Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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L’Éducateur a invité Paul Le Bohec

L’Éducateur : Le mouvement Freinet peut-il travailler avec des universitaires ? Quelle est la nature de sa recherche ?

Paul Le Bohec : Il y a des chercheurs comme Morin qui couvrent des domaines très larges : la vie de la vie, la nature de la nature ; on se sent près de ceux-là. Ça correspond à notre vision, à notre obligation de considérer globalement les choses. Parce qu’on est de cette situation-là. Mais il y a la recherche des blouses arc-en-ciel, c’est-à-dire que n’importe quel enseignant, enseignant Freinet, se pose des questions nécessairement et alors il faut qu’il aille voir à l’extérieur. Ça fait partie de la théorisation sur la méthode naturelle que j’essaie de promouvoir.

L’Éducateur : Justement, où en es-tu de cette théorisation ?

Paul Le Bohec : Un des premiers points de la méthode naturelle est que, pour avancer, il faut avoir une pratique personnelle indispensable de théorisation. Il faut émettre une première théorisation : elle peut être farfelue, elle peut être poétique, elle peut être comique, pourvu qu’il y ait une expression écrite.
Le deuxième point, c’est le phénomène de groupe.
Le troisième point, c’est les références. Et la meilleure référence, c’est la sienne. Dans les ateliers de méthode naturelle que j’anime quelquefois, je fais répéter la phrase suivante : « On ne veut devoir son savoir qu’à soi seul. »

L’Éducateur : Et au niveau de la classe, de l’enfant ?

Paul Le Bohec : Quand un gosse demande à un instituteur : « Monsieur, comment telle chose ? – Ben, c’est comme ça ! » Donc, on explique, on est content parce qu’on prend du poids. On fait appel à notre savoir, donc on a du pouvoir, on explique correctement au gosse. Le lendemain, il dit : « Monsieur, telle chose ! – Mais je te l’ai déjà dit hier. » On explique, on est encore content. Le lendemain, il recommence. « Bon, je t’explique. » Mais le gosse sent déjà que ça ne va pas. Tandis que l’ordinateur, tu lui demandes une fois, deux fois, dix fois, il ne met jamais les mains sur les hanches ! En pédagogie Freinet, les enfants savent, acquièrent du savoir sans avoir besoin de toi et alors, c’est pour toi une autre jouissance ; ce qui te fait plaisir, c’est qu’ils se débrouillent sans toi.

L’Éducateur : Qu’est-ce qui a été marquant dans ta formation ?

Paul Le Bohec : J’ai lu Hegel, Lénine. Tous ces écrits m’ont donné une vision dialectique des choses. J’ai été un peu plus vite que les autres parce que c’est généralement à partir de 60 ans qu’on peut acquérir ça : la vision dialectique de la vie. Alors je dis aux gens : « Dépêchez-vous d’avoir 60 ans ! » Donc, les choses n’existent pas, elles deviennent. Et ça, c’est une arme quand on est instituteur, enseignant, parce qu’on voit les choses se dérouler. Et c’est une faute de la pédagogie Freinet de présenter toujours des choses bien faites ; les merdes, on ne les voit jamais. Moi, je voudrais qu’on travaille à rassurer, à rassurer les gens qui ne peuvent pas tout faire et on n’a pas tout à faire. On ne peut pas tout faire. On ne peut être utile que si l’on est convaincu, mais si on joue des jeux, on n’est pas efficace.

L’Éducateur : Oui, mais le maître peut-il introduire ses désirs en classe ?

Paul Le Bohec : Quand il n’y a pas le désir du maître dans la classe, c’est la mort qui règne. Un instituteur qui n’a pas confiance en lui n’est pas efficace. Il ballade son angoisse et son manque de confiance. Tandis qu’un type qui est mordu, qui introduit la télématique, l’informatique, fait passer des choses dans sa classe.

L’Éducateur : Le mouvement Freinet a longtemps fonctionné avec de telles personnes à projet fort, des locomotives. Comment vois-tu le mouvement aujourd’hui ?

Paul Le Bohec : Après 68, il ne fallait pas de pontes, de pontifes, de leaders. Chaque fois que le mouvement a mis en place un fonctionnement très démocratique, il ne s’est rien passé. Je l’ai vu au groupe Expression corporelle quand Simone Heurteaux est partie. Il a fallu développer et faire fonctionner les initiatives de la base ; il a fallu un apprentissage des désirs : c’est tout un boulot. Le Mouvement ! Je vois facilement un chemin de fer. Des locomotives. Un parc formidable de locomotives. Des locomotives qui roulent et à l’occasion de tel arrêt à une gare, un wagon s’accroche et puis un deuxième, un troisième et, à un moment, cela devient un train et puis alors les locomotives, on les met au dépôt, on les met sur la voie de garage. Et voilà que les trains, pendant ce temps, se sont armés d’un pantographe qu’ils ont collé aux fils électriques et ils ont le moteur en eux-mêmes. Et ça, ce n’est pas démocratique au sens habituel. Ce n’est pas la base qui... Je cite cet homme noir, je voudrais bien savoir son nom : il était anti-apartheid et, pour manifester son opposition, il s’est mis à courir, tout seul. Et puis, quand il est arrivé, il y avait une foule derrière lui.

L’Éducateur : Comme Freinet ?

Paul Le Bohec : Oui, ça a été ainsi. Il est parti et il y a eu foule derrière lui. Et le mec qui a organisé les concerts pour l’Éthiopie, il est parti, il ne savait pas où il allait. Voilà. Le mouvement repose sur une idée mais il a souffert de ce qu’on a démonté les leaders.

L’Éducateur : Ceci ne suffit pas à expliquer la baisse de dynamisme constatée aujourd’hui !

Paul Le Bohec : C’est vrai, ce qui a manqué aussi, c’est la vision de l’étude des choses, c’est l’obsession de la fabrication des outils alors que les outils ne peuvent marcher que s’il y a des rêveurs, des philosophes, des poètes, des fantaisistes, des amoureux. Parce que tout se tient.
Et dans la vie du mouvement, on a heurté plein de gens. Il y avait des gens délicats, fragiles, merveilleux, flous, pas très clairs mais chouettes. Mais on avait besoin de leur sensibilité. C’est dommage ! Il faut que ce mouvement redevienne vivant : c’est-à-dire multiple, contradictoire, riche et qu’il n’y ait pas d’exclusive ni de peur.

L’Éducateur : Peur de qui ? Ou de quoi ?

Paul Le Bohec : Peur des instituteurs par rapport à l’université, par rapport aux gens de savoir. Il faut les regonfler. Il faut leur dire : « N’ayez pas peur, c’est de la connerie, on n’est pas en dessous, on est à côté. Nous avons notre domaine à nous, nos territoires à explorer, à conquérir ; et là, il y a du boulot ! »

L’Éducateur : À condition de le cultiver, son territoire !

Paul Le Bohec : Vous avez raison. Et comment faire pour le cultiver ? Il faut publier ; mais pas comme à l’université, dans un langage convenu avec un style et une méthodologie. Quelquefois, c’est en bafouillant un truc qu’on va piger. Il faut qu’on bricole des trucs ; qu’on les livre aux copains. Autrefois, dans l’enseignement traditionnel, quand quelqu’un avait découvert un truc, il le cachait soigneusement et quand l’inspecteur arrivait, on lui montrait et il était soufflé. Nous, ce n’était pas ça. Chaque fois qu’on avait découvert le quart d’un truc, on courait le montrer aux copains. Il faudrait cet esprit-là, à nouveau.

L’Éducateur : Qu’est-ce que cherche fondamentalement l’être humain ?

Paul Le Bohec : Une drogue de vie, des envies de vie. Ça dépasse la pédagogie ; c’est une façon d’être au monde. Avant tout, il faut se mettre en marche et c’est ça qui est difficile. Et puis, il y a ce besoin de communiquer ; ne serait-ce que pour voir clair. « C’est quand on explique qu’on comprend. » Combien d’instituteurs ont compris la division en l’expliquant ; la double pesée à partir du moment où ils ont eu une balance entre les mains. C’est quand on communique qu’on comprend. Organisons des circuits de communication, des nécessités de communication. Quand on a besoin de communiquer, on est obligé de mettre de l’ordre dans ses idées. C’est comme ça qu’on avance. Moi, je rêve d’organiser des circuits de communication pour que les gens aient l’occasion d’être entendus et reconnus et que ce soit communiqué à un organisme central.

