Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Linguistique, que nous peux-tu ?

L’automne. C’est toujours l’automne qu’apporte la recherche universitaire très spécialisée lorsqu’elle est transposée sans réflexion au domaine du primaire. L’énergie qu’elle peut apporter est alors défaillante. Elle ne peut darder qu’un rayon monotone. Et ce qu’il faut aux enfants, ce sont des printemps, portant dans leurs flancs d’immenses étés.

Mais, trêve de lyrisme ; analysons froidement. Pourquoi ai-je écrit « que nous peux-tu ? ».
La probabilité de l’occurrence de « que nous veux-tu ? » à la suite du double vocatif verlainien était voisine de 1. La substitution de « peux » à « veux » apporte donc un maximum d’information. Mais quelle est-elle ? J’ai renoncé à l’expression attendue parce qu’elle ne disait que la moitié de ce que j’avais à dire. Et qui reposait sur la défense. Or, la défense, maintenant...

Tenez, il faut que je vous dise que je vais souvent voir l’équipe du stade Rennais. Elle m’enchante parce qu’elle ne joue jamais le béton. Elle ne fait jamais d’anti-jeu. Cela lui réussit d’ailleurs assez bien. Mais ce n’est pas ce qui importe. L’important, c’est que ses joueurs connaissent la joie de jouer.
Je pourrais parler également de ce basket d’autrefois où l’on jouait la défense à outrance. Les scores étaient très étriqués : 30 à 22 - 26 à 14, etc. Et les joueurs... et les spectateurs étaient privés de plaisir.

Maintenant c’est presque l’ensemble du corps enseignant qui joue le béton. Il essaie d’établir un rideau défensif et s’effraie de voir qu’il n’y réussira peut-être pas. Et que le score pourra être lourd.
D’autant plus qu’en face apparaissent de nouveaux possibles adversaires (les parents, principalement) qui sont d’autant plus dangereux qu’ils ont peur et qu’ils s’interrogent également sur la solidité de leurs propres défenses.

Pourtant en mai 1968, une idée nouvelle était apparue. Elle aurait pu rassurer beaucoup d’enseignants. Au moins ceux de notre mouvement. À Amiens et ailleurs, on avait également dit que le Savoir ne comptait pas seul et que l’expérience pédagogique pouvait entrer en ligne de compte.
Cela, beaucoup de personnes, à tous les niveaux de la hiérarchie l’admettent encore parfaitement.
Mais cela ne fait pas l’affaire de ceux qui voient remettre en cause leur pouvoir né d’un savoir acquis à leur ancienne école de guerre. Ils sentent bien qu’il est maintenant dépassé. Aussi mettent-ils les bouchées doubles pour refaire ce savoir qui leur permettra de conserver ou de reconquérir le pouvoir. Ils le peuvent d’autant plus facilement que c’est à cause de leurs possibilités sur le plan intellectuel que ces gradés sont parvenus à leur situation.

Mais, à la base, beaucoup de personnes s’étaient déjà mises en marche depuis un certain temps parce qu’elles étaient présentes au monde. Elles avaient senti ce qui allait arriver. Et elles avaient même aidé à son avènement.
Et comme toute cette piétaille avait été sélectionnée sur la base des maths (et de l’orthographe), au moment de l’apparition des maths modernes, elle était, dans son ensemble, capable de se mettre à jour et d’étaler. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit. Mais voici qu’une nouvelle menace se profile à l’horizon : la linguistique. Alors, là, les instituteurs pourraient se sentir beaucoup plus vulnérables. Pourtant, ils semblent assez bien constitués pour faire face à une nouvelle et possible entreprise de domination par le Savoir.

Mais qu’est-ce qui me prend ? Est-ce que je ne suis pas en plein délire ? Cela existe-t-il vraiment ? Faut-il penser à se défendre à ce point ? Quelqu’un songe-t-il vraiment à dominer ? Pour compenser quel manque, quelle frustration de l’enfance ? Est-ce là, la raison essentielle des insomnies et des dépressions des enseignants ?

Je ne sais pas. Je ne veux pas jouer la défense, je veux simplement m’intéresser à la joie de jouer. Or, l’atmosphère d’angoisse généralisée actuelle est absolument contraire à une éducation saine qui ne peut vraiment s’accomplir que dans un climat de détente. Il y a déjà beaucoup à faire : les sources d’angoisse sont déjà trop nombreuses ; il ne faudrait pas que la linguistique en ajoute de supplémentaires. Mais, bien au contraire, elle pourrait être une arme de dissuasion nécessaire à la paix dont nous avons besoin nous les Lenoir, les Rico, les Kéruzoré de l’éducation. Pour notre joie et le profit multiplié de tous.

Mais suis-je autorisé à prendre la parole à ce sujet ? Je ne sais. Je sais seulement que je viens de lire un gros bouquin de linguistique générale que j’ai emprunté à ma fille. C’est un livre difficile que j’ai cependant assez bien compris pour plusieurs raisons. La première, c’est que je voulais savoir vraiment ce qu’il en était de la chose. Et ce livre-là, je ne l’ai pas lu comme les autres, c’est-à-dire en y passant mon épuisette à grands trous. Cette fois-ci j’ai voulu serrer un peu plus les mailles. Et je n’ai pas hésité à lire les notes, les renvois et à revenir en arrière à chaque rappel des paragraphes étudiés. Et cette lecture m’a rassuré.

