Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Gymnastique totale

Avant que les fils ne se nouent en mathématiques, il a fallu du temps. N’est-il par normal d’attendre que nous ayons une bonne somme d’expériences également en gym avant de faire une sorte de synthèse de ces expériences ?

Et pourtant, je ne pense pas que nous devons rester passifs en attendant cette synthèse. Du temps reste encore pour des tentatives qui auront au moins le mérite de faire naître les questions indispensables. Et je pense qu’un texte, si imparfait soit-il, polarise toujours les débats dans un sens ou dans le sens contraire. C’est pourquoi je me permets de vous soumettre mes petites idées sur la question afin de provoquer un débat. Je sais qu’il pourra être assez vif car mes conceptions sentent plusieurs fagots.

J’emploie volontairement ce terme un peu suranné de gymnastique parce que je ne veux pas m’arrêter à l’éducation physique. Il n’y a pas une éducation physique, une éducation intellectuelle, une éducation morale. Il y a l’Éducation.

Cette idée semble maintenant communément acceptée. Ou en revient maintenant un peu partout à une conception plus unitaire de la personne. Or, justement la totalité a toujours été l’une des caractéristiques essentielles de la pédagogie Freinet. Nous devrions être bien placés dans ce courant tout neuf. Et nos travaux devraient intéresser une grande quantité de gens à la recherche de nouvelles solutions. De toute façon, en gym, il n’y a pour ainsi dire rien à l’école primaire française. On ne peut donc que progresser et faire mieux que ce que nous n’aurions même pas su rêver.

Nous savons déjà où se situe la difficulté des professeurs d’éducation physique qui échoueront tant qu’ils ne seront que des professeurs de muscle et de souffle et non pas également des professeurs de chant, de maths, de théâtre et des psychologues. Nous, nous avons cette chance d’être des professeurs polyvalents et je pense que nous pouvons, à cause de cela, faire un peu et peut-être beaucoup avancer les choses.

Ce qui m’incline à cet optimisme, c’est une double révélation que j’ai eue en voyant à la télé une émission sur Béjart. J’ai senti que mes enfants et moi nous étions aussi dans ce coup. En effet, il a été question de création mais aussi d’expression, d’improvisation. En voyant Béjart j’ai senti palpiter un avenir possible. Ou plutôt une porte s’ouvre qui jouera sans doute également son concerto de grincements. Une collègue, animatrice d’une section de danse dans une amicale laïque voisine, découvrait avec étonnement les beautés qu’il pouvait y avoir dans le bruit d’une porte. Oui, maintenant « tout chante et murmure, tout parle à la fois », nous commençons à ouvrir nos sens et nous serons bientôt prêts à recevoir les messages du monde.

Mais je reviens à cette séance. Nous étions une fois de plus en pleine création de gym, lorsque quatre avions à réaction sont apparus dans le ciel et se sont livrés à un ballet aérien semblable à celui de la patrouille de France.

Mais le lendemain, dans la cour, les inventions de mes enfants, c’était justement « la Patrouille de France ». Je venais de travailler avec les camarades de la commission des maths à la mise sur pied de notre conception des cinq bandes programmées. Et j’ai compris soudain que l’on pouvait appliquer à la gym ce que nous venions de découvrir en math. En effet si nous avons :

la vie → la mathématique → la vie → la mathématique, en gym, nous devons avoir aussi :
la vie → la structure → la vie → la structure → Qu’y a-t-il dans la vie ?

La Patrouille de France, les petits oiseaux, les motards, les goélands, les oies, les canards, les grues couronnées. De la Patrouille de France, les enfants ont tout de suite dégagé la structure qui est l’évolution en formation.
Et ils ont travaillé sur la structure.
Ils ont évolué à 4, à 3 et 1, à 2 et 2, en ligne, en colonne. Bref, ils ont exploré à fond la situation.
Et, en passant, ils ont vu comment les ailiers du pivot devaient ralentir dans les virages. Ils ont eu à contrôler constamment leur position par rapport aux autres, ce qui est une gymnastique excellente. Ils ont appliqué les permutations. Ils ont contrôlé les vitesses. Et ils ont inventé le passage du leader en queue de peloton, « comme les coureurs ».

