Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Unité de l’enseignement

Paul Le Bohec, dont les apports à la pédagogie Freinet furent parmi les plus importants de l’après guerre, réfléchit sur son action passée, à la lumière de la notion de « résilience » mise en lumière par Boris Cyrulnik. On mesure là la place irremplaçable de l’observation attentive des enfants par l’éducateur dans la conduite de son action quotidienne ; pour aller à l’essentiel, il faut parfois savoir dépasser les « techniques pédagogiques » même éprouvées… Voici un extrait de la lettre de Paul, qui accompagnait l’envoi de ce texte :
« … c’est un domaine qui est rarement abordé : la liaison qu’il y a entre l’expression-création (entre autres) et la disponibilité à l’apprentissage… (L’enfant) n’est pas un littéraire, puis un grammairien, puis un mathématicien, non c’est une globalité, une totalisation en cours, dirait Sartre... J’aime la définition de la résilience par Cyrulnik : « C’est un processus qui permet un développement de se tricoter avec les faