Bien que nous soyons freinétistes, un fait nous échappe souvent à cause de notre non-formation ou de notre déformation, à savoir : la globalité de l’activité humaine. Nous savons mal la percevoir parce que notre esprit s’est laissé compartimenter. Puisque certains d’entre nous se penchent un peu plus sur la créativité, il serait peut-être bon de voir en quoi notre mauvaise réception de l’activité enfantine peut être un obstacle au déroulement normal des choses.
Les lignes qui suivent vous paraîtront bien intellectuelles. Mais il faut bien faire flèche de tout bois. Et si ça peut aussi passer par cette porte…
Ce qui me décide à écrire, c’est le nouveau contact avec le son instrumental que le mouvement venait de prendre à Vence en août 72. Et, par hasard, en une seule soirée se sont trouvés réunis tous les éléments de la grille à cinq trous.
Un petit mot d’explication :
Il semble bien que, de tout ce qui existe dans la nature, l’homme s’empare pour en faire, au moins, une quintuple utilisation. Et pour pouvoir les percevoir, il faut également disposer de cinq fenêtres.
Si on se contente d’une seule lucarne, on risque fort de se comporter en traditionnel. Car, alors, on manipulera la classe pour qu’elle vienne produire quelque chose devant l’unique ouverture où l’on s’est placé.
Mais si on a les cinq lucarnes... Mais quelles sont-elles ? Les voici :
– étude objective,
– étude subjective (et connaissance de soi),
– survie,
– communication,
– projection.
À travers elles, regardons le son instrumental.
Premier élément d’une activité : l’étude objective
Nous avons pu voir comment, se situant momentanément en dehors de toute affectivité, Beaugrand, Paris, Lignon, Claude... se sont totalement branchés sur l’étude objective du phénomène. Ils ont été attentifs à la qualité du matériau (bois, fer de gouttière, aluminium fondu, acier), à l’utilisation de tuyaux, de coulisses, de battes diverses, aux battements d’octave, aux effets de vibraphone, à la mesure électronique des fréquences. Bref, c’était une étude « scientifique » du phénomène. Qui occupe d’ailleurs, actuellement, beaucoup de personnes sur notre terre.
Généralement, cette étude objective du phénomène est équilibrante parce qu’elle sort l’individu de lui-même. Il peut alors se reposer de lui. Il est tout entier présent à ce qu’il fait. Seuls ses sens sont concernés. Et son cerveau est plus en repos parce qu’il y a le relais des mains et des oreilles qui se sont mises en action. Cet équilibre, c’est peut-être une des principales justifications de « l’Éducation du travail ».
– Il faudrait étudier plus à fond la question –
Deuxième élément : étude subjective
À Vence, nous avons vu comment les adultes et les enfants étaient attirés, fascinés même, par les métallophones et les xylophones de Beaugrand. J’en ai vu qui n’avaient jamais eu de commerce avec la musique et qui se plongeaient dans les sons avec une sorte de ravissement extatique. Leurs gestes étaient insolites. Ils étaient autres. Le son produit par les lames ravit parce qu’il dure, parce qu’il est riche d’harmoniques, parce qu’il donne un sentiment de plénitude. On peut frapper ou caresser le métallophone avec la batte. Alors le « nouvel instrumentiste » ne se lasse pas de sa puissance de production ; il découvre qu’il est, lui aussi, musicien ; qu’il peut produire à volonté des sons, de beaux sons qui lui doivent entièrement naissance, des sons « forts » qui lui « rentrent dans la peau, par le bas, par le haut… ».
Il ne se lasse pas de se caresser de sons comme on se laisse caresser par l’eau tiède de la douche après les frissons d’une froide journée d’hiver.
Cette étude subjective, c’est celle de la sensualité, c’est l’étude des plaisirs profonds que peut donner le matériau considéré. C’est aussi l’accès à l’art qui est une résonance personnelle et satisfaisante aux effluves du monde. Dans ces conditions normales, l’être est toujours en quête de ces plaisirs.
Mais c’est aussi, en 2 bis, l’occasion de la découverte de soi, de ses plaisirs propres, de ses champs personnels par la prise de conscience de la spécificité des plaisirs des autres.
Dufour : « Ce qui me plaît dans votre orgue électronique, ce sont les sonorités de basson. »
Delobbe : « Moi, c’est le violon que j’entends dans les aigus. »
Un autre (imaginaire) : « Ah ! c’est curieux, toi tu aimes les sons aigus. Moi, ce sont les sons graves qui m’épanouissent. »
Un autre imaginaire : « Tu aimes les sons graves ? Ah ! jusqu’ici je n’y prêtais pas attention. Mais puisque je t’aime, il faut que j’y aille voir. Pour peut-être, là aussi, pouvoir entrer en résonance avec toi. »
Beaugrand conversait au métallophone avec l’enfant en soutenant ses notes aiguës de sons graves plus rares.
Troisième élément : la survie
Dufour a dit : « La lyre d’Orphée n’avait que trois cordes. » Orphée ! Ça remonte à loin. Aux temps anciens où des personnes à statut religieux, puis statut social jouaient de la musique pour se concilier les Dieux, c’est-à-dire pour survivre. Et c’est vrai de tous les langages utilisés magiquement, comme on peut le constater encore actuellement sur notre planète. Mais, maintenant, beaucoup de personnes ont accédé, en plus, au statut professionnel. Combien de gens survivent par le son instrumental : les musiciens, les facteurs d’instruments, les éditeurs de musique, les disquaires, les carillonneurs, etc.
Mais dans cette soirée de Vence, où était-elle la survie ? Eh bien ! peut-être dans la survie de la C.E.L. Pour la survie de certains ateliers. Et aussi dans celle de Claude qui gagnera peut-être, en partie, sa vie, en se penchant sur des bouts de métal sonores.
Cette question de la survie peut prendre plusieurs formes mais il n’est guère de matériau qui ne reçoive cet emploi : il suffit de penser à la pierre, au feu, au fer, à la voix, aux tissus, aux animaux, aux plantes...
Quatrième élément : la communication
À l’École Freinet, on tape sur le gong si mélodieux. Ce son instrumental nous dit alors :
« Allez, dépêchez-vous, venez à la soupe. » Et le chien confirme.
À la fenêtre de la cuisine, Clem tape avec un marteau sur la pelle à poussière. Le son nous dit :
« Attendez, taisez-vous un peu : Clem a quelque chose à vous communiquer. »
À six, sept heures du matin, le son de la cloche dit :
« Levez-vous, tas de fainéants. Allez ! au boulot. »
Le soir, il dit :
« Vous pouvez ramasser les outils. »
Et le dimanche :
« Allez, venez, les brebis ; le curé a envie de chanter. »
Les douze coups disent : « C’est le milieu du jour (ou de la nuit). »
Autrefois, le tocsin disait : « Hé ! les gars, dépêchez, y a le feu, venez vite. »
Maintenant, à Orly « do mi sol » c’est :
« La voix suave de la speakerine va se faire entendre. »
Et le « do mi sol » de la porte de la maison dit :
« Y a quelqu’un ! »
Il est évident que pour beaucoup de matériaux, l’aspect communication est parfois difficile à cerner. Par contre, d’autres matériaux sont beaucoup utilisés à cette fin : le son vocal, la couleur (feux verts, feux rouges ; le noir du deuil), le ciment (flèches), la trace (l’écriture), etc.
Cinquième élément : la projection
C’est à Vence que cela est apparu nettement. J’avais demandé à Dufour de parler de l’utilisation qu’il avait faite d’un balafon (xylophone africain) pour accompagner une comptine de sa création. Mais j’ai senti qu’il n’était pas nécessaire de créer le texte avant. Je me suis placé devant le xylophone : dès les premiers sons, j’ai senti qu’une barrière s’élevait entre les camarades et moi. À moins que je ne me sois senti au centre d’un cercle sonore comme avec mon poste en sourdine lorsque j’écris (Et comme le fait le casque pour celui qui s’en coiffe pour parler au magnétophone).
Je me suis dit : « Il faut que je donne un exemple. Pour cela, je vais dire n’importe quoi, ce qui me passe par la tête. »
J’ai commencé par une phrase banale : « Je suis venu à Vence. » Et j’ai dit, dans la foulée, une phrase inattendue que je ne savais pas porter en moi : « Et j’ai retrouvé ma mère. »
J’étais stupéfait car je venais de faire référence à un événement qui s’était produit il y a sept ans. À moins qu’il ne se soit agi d’un autre événement qui s’était produit sept minutes auparavant.
