Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Ouvrir toutes les voies

 J’ai en tête, depuis un certain temps, une idée tenace qui ne se laisse fléchir par aucun argument. Alors, il me faut bien céder et la coucher noir sur blanc sur le papier. Peut-être que certains d’entre vous la prendront en considération.

Pour mieux la présenter, il faut que je vous donne le texte de Freinet qui l’avait fait lever en moi, il y a déjà très longtemps :

« Ce qu’il faut viser, ce n’est point cette montée en flèche, mais l’élévation harmonieuse, l’assise solide qui permettra à la flèche de monter et de braver le temps. Et nous ne pourrions mieux comparer notre projet qu’à la structure merveilleuse des cathédrales moyenâgeuses : trapues, largement assises sur le réel, appuyées encore par des contreforts qui semblent les alourdir. Mais de cet ensemble largement et harmonieusement étalé émerge une flèche puissante qui monte à l’assaut du ciel. » (Essai de Psychologie Sensible)

Oui, je la retrouve tout entière, cette image qui m’avait si fortement et si durablement impressionné ; pour ne pas dire si fortement et si durablement exalté. Mais je pense maintenant que si l’exaltation est une belle chose, la réalisation, le passage aux actes est une chose encore plus belle. Les temps en sont peut-être venus. Oui, il est peut-être possible de pousser plus avant, de poursuivre le projet de Freinet.

Qu’en est-il maintenant en 1970 ?
Quels sont les obstacles anciens qui restent encore à déblayer ? Quels obstacles nouveaux sont apparus ? Et, surtout, quelles sont les conditions nouvelles ? Quel est, en particulier, le fait qui nous permet de croire que les choses devraient tout de même être plus faciles à mettre en chantier. À mon avis, il me semble que c’est « l’enseignement du second degré pour tous les enfants ».

Mais avant de tenter d’en tirer la conséquence principale, il faut que je vous livre trois faits tirés de la vie :
Quand la fille de mon meilleur camarade a eu sept ou huit ans, son père a tenu à ce qu’elle prenne des leçons de piano. Oh ! Il ne rêvait pas d’en faire une artiste, et, encore moins, une mijaurée de salon. Il n’était pas de ces parents qui veulent compenser leurs insuccès personnels par les succès de leurs enfants. Non, il pensait simplement qu’il est bon de doter l’arc des enfants d’un nombre maximal de cordes. La vie se chargeant de les utiliser ou non.
Quand elle en a eu assez, au bout de deux ou trois ans, il n’a naturellement pas insisté. D’autant plus que les déplacements bi-hebdomadaires étaient une corvée. Et, sitôt après, pendant trois années consécutives, la fillette n’a pas touché une seule fois à son piano. Si bien qu’il a été très fortement question de le revendre. Et si cela n’a pas été fait, c’est uniquement pour la paresse de chercher un transporteur.
Mais voilà qu’au bout de ces trois années d’indifférence absolue, la jeune fille a redécouvert l’instrument. Et, depuis, quelles joies elle connaît, quels plaisirs elle éprouve, quels mondes elle découvre. Oh ! Quelle frustration formidable c’eût été pour cette adolescente si elle en avait été privée. Elle est maintenant comme possédée par cet instrument. Et elle réussit ce qu’elle entreprend parce qu’elle avait une bonne base de départ.

Parallèlement, il faut parler de la trajectoire du frère aîné. Lui aussi, évidemment, avait pris des leçons de piano. Mais avec un professeur très âgé qui basait d’abord la construction de la personnalité du pianiste sur la virtuosité des deux mains jouant en parallèle, à l’octave. Et puis, par la suite, il faisait travailler les deux mains séparées. Cela pouvait se concevoir. Malheureusement, le professeur est décédé en cours de construction. Aussi ce garçon a-t-il une virtuosité éblouissante à une main. Mais à deux mains séparées, il sue sang et eau pour déchiffrer les toutes premières pages du premier livret de la méthode rose. Et il ne peut rien jouer – alors qu’il était peut-être plus doué que sa sœur – parce qu’on n’a pas semé la bonne graine en son temps. Et parce que l’on a construit sans tenir compte des aléas de la vie et de la mort. Et pourtant, la somme de travail initiale était rigoureusement la même.

