : Le pouce qui saignait, Le petit balai, La neige. Mais comme nous avions une demi-heure de « techniques parlées » par jour, j’ai pu enregistrer dans ce domaine beaucoup d’autres exemples de l’utilisation en parallèle de l’oral. Et, tout particulièrement, la guérison d’un bégaiement due très probablement à l’expression sans ambages d’une hostilité. J’avais cru en effet percevoir que, dans ses textes, Loïc exprimait la haine qu’il vouait à son petit frère. Pour le vérifier, j’avais rassemblé tous ceux qui avaient des petits frères pour en parler... comme ça. Mais, à notre très grande surprise, ce garçon s’était aussitôt déchaîné : « Moi, je n’aime pas mon petit frère. Je l’emmènerai à la boucherie. Ou plutôt, non : je le mettrai dans une cabane à lapins, je lui donnerai de l’herbe et quand il sera assez gros : tec ! » Cette haine fraternelle est fréquente, beaucoup d’enfants se trouvant durablement et parfois catastrophiquement déstabilisés par la naissance d’un suivant. Ici, c’est d’ailleurs à celle du petit frère que le bégaiement était apparu. L’annonce du meurtre symbolique semble avoir permis de rétablir la situation en cette circonstance.
J’avais donc aménagé aussi un espace de temps régulier pour l’oral. Mais il faut laisser se faire les choses. Des enfants ne monteront progressivement à la pointe de la pyramide de leur parole nue qu’en s’arrêtant aux paliers de décompression nécessaires, en fonction du climat de sécurité offert par la classe.
Comme j’avais décidé de permettre l’expression tous azimuts, les enfants avaient droit aussi à une demi-heure quotidienne d’improvisation chantée. On pouvait se le permettre, le travail scolairement sérieux ayant été réalisé le matin. Et, là également, j’ai eu des surprises. Généralement, comme les peuples l’ont toujours fait dans des complaintes, des litanies, des mélopées, l’enfant s’installait dans une tessiture réduite à trois ou quatre notes. Et l’absence d’événements sonores qui auraient maintenu la conscience en éveil permettait au subconscient de se manifester. Certes, sur le plan musical, ce n’était pas terrible, mais il s’agissait bien de cela ! Là aussi, il a pu s’en dire des choses.
Mais je ne l’ai su que bien des années plus tard en écoutant les enregistrements ou bien-même, directement de la bouche des auteurs devenus adultes. Par exemple, Philippe m’avait dit que s’il avait brutalement introduit un second couplet sur un taureau dans son improvisation sur le printemps, c’est parce que, la veille, il avait été choqué par la description d’une corrida que lui avait faite sa tante, à son retour d’Espagne. Mais, sans l’avoir cherché, on percevait souvent directement la haine d’un père injuste, l’incohérence d’un autre, l’hostilité à la mère... Quelquefois, les choses étaient clairement annoncées. Ainsi, Christian (CE1) chantant en tournant en rond :
« L’éco-o-le, c’est du-ur. Je tue les élèves et le maître. »
Mais je dois signaler que, parfois, c’est la beauté musicale qui prenait le dessus. Cela nous avait valu en particulier un premier prix au C.I.M.E.S. (Concours International du Meilleur Enregistrement Sonore). Ceci pour ne pas oublier que, comme tout langage, le chant est riche de beaucoup de composantes.
Mais la « réparation » peut également constituer un des aspects de l’activité graphique. C’est la brochure : Qu’ont-ils fait du dessin ? (éditions ICEM) qui nous apporte le plus sur ce plan. L’agressivité des garçons y est particulièrement sensible : on attaque un personnage puissant jusqu’à sa destruction : « Ce sera lui qui sera tué et mangé pour le méchoui ! » ; on ridiculise chaque jour un tourmenteur familial ; on démolit un visage honni de vingt façons différentes. Mais il est aussi souterrainement question de la mort de la petite sœur, de la maladie de la mère, de l’inconvénient d’être étrangère, du dommage de la pauvreté, de la haine d’un prêtre, du dépit de la faiblesse devant la puissance des forts... Ce qui n’empêche pas que l’art y trouve également sa place.
Cette multi-possibilité de s’équilibrer devrait intéresser tous les enseignants, même ceux qui se focalisent sur l’acquisition des connaissances, car l’équilibre ainsi obtenu permet de pouvoir faire objectivement face à la demande scolaire.
À mon avis, le parcours est tout tracé pour l’enseignant : il s’informe d’abord de la réalité des choses, et si elles lui semblent réelles, il introduit progressivement dans sa classe les différentes formes d’expression en fonction de son tempérament particulier, de ses prises de conscience et de ses conditions de travail. Cependant, une véritable formation permettrait de gagner du temps. On peut certes se la donner entre nous. Mais on devrait, au moins, pratiquer à l’I.U.F.M. la libre écriture collective qui est à la portée de tout le monde. Et aussi accéder aux nombreux documents qui démontrent qu’un enfant ne saurait être sans dommage réduit au rôle d’élève obéissant et discipliné, jamais maître de ses parcours.
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique n°135, octobre 2004
(1) Paul Le Bohec, Les co-biographies dans la formation, Documents de l’éducateur 182-183