Que s’était-il passé pour qu’un souvenir aussi personnel me remonte ainsi aux lèvres, malgré la présence de quatre-vingts camarades ?
Voici comment je l’explique :
La faible musicalité du bois ne tirait pas mon attention vers le domaine de la musique. Et le peu d’étendue des intervalles sonores créait une monotonie sans accidents éveilleurs de l’attention consciente. Aussi, des conditions propices à la manifestation de mon inconscient se sont trouvées subitement créées. Et comme il était en désir d’expression et d’expansion, il en a profité.
Si la lyre d’Orphée n’avait que trois cordes, ce n’était pas pour rien. Mais je sens bien qu’en relatant ce fait personnel, je triche dans ma démonstration. Car le son instrumental dont je parlais ne joue ici qu’un rôle secondaire, celui d’introducteur et de soutien de la voix. Et de créateur d’atmosphère.
Mais songez à toute la musique. Est-ce qu’au travers des notes de piano, Beethoven ne nous parle pas, profondément, malgré la distance de la langue et du temps. Inutile d’insister.
Revenons plutôt à notre pratique pédagogique. Un jour, dans une classe, nous avions été pétrifiés par l’invention parlée d’une petite fille qui tapait irrégulièrement sur des lattes de métal.
Ah ! si vous voulez sentir le souffle intense et bouleversant de la création, goûtez et faites goûter à ceci. Et enregistrez et faites enregistrer avec, si possible, le casque.
Tout cela a déjà été dit par des camarades. Mais puisqu’on porte l’accent sur l’acte créatif, ne faut-il pas reprendre ce thème. En particulier, pour étudier le comportement du maître.
Si celui-ci, dans sa tour, n’a qu’une ouverture pour recevoir les sons, il risque de ne rien entendre. Non, il faut être multidirectionnel et savoir tout accueillir. Aucun acte humain n’est totalement gratuit. Il présente toujours un aspect intéressant. Il faut le laisser faire le tour de la tour du guet pour qu’il puisse trouver la bonne fenêtre.
Ainsi, à Vence, nous avons écouté une bande qui semblait totalement nulle sur le plan de la création, de l’expression libre. Elle faisait répéter cinquante fois, à un ou plusieurs, la phrase : « Mon petit chien est descendu dans le jardin. » On avait envie de lancer cette bande à dix mille lieues de Vence. C’est ce que nous avons fait. Et puis, après un tour, nous avons vu que cette bande totalement vide sur les plans message, survie, projection, recherche subjective était parfaite pour l’étude objective (linguistique) du phénomène de la communication.
Comment en effet, avec de telles variations dans les sons le message peut-il rester toujours compréhensible :
« Ming petit chieng est descingdu dans le jarding »
« Man petit chian est desçandu dans le jardan »
« Mè petit chiè est descèdu dè le jardè »
Ainsi, malgré l’insatisfaction de ses désirs de musique, de poésie, de création, le maître pouvait porter intérêt à la recherche qui venait de naître spontanément à partir d’un chantonnement d’enfant.
Si le maître avait su se placer dans cette auditique, il aurait pu (ou non) provoquer un développement en franchissant la limite de la conservation de la signification ; en lançant une autre répétition de la phrase initiale.
« Mu putu chiu u dussudu du lu jurdu »
Si c’est vraiment sur cette branche que les enfants s’étaient perchés, ils auraient pu continuer la recherche en éventail. À moins qu’ils ne se soient arrêtés parce que le maître, maladroitement, les entraînait trop loin. Ou parce que cela suffisait comme cela. Ou parce qu’ils avaient momentanément quelque chose de plus intéressant à explorer.
Écoutez, j’exagère : s’il fallait tout savoir et penser continuellement aux cinq dimensions ! Non, je me suis simplement permis cette anecdote qui avait été l’immédiate illustration de la nécessité du « maître global ».
En fait, c’est bien plus simple que cela : c’est une sorte de démonstration intellectuelle pour dire que rien n’est gratuit. Il faut, autant que faire se peut, accepter ce qui apparaît.
J’aurais bien mieux fait de donner des exemples des cheminements dialectiques, des passages, des extensions constantes d’un domaine à l’autre. Mais cela, qui ne sait le voir ?
Qui pourrait prétendre corseter les ombelles croissantes de la création ? Et qui serait assez stupide pour priver les enfants de leurs fruits ?
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°14, 1er avril 1973, p.1-4