Ces deux exemples me paraissent suffisamment démonstratifs. Mais s’ils ne vous parlent pas, vous saurez en trouver d’autres dans votre expérience d’hier, d’aujourd’hui, ou de demain. J’aurais pu, également, vous parler de mon expérience d’hier, c’est-à-dire de cette aventure du ciment que je découvre maintenant seulement, à cet âge ! alors que cela m’aurait tant rendu service de le dominer beaucoup plus tôt. J’aurais donné beaucoup pour qu’elle se soit inscrite en moi au cours de ma jeunesse. Et j’aurais été même ravi qu’on m’eût forcé un jour, à gâcher du ciment.

Mais plutôt que de parler « ciment, diodes, photos, dias », je vais revenir au piano en demandant à Jacques Bens s’il souscrit encore à ce qu’il m’avait dit il y a quelques années :
– Je ne réussis pas trop mal. Et j’ai même une certaine aisance. Mais je sens bien que je ne pourrais pas dépasser un certain plafond parce que j’ai commencé le piano à quinze ans, c’est-à-dire beaucoup trop tard.

J’ai choisi de parler du piano parce que j’avais sous les yeux ces exemples convaincants. Mais n’en est-il pas ainsi de tout apprentissage ? (ski, tennis, natation...) Il faudrait même aller plus loin en généralisant le terme d’apprentissage et en considérant bien plus largement les choses.

De toute façon, on peut maintenant revenir à la première et plus importante conséquence de ce passage à l’étape du « second degré pour tous », en lançant un pavé – de l’ours, de mare, ou... de barricade.

« L’école préparatoire (anciennement école primaire) ne doit plus tout enseigner d’une seule chose ou de deux (calcul – orthographe). Non, elle doit se soucier principalement d’inscrire dans les êtres une seule vraie première expérience, mais dans des centaines de domaines différents. Ainsi la base de la cathédrale de chacun sera-t-elle très largement assise et inscrite solidement dans la réalité. »

Si c’est vraiment vrai, qu’est-ce qu’on attend pour modifier profondément – si ce n’est de fond en comble – l’école de 6 à 11 ans. Évidemment, une fois de plus, seule notre conviction nous en donnera l’autorisation. Il se peut tout de même qu’un jour, cela s’inscrive dans les textes officiels. Mais ce n’est pas de notre ressort. Notre rôle à nous se borne à mettre sur pied notre programme. Et à le faire passer dans la pratique. Cela nous suffit amplement.

On pourrait s’effrayer de la tâche qui nous attend et de l’étendue du chantier qui s’ouvre. Avec une sorte de désespoir, on pourrait réaliser l’ampleur du travail à réaliser.
Mais nous ne sommes pas seuls. Nous avons notre union et notre foi qui font notre force. Et puis surtout le terrain est considérablement déblayé. Car n’est-ce pas une « éducation du travail » dont nous voudrions poser les premières pierres. Et Freinet y a depuis longtemps pensé. D’ailleurs ce que nous allons faire s’inscrira immédiatement dans son projet qui avait été d’ailleurs en partie largement réalisé.

Évidemment, il faut tenir compte du fait que le livre de Freinet a été rédigé en 1943. Et nous sommes en 1970.
Bien sûr, il faut tenir compte des changements des conditions de l’enseignement, de la sur-information des gens, de l’accélération formidable des connaissances, etc.

Mais Freinet a écrit pour l’homme. Et, dans le fond, l’homme reste l’homme. Sur le fond, rien n’a changé. Nous avons peut-être d’autres moyens, qui sont d’ailleurs loin d’être à notre entière disposition. Mais l’homme est toujours à construire. Nous pouvons donc nous appuyer sur la pensée de Freinet. Voici ce qu’il écrit dans les dernières pages de son livre L’Éducation du Travail :

« J’ai trouvé dans un livre de Proudhon une classification des outils. J’ai modifié quelque peu la liste que j’ai complétée, chemin faisant, par les éléments primordiaux de la mécanique. Je ne prétends pas à la perfection et je ne trouverai pas mauvais, au contraire, qu’une équipe plus complète fasse un jour, de mon projet, ce que j’ai fait de la classification de Proudhon. Mais mon essai aura du moins l’avantage d’aiguiller les recherches ultérieures et de nous permettre de préciser aussi le plan détaillé des ateliers que nous préconisons. »