L’Éducateur : On n’a peut-être plus l’expérience de ce qu’est l’expression profonde dans cette société de 1985.

Paul Le Bohec : Je suis en train de chercher, auprès d’universitaires, tous les bouquins qui pourraient m’éclairer sur ce besoin de parole, sur cette nécessité de parole qui fait qu’on en crève si on ne parle pas. Une parole qui n’a pas été entendue, et on a un drogué ou un délinquant. De toute façon, on n’empêchera pas l’être humain de parler. Il parle... par la maladie, par la paresse, par la délinquance, la folie, les engueulades avec le conjoint, par le crime, la violence. Mais il pourrait aussi s’exprimer par la symbolisation dans des activités d’ordre littéraire, artistique, sportif.

L’Éducateur : Qu’est-ce que le Mouvement peut proposer ?

Paul Le Bohec : Simplement des situations où les gens seraient valorisés au lieu d’être sanctionnés. Il ne faut pas espérer qu’on va changer la société par la pédagogie. Avant d’avoir besoin du fichier de grammaire, il faut qu’on ait besoin de l’expression profonde. Le fichier de grammaire, c’est la contingence, la réalité. J’accepterais bien d’aller suivre des cours en fac, mais je n’irais pas si je n’avais pas la question. Il faut que les enseignants vivent et qu’ils existent. Au congrès de Nice, le mot d’ordre était : « L’enfant d’abord ». J’ai dit : « Pour l’enfant d’abord, le maître d’abord ».

L’Éducateur : L’enseignant ne peut donc pas séparer sa vie professionnelle de sa vie tout court ?

Paul Le Bohec : L’enseignant est un être humain ; accessoirement, il est enseignant. S’il ne naît que pour sa fonction d’enseignant, alors il sera fonctionnaire. Et nous, à l’I.C.E.M., ce ne sont pas des fonctionnaires qu’on veut. On a besoin de la globalité. Et c’est pareil pour les gosses. J’ai vu des gosses transformer leur lecture à partir du moment où ils étaient reconnus comme les rois de la connerie et il faut, comme disait Freinet, que chacun puisse prendre la tête du peloton quelque part. Ça nous fait à nous l’obligation de nous cultiver pour recevoir tout.
Je pense au phare de Ploumanac’h : c’est rouge partout, sauf dans un petit endroit ; là, c’est jaune et quand les bateaux y arrivent, ils peuvent avancer : ils sont sûrs d’atteindre le port. Si les instituteurs n’ont qu’un petit créneau étroit comme le jaune du phare, un petit créneau de plaisir, s’ils ne sont capables de recevoir que par ce créneau (par exemple l’orthographe correcte ou le bon calcul), tous ceux qui sont en dehors se casseront la figure sur les rochers.

L’Éducateur : Mais comment élargir notre créneau ? Et qu’est-ce que c’est que se cultiver ?

Paul Le Bohec : C’est cultiver ses plaisirs. Et un des boulots de l’I.C.E.M., c’est d’apprendre à jouir aux gens... et on a des jouissances ! Sur le plan artistique... ça peut être à cause d’une ombre, d’un contraste, des courbes, du pointillisme, ça peut être mille choses... il y a mille façons d’être artiste. Quand un enfant apporte un dessin et qu’il te dit : « Monsieur, mon dessin est moche », tu peux lui répondre : « Ouais ! Ce n’est pas terrible. » Mais tu peux aussi lui dire : « Tu trouves ton dessin moche, mais dans ce petit coin-là, moi ça me plaît ; regarde ce que tu as fait ; le petit coin rouge suffit à équilibrer tout le reste. » On a besoin d’apprendre à jouir large pour recevoir large.

Et voyez-vous, avec Freinet, ce qu’on sentait, c’était un souffle, un souffle puissant qui nous soulevait. Ce n’était pas la foi qui soulevait les montagnes, et pourtant... peut-être. Au début, c’était une foi un peu aveugle ; on a été pris dans un grand truc sans trop savoir où on allait.

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°9, mai 1986, p.16-18