Je n’hésite pas à parler de ma position personnelle vis à vis de la linguistique parce qu’on peut peut-être en tirer des conclusions généralisables. J’ai toujours été passionné de linguistique. Et dès que j’ai découvert cette piste, je me suis jeté sur les livres de Darmesteter-Dauzat, Marcel Cohen, de Saussure, Lyons, etc. Mais où cet intérêt prend-il naissance ? Eh bien, je le crois, dans mon enfance.

Mes parents avaient été bretonnants. Et les structures de la langue bretonne qu’ils m’avaient permis de découvrir ne laissaient pas de m’intriguer. J’appris avec étonnement l’existence du singulatif, du double pluriel, des trois présents du verbe être, des mutations, des inversions, de la syntaxe et de la conjugaison bretonne qui donnerait ceci en français :
« Du café vous aurez ? Du pain, du beurre, et un couteau pour manger avec ? »
« Si j’aurais su, je n’aurais pas été venu ici pour être malade. »

Vous riez, j’ai ri aussi. Mais je ne ris plus car je me suis rendu compte que la langue française ne nous était pas tombée du ciel et qu’elle était seulement une solution parmi d’autres.

Je n’insiste pas. Je ne veux pas faire un cours de breton, mais simplement souligner les bénéfices considérables que pourraient retirer les enfants au contact d’une langue régionale, qui peut d’ailleurs être leur langue maternelle.

Et ceci va d’ailleurs à fond dans le sens de la pédagogie Freinet qui s’appuie toujours sur le milieu, c’est-à-dire sur ce qui existe, ce qui est présent, ce qui fait partie du monde de l’enfant.

Et qu’est-ce qui fait partie du milieu de l’enfant maintenant. Il reste encore des patois dans lesquels on pourrait puiser à pleines mains. Il y a aussi les langues étrangères que l’on entend à la radio, à la télé. Mais aussi cette langue parlée qui se construit chaque jour et qu’il suffit d’écouter avec un peu d’attention pour y déceler des phénomènes que l’on ne soupçonnait pas. Par exemple, cette régularisation des pluriels en « als » au lieu de « aux » et cette apparition du pronom unique « i » pour ils et elles (comme le « they » anglais), etc. Vous le voyez, point n’est besoin d’être issu de bretonnants pour être confronté aux problèmes du langage. La majorité des enfants ont dans leur milieu de suffisantes raisons de s’intéresser à la linguistique.

Mais il faut qu’ils apprennent à y promener le regard qu’il faut. Moi, c’est Marcel Cohen qui me l’a appris. De ses articles, et de ses livres « Histoire d’une langue » et « Regards sur la langue française » à dominante diachronique, j’ai retiré un enseignement qui dépasse la linguistique. J’ai appris l’acceptation, la vision impartiale, objective et non pas coléreuse, de ce qui existe. La présence à ce qui existe. Grâce à lui, j’ai ouvert les yeux sur le « ici et maintenant ». Pour un freinétiste quelle formation que d’apprendre à voir et à recevoir ce qui est. Comment, à partir de là, ne pourrait-on constituer un début de savoir si c’est à partir de la réalité vivante, passionnante, sensible qu’il se constitue.

Mais revenons à la linguistique. Elle peut nous apporter beaucoup pour ce que nous voulons faire et dont il sera question dans un prochain article.
Grâce aux linguistes, la pression normative diminue. Nous voyons maintenant que les critères de la grammaire traditionnelle ne sont pas si absolus qu’on avait bien voulu nous le faire croire. Et les fautes que pouvaient faire les enfants – et les gens du peuple – n’avaient d’importance que pour des gens épris de règles tranchées et soucieux de conserver les privilèges de leur caste. Aussi quand on vient nous dire avec un certain sourire :
– Ce que vous preniez naïvement pour un attribut, eh ! bien, c’est un épithète. (avec l’air de dire : « Pauvres imbéciles, qui avez toujours cru, dur comme fer que c’était un attribut. »)
Nous ne pouvons accepter. Car ce sont précisément ceux-là qui nous avaient enfermés dans ces règles, à coups d’examens, de notes, de sanctions, d’échecs qui s’appuient sur un savoir tout neuf et pas encore bien intégré pour rire de notre non-savoir et nous faire rentrer dans les épaules la tête que nous avions commencé à redresser.

Mais j’ai dit que je ne jouerai pas la défense. Ce que la linguistique moderne m’a permis de découvrir, c’est que nous avions raison de suivre Freinet qui disait :
« Et si la grammaire était nuisible ? »
Et de ce fait, il semble bien effectivement qu’une grammaire prématurée sera toujours nuisible. Et surtout à l’école élémentaire.

Tiens !
rudiments ?
élémentaire → éléments → les premiers

Oui, s’ils sont au nombre de mille ces premiers rudiments, si l’école élémentaire est l’école des départs multipliés. Pour la linguistique il est urgent de ne pas attendre. Sinon la bureaucratie va s’emparer de l’affaire et elle va la geler. II nous faut rapidement mettre sur pied une nouvelle méthode naturelle : la méthode naturelle de linguistique.

Paul Le Bohec, 35 Saint-Gilles

Article paru dans l’éducateur n°8-9, linguistique, 1er-15 janvier1972, p.5-8