J’ajoute une autre citation, importante à mes yeux :

« Ce n’est d’ailleurs là, vraiment, qu’une première étape. Et il ne faudrait rien connaître des enfants pour supposer qu’ils vont se contenter ainsi – à moins qu’ils soient profondément anormaux – d’une activité exclusivement manuelle. »

Alors ne peut-on rêver d’une équipe plus complète (dont Freinet restera l’élément principal) qui sera compétente si elle s’ouvre largement sur la vie et si elle sait se poser les questions qu’il faut dans un esprit de totalité.

Mais mon idée n’est pas encore assez précisée. Aussi je vais prendre des exemples.
En radio, par exemple, il suffit que l’école aide à la construction du poste de base du supplément BT n°207 de Michel Pellissier. Elle n’a à se soucier que des pages 5 à 7 (Construisons un poste) sans se préoccuper du développement et du perfectionnement de l’idée de base (condensateur variable, ampli, interphone, etc.)

Évidemment, les enfants pourraient aller plus loin, en classe ou à la maison, par exemple, en emportant la brochure. En effet, la radio peut être, pour certains, la brèche salvatrice ; elle peut être une tendance heureuse. Il ne saurait être question de l’empêcher de s’épanouir, au contraire. Mais plutôt que de perfectionner la radio, l’école devrait aussi se soucier de faire construire une lunette d’approche, une sonnerie, un moteur, etc. Ces exemples sont évidemment fictifs. Je veux simplement dire qu’une seule et première vraie expérience doit suffire pour contenter le maître, pour qu’il soit en paix avec sa conscience, pour qu’il remplisse ses devoirs, vis-à-vis des enfants.

Et puis, n’oublions pas que, par la suite il y aura des heures au CES et au Lycée, à la MJC, dans les foyers socioculturels. N’est-ce pas là d’ailleurs que pourrait se réaliser l’éducation du travail comme la voyait Freinet, c’est-à-dire en s’installant profondément dans les techniques. (Et avec des enfants allant à l’école jusqu’à 14 ans).

Tandis que notre souci, dans notre école d’ouverture, avec des enfants de 6 à 11 ans, ce devrait être d’assurer mille premiers pas.
Je sens vos sourcils se froncer. Mais alors n’y a-t-il pas un certain forçage ? Si oui, mais alors...
– Attendez.

Pour moi, l’expérience la meilleure, celle qui s’intègre le plus facilement à l’être, celle qui est la plus munie d’atomes crochus pour l’avenir, c’est celle qui naît spontanément, qui surgit brusquement en faisant immédiatement question ; ce n’est pas une expérience desséchée, détachée de tout contexte, mais une expérience riche dans sa totalité.

Eh ! bien, il n’est pas du tout question d’y renoncer, bien au contraire. Mais il faudrait avoir un planning large qui prendrait la place, par exemple, de la frise historique prématurée. Et on y inscrirait tout ce qui se serait trouvé réalisé naturellement, à même la vie.

Mais il faudrait aussi pour tous les maîtres, tous les enfants, toutes les situations, prévoir l’expérience (ou les expériences) de recours pour toutes les cases qui n’auraient pas été remplies.

Encore des exemples.
Si la vie ne lui avait pas permis de traiter des classes d’équivalence, alors le maître saurait qu’avec les feuillets du calendrier de la classe (et la vie qui en découle : dimanche en 8, dans 8 jours, dans 15 jours) on aurait une vaste expérience en modulo 7.

Si la vie ne lui avait pas permis d’introduire l’électricité (par des apports d’enfants, des circonstances, des événements), le maître saurait que dans sa classe il y a une boîte d’électricité de base. Avec 3 fils, 5 pinces crocodile, 3 ampoules, 2 piles, les enfants pourraient démarrer un premier tâtonnement et acquérir une première intuition des lois des montages en série, en parallèle, des courts-circuits, des contacts, des coupe-circuits, etc. Et l’électricité serait démystérisée.
Évidemment, les enfants qui mordraient à l’électricité pourraient prendre la brochure BT 187 (Expériences d’électricité) pour travailler soit chez eux, soit à l’école. Mais le maître veillerait à ce que chacun de ses élèves ait pu accéder à la boîte de base, afin qu’aucun ne soit démuni de la graine électrique.

