Bertrand écrit :
« Il n’est pas question, dans la maison Freinet, là où le dogme a toujours été banni, de voir naître une commission de maîtres-à-penser qui vont nous dicter notre façon de faire, de dire et de se comporter. »
Eh ! oui. Et c’est ce qui est à la source du malaise d’orientation actuel : personne n’a voulu que l’on puisse penser de lui qu’il jouait les maîtres-à-penser. Mais il se peut que l’hétérogénéité des opinions puisse créer en chacun (à partir de sa propre hétérogénéité, de ses propres contradictions) le choc de la réflexion personnelle et non le désir suiviste de se conformer à des mots d’ordre.
Aussi cette fois, je n’hésite pas à livrer mes idées du moment.
NOTRE MONDE DE PRATICIENS
Une des premières choses qui m’est apparue clairement ces jours derniers, c’est celui de notre place, de notre spécificité. En effet, on peut critiquer l’institution même de l’école, la charger de beaucoup de maux, il n’en reste pas moins qu’elle existe encore et que nous sommes dedans.
Il est peut-être bon, avec Ivan Illich, de prendre conscience que le système scolaire n’est peut-être pas inamovible, inéluctable, définitif.
L’institution de l’école auxquelles tendent presque toutes les sociétés n’est peut-être pas un progrès, mais un moyen politique de préserver la hiérarchie des pouvoirs.
Cependant, nous sommes dedans et pour un bout de temps encore. Alors, qu’est-ce qu’on peut faire dans ses limites ? Qu’est-ce qu’on y fait ?
À ce propos j’ai senti récemment le fossé qu’il y a entre nous et les gens de « haut niveau ». J’ai rencontré jeudi, des étudiants et des profs de fac motivés politiquement. Comme leur discours est intéressant, comme leurs spéculations sont hardies et chacune, logique avec elle-même – mais souvent en contradiction avec les autres ! Comme ils s’engagent dans ce qu’ils disent, comme ils y croient ! (momentanément ?). Comme ils savent se distancer !
Mais, nous, les instituteurs, nous nous sentons d’un autre monde.
Tenez, un assistant en linguistique qui a eu beaucoup de contacts avec des camarades de notre groupe me disait avant-hier : « J’ai travaillé avec des instits. Mais c’était très difficile car 99% de leurs préoccupations m’échappaient. » Si bien que comme tout l’enseignement secondaire, il apportait des réponses là où il n’y avait pas de questions et laissait les questions sans réponses. Souvent je suis très emballé par les discours qui sont tenus, avec quelle assurance, avec quelle sécurité et, aussi, avec quelque dédain sous-jacent de cette masse de pauvres minables qui ne sont pas arrivés à ce niveau de questions.
Mais quand je retrouve les enfants, je me dis : « Tout ça, c’est bien beau et peut-être utile à quelqu’un. Mais moi ce n’est pas à l’Enfance que j’ai à faire, ni à de théoriques enfants mais à José, à Sylvie, à Jean-Paul, à Ginette, à des nez morveux, à des odeurs claires, à des pleurs, à des chagrins, à des excitations pathologiques, à des mutismes, à des inerties, à des appétits, à des joies délirantes, à des agressivités etc. » Car c’est bien au niveau d’enfants réels que se situe notre problématique.
Alors nous choisissons. Ou bien l’école est en elle-même mauvaise et définitivement condamnable quelles que soient les méthodes employées : et nous la quittons définitivement (pour aller dans quel lieu qui ne soit pas définitivement condamnable : commerce, industrie, travail, loisirs ?) Ou bien nous y restons et nous nous préoccupons des enfants qui sont pour un temps entre nos mains.
Voilà, je crois, toute la différence entre ceux qui sont responsables des théories verbales (qui peuvent certes nous éclairer) et nous qui avons été amenés à prendre ces enfants-là en responsabilité.
Et cette responsabilité inclut la protection physique, le développement intellectuel, l’acquisition d’un savoir, l’acquisition d’un équilibre suffisant pour survivre, d’un degré de socialisation acceptable, la découverte des voies personnelles…
Aussi quand je perçois le flot des dédains, des condamnations qui tombent de haut, j’ouvre, si j’ose dire, le parapluie de mon indifférence et, sans me laisser démolir, je me mets à l’écoute de ceux qui se trouvent placés au même niveau de responsabilité réelle. Et avec eux, tout en tentant de ne pas culpabiliser au point d’abandonner ceux pour lesquels nous pouvons quelque chose (en même temps que pour nous). Le monde qui compte pour nous, c’est le monde des praticiens. L’autre monde peut nous envoyer des lumières utiles. Mais c’est tout.
AUTRE QUESTION : LE DÉSIR
Quoique attiré depuis longtemps par les lignes de force du champ psychanalytique, je n’y étais entré qu’en appuyant constamment sur la pédale du frein.
Mais, j’ai eu récemment un choc. J’ai vu le film pris par un étudiant de la naissance de son second enfant. Alors, j’accepte mieux ce que je refusais depuis toujours, parce que j’avais été enfermé dans les tabous et que j’avais préféré rester dans le monde protégé et irréel de la période de latence.