Mais, avec ces coureurs, où sommes-nous ? Dans l’application de la découverte à la vie. En classe, nous avons réfléchi à ces coureurs cyclistes dont nous pouvons suivre la course maintenant qu’il y a la télé. Nous avons vu qu’il y avait la résistance du vent. Et quand un beau matin, nous avons vu quatre goélands et trois goélands voler en V, nous avons alors compris pourquoi. Et ceux qui demeurent près des marais verraient des vols de canards, des vols d’oies ou de grues couronnées.

Est-ce de la gym ? Oui, c’est de la gym. C’est l’étude par les jambes et l’intellect des lois des déplacements en formation qui ont tant d’importance dans la vie (chevaux, sports, troupes, troupeaux). Donc, notre gymnastique totale doit inclure également l’étude intellectuelle des choses.

Comme en mathématique, il me semble que notre gymnastique se place à trois niveaux :
– dégager la structure de la vie,
– travailler sur la structure,
– appliquer en retour la structure à la vie.

Et il me semble à moi que c’est une gymnastique naturelle.
Lorsque les enfants imitent les motards ou les avions, ils transposent. En réalité ils abstraient : ils ne retiennent que le déplacement. Ils « jouent » avec cette abstraction jusqu’à la posséder, pour en connaître les tenants et les aboutissants, pour la maîtriser. Après quoi ils sont plus riches pour la vie. Et ils auront, dans des équipes ou des groupes, à appliquer leur découverte (foot, rugby, basket, sens du placement, du démarquage, prévision de la situation qui va s’enchaîner, et plus tard évolution sur une autoroute, etc.). Je n’ai donné qu’un exemple, mais j’aurais pu parler de l’investigation de l’espace (avec en supplément le jeu d’échecs à deux pièces), des croisements, des danses, du 8, etc.

Voilà maintenant comment je vois les choses.
Je les vois exactement comme pour les maths. Des groupes de cinq bandes programmées (mais oui !). Trois bandes relatant des recherches à partir de situations vivantes.

Exemple fictif :
n° 1 Patrouille de France (Trégastel) CE2
n° 2 Les motards (Lurais) CE2
n° 3 Les canards (St Rémy) CM
Une bande de travail sur la structure :
n° 4 Les lois du déplacement en formation (contrôle des vitesses, les ailiers ralentissent dans les virages, conservation des distances).
Une bande d’application et d’ouverture de nouvelles pistes :
n° 5 Qui se déplace en formation ? les avions, les autos, les cyclistes, les militaires, les majorettes, les chevaux de cirque.

Donc cinq bandes pour le déplacement en formation. Mais il pourrait y avoir aussi un autre thème : permutation dans une formation, etc.
Pratiquement je vois les choses comme ceci.
Nous constituons une commission de gym.
Lorsque quelqu’un trouve avec sa classe quelque chose, il l’envoie au responsable qui publie dans Techniques de Vie ou un bulletin si c’est la première chose du genre : une sorte de bande numéro zéro. Elle provoque des prises de conscience et d’autres réalisations parmi lesquelles nous trions 3 bandes « situation vivante ».
Quelqu’un réalise : 1 bande « étude de structure » et un autre : 1 bande « applications ».
Et voilà la série est complète, on édite. Cela donnerait des idées aux enfants et une culture aux maîtres. Il faudrait aussi un planning qu’on pourrait établir avec des professeurs spécialisés (Le Boulch) par exemple :


Et quand nous aurions les cinq bandes dans une colonne nous publierions.

Qu’en pensez-vous ?

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur N°2, novembre 1968, p.34-36