Si la vie n’a pas permis au maître, par manque de moyens financiers, de place, d’intérêt, de compétence, d’introduire un riche éventail de formes d’expression graphique (carte grattée, monotype, fusain, pointe sèche, etc.) il faudrait que l’école fournisse le matériel de base : feutres et papier couché pour que les enfants aient au moins une première expérience dans ce domaine.

En bref, mon idée si têtue, c’est qu’à l’école primaire (au départ je voyais jusqu’au CE2 seulement ; mais pourquoi pas l’école maternelle jusqu’au CM2 dans une première étape puisque l’éducation permanente durera toute la vie), on ait surtout à se préoccuper des prises de départ. Cela n’empêcherait pas de vivre bien entendu et d’aller aussi loin qu’on voudrait dans certaines directions. Mais il faudrait aussi songer au reste.

Autrement si on s’enferme dans certaines techniques privilégiées, on passe à côté de ce qu’il faut faire. Et l’on ne saurait pas qu’Annie est supérieurement douée en danse et qu’il faut conseiller aux parents de l’inscrire au cours de danse classique de l’amicale laïque de la ville voisine. On ne saurait pas que Muriel a un sens aigu de la musique. On ne saurait pas qu’Yvon a une sorte de génie de l’électricité. On ne saurait pas qu’Hervé a une adresse diabolique, que Rémi a un talent pour le suspense, etc., etc.

Il faut aussi aider le maître à se mettre en garde contre lui-même. Ainsi, au début de l’année dans mon CE1-CE2, un seul enfant était vraiment basketteur. J’ai construit sur cet enfant et, maintenant, j’ai une bonne dizaine de basketteurs. La tentation serait grande pour moi de continuer à faire travailler mes dix champions, pour mon plaisir de sportif. Mais si je le fais je n’armerai pas José pour le présent et Régine pour l’avenir. Pour le présent de son français, de ses maths, de son équilibre personnel, José a besoin de savoir bien s’orienter spatialement. Il a besoin d’être sollicité, de s’intégrer à un groupe, de participer, de sortir de son monde fermé. Et qui sait si Régine qui est si chétive maintenant ne serait pas plus tard une basketteuse heureuse dans l’équipe des cadettes de son lycée ou de sa commune. Elle a besoin, comme ses camarades, que soient plantées suffisamment tôt en elle, pour un avenir possible, les graines du démarquage, de l’appréciation des déplacements des adversaires et des partenaires, de l’analyse rapide d’une situation, de l’appréciation de la trajectoire des ballons, et de leurs rebonds, etc.

En bref, voilà quel devrait être notre nouveau mot d’ordre : au lieu d’énormément d’un peu, un peu d’énormément.

Il ne s’agit plus de converger vers un but, d’obtenir des résultats. Mais plutôt de diverger, de préparer les moissons à venir, en préparant bien le terrain, en labourant large et profond par la pédagogie Freinet.

Selon les lois du comportement de l’être humain il y a des phases de conjonction, de disjonction. La première enfance a doté l’enfant des techniques fondamentales station debout, marche, adresse manuelle, parole. Il faut maintenant étaler ces conquêtes, en permettant par exemple pour le langage parlé des premiers pas solides, dans le dialogue, le monologue, le chant, la complainte, le récit, la comptine, la poésie, le conte, etc., toutes techniques de création, tous moyens de communication que l’être pourrait retrouver au moment des orages de l’adolescence par exemple. Et quelle ouverture sur le monde puisque dans tous domaines on aurait une première expérience ; on serait un peu de la partie.

De cette façon, suivant son équation propre (son hérédité, ses traumatismes de la première enfance, ses heurs et malheurs, ses caractéristiques psychologiques et physiologiques...) chaque individu pourrait se construire sa cathédrale personnelle, se réaliser dans le prolongement même de ses propres lignes de force.

Voilà, j’ai fini, je suis débarrassé de mon idée. Il ne nous reste plus qu’à commencer, si le cœur et l’esprit vous en disent.

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur N°6, problèmes actuels, Mars 1970, p.9-14