J’accepte maintenant notre animalité. J’accepte que nous soyons des êtres de désirs marqués d’infamie par la morale chrétienne qui se baladait et se balade encore partout. Je parviens à accepter avec les yeux de l’objectivité tout ce qu’on m’avait incliné à penser monstrueux, horrible, anormal, vil, bas, etc.
J’accepte la sexualité directe ou élargie (j’y aurais mis le temps !). Pour me sortir d’un monde d’illusions, il m’a fallu le bais des étudiants et des idées jeunes.
Je n’accepte pas pour autant toutes les idées de la psychanalyse. Ne serait-ce parce que je n’en comprends pas le dixième (ce qui ne me permet donc pas de trancher, de condamner).
Mais que l’être humain porte en lui le désir, ce ne saurait être mis en doute.
LE LANGAGE
Il y a, à mon avis, entre le champ freudien et le champ freinétien, un certain parallélisme. En lisant Maud Mannoni, j’ai été frappé par le fait que l’enfant, dès le début de sa vie, baigne dans un monde symbolique : celui du langage.
« Le milieu proprement humain n’est pas biologique, n’est pas social, il est linguistique. » Jacques Lacan
Je sens que nous devons creuser intensément cette question où nous avons déjà par Freinet et Élise, fait tant de chemin. Et ce n’est pas seulement Maud Mannoni. Car je trouve dans toutes mes lectures actuelles une référence constante au langage. Que ce soit avec Monod, Lacan, Le Ny, Françoise Dolto, Lévi-Strauss, toutes gens de préoccupations différentes, je retrouve cette permanence de l’importance considérable du langage. Je me réfère à nouveau au texte de Bertrand :
« Dans ces conditions, la pédagogie se doit d’être davantage qu’un art. Et même bien plus qu’une science ! Elle se doit d’être une synthèse de toutes les sciences de l’homme : sciences humaines, sciences sociales, sciences biologiques ; toutes occupées à la découverte du même être, elles doivent donc dans la pédagogie, trouver une unité.
Cette recherche d’une unité préoccupe de nombreux savants et de nombreux chercheurs ... »
Et je crois qu’il y a une certaine unité, au moins dans l’acceptation de l’importance de la linguistique liée en particulier à tout le domaine de la psychologie, de la psychanalyse, de la psychiatrie. « Pour l’antipsychiatre la guérison est un processus normal qui ne demande aucune thérapeutique. » dit M. Mannoni. C’est ce que disait Freinet. Nous avons là tout un champ à explorer dans lequel nous avons mille possibilités. Mais comment s’arrêter au seul langage, alors qu’il y a tous les langages ?
DEUX ATTITUDES FACE AU MONDE
Récemment, dans une de nos revues, Deléam et moi, nous avons abordé le même sujet de l’étude du milieu. Et cela m’a permis de comprendre quelque chose ou plutôt de me le remettre en mémoire. Il y a, si l’on peut dire, deux sortes de gens que je qualifierais d’introvertis et d’extravertis même si ces termes ne conviennent pas exactement. Ou si l’on préfère, ceux qui sont dominés par leur monde intérieur et ceux qui ont surtout accès au monde extérieur.
De nous deux, Deléam et moi, qui avait raison ? Les deux ensemble. En effet, les personnalités des enfants sont diverses ! Il y en a dans les deux mondes.
Souvent, j’ai été frappé par le fait que certains enfants étaient toute extériorité. Je les admirais de voir si clairement les choses, de réagir juste aux situations pratiques, de coller exactement à la réalité extérieure. Il semble que les questions que nous nous posions les étonnaient et ne les atteignaient pas (ou plus). Peut-être parce qu’ils les avaient déjà dépassées. À cause probablement du milieu dans lequel ils vivaient, un monde de travail et d’animaux.
Que nous soyons d’un monde ou de l’autre, notre progrès consiste à constater et à admettre l’existence du second. Et nous, freinétistes, nous sommes bien placés pour le savoir car notre mouvement s’est construit sur deux personnalités différentes et complémentaires.
Aussi, il n’est pas question de ne plus considérer tout le travail magnifique accompli par les copains qui se sont attachés, avec quelle opiniâtreté, à construire tous les outils qui sont à la base du mouvement et de ses succès. Si j’ai crié fort, c’est pour que l’on n’oublie pas aussi l’autre monde (celui des langages, des symboles, des relations humaines, des sciences humaines), qui prend tellement d’importance dans notre époque si perturbée.
Chacun de nous devrait être sensible aux deux aspects et être au moins lié à des gens qui pourraient y introduire. Car s’agit-il vraiment d’aider à construire une moitié de cathédrale ?
J’ai dit un monde de travail. Freinet a insisté énormément sur l’éducation du travail. Il faudrait revenir à cette notion de travail.
Ce que j’y vois surtout, c’est le pouvoir de rééquilibre qu’il contient. Et ceci se situe dans l’optique de Krisnamurti. Le travail manuel (un certain travail manuel) nous oblige à vivre dans le présent. Il faut être présent à ce que l’on fait. Cela sort du phénomène répétitif, du recours au passé, des ratiocinations sur l’avenir. Cela stoppe le bavardage de la pensée (il faudrait creuser cette idée).
S’il n’y avait pas ce déséquilibre, cette hiérarchie entre travail manuel et travail intellectuel, entre travailleurs manuels et travailleurs intellectuels, la société serait moins déséquilibrante et moins déséquilibrée.
J’ai parlé également plus haut des animaux. Mais en réalité, il s’agit du recours-barrière de la nature. Les enfants qui ont pu en disposer connaissent un équilibre que les autres n’ont pas (les petits paysans par exemple).
C’est peut-être parce que les manques affectifs ont pu être compensés par le contact avec les animaux (entre autres choses qu’il faudrait prendre en considération).
À côté de cela il y a les enfants qui sont tournés vers l’intérieur. Et à qui on proposera vainement des tâches pratiques s’ils n’ont pas d’abord réussi à se retrouver dans « leur maison » et à en sortir.
AGRANDISSEMENT DES MAÎTRES
Ici, il faut s’arrêter un peu au maître. Tout maître est utile : il peut beaucoup apporter à ceux de son monde. Mais il serait peut-être possible de lui donner une unité telle qu’il pourrait porter les deux mondes en lui. Il faut dire que dès le départ du mouvement avec Élise et Freinet, les deux secteurs étaient ouverts. Si nous voulons nous agrandir, il faut évidemment développer le monde où nous vivons mais aussi essayer de savoir ce qui se passe à côté.
Chez nous non plus il ne doit pas y avoir de hiérarchie entre les travailleurs. Aussi, puisque l’autre domaine a été jusqu’ici bien exploré, je voudrais revenir encore une fois sur les langages.
Nous avons à peine commencé à entrevoir les immenses possibilités des compensations et des sublimations par les langages symboliques, le rôle de la communication, les sources de la créativité, les réalisations symboliques, l’usure des fantasmes, etc. Il est peut-être bon d’être informé dans tous ces domaines. Mais même sans rien savoir de tout cela, chacun devrait parvenir à une pratique réelle et efficace, au niveau primaire tout au moins.
Je pense qu’il faudrait court-circuiter les maîtres dans les deux sens. Non pas pour les exclure, mais pour faire en sorte que leur présence ne soit pas nécessaire à un point tel que rien ne puisse se passer sans elle. Il faut aider les maîtres dans les deux sens, en réalisant des outils (fichier de travail, matériel…) qui permettent que quelque chose se réalise malgré l’incompétence et le peu d’élan du maître introverti, et que tout de même quelque chose se réalise sur le plan symbolique malgré le peu d’appétit des extravertis pour ce domaine. Nous pouvons peut-être nous agrandir en organisant entre nous des rencontres poétiques, musicales, artistiques. Mais aussi des rencontres géologiques, archéologiques, travail du fer, etc. Et pourquoi pas des stages géologico-poétiques, archéo-musicaux, travaux d’art appliqué ?
Je déraille un peu. Mais je voudrais dire que notre formation a laissé en nous de grosses lacunes et que nous pourrions essayer de nous aider à les combler. On pourrait aller plus loin. La connaissance de soi, n’est-ce pas indispensable au maître de maintenant ?
L’INSTITUTION
Les exclusivement politiques ne se rendent pas toujours compte des réalités quotidiennes de notre travail. Là non plus ils ne sont pas à un enfant près. Mais nous qui les avons sous les yeux, nous ne pouvons les abandonner.
Mais il ne faut pas non plus être aveugles et ignorer ce qui se joue à l’école contre les enfants socialement défavorisés.
Il faut prendre conscience de la réalité de l’école capitaliste.
Il faut aussi aider les autres à en prendre conscience. Et leur faire accepter l’idée que la plupart des enfants pourraient arriver à la maîtrise du langage écrit (orthographe comprise). Mais pas nécessairement à 11 ans, mais aussi bien à 13, 15, 17. Qu’importe pourvu que cela se fasse ! Je veux dire que chacun puisse maîtriser le langage pour en faire ce qu’il veut.
Il devrait être possible de passer un accord entre les maîtres du primaire et du secondaire (surtout ceux qui sont politisés) au sujet de la reconnaissance du temps nécessaire et du refus de la sélection-couperet.
Nous pourrions attirer, non pas à notre chapelle-école moderne, mais à la lutte générale qu’il faut mener, des gens en attente mais qui sont encore dans les filets d’une insatisfaction qu’il leur faut compenser à tout prix, dans la paralysie de l’angoisse née du choc de la révélation 68 de l’inutilité de leur travail.
« Menacés, inconfortablement restés sur les quais, les autres un jour exigent : il serait temps de nous faire part de tes résultats ! »
Et si, politiquement, la tâche de l’heure, c’était de ne plus nous réunir confortablement entre nous, mais d’aller vers les autres ? Il y a tant d’attente chez eux...
Voilà, elles sont nombreuses les questions que je me pose.
Y reconnaissez-vous les vôtres ?
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’Éducateur N°13, 15 mars 1972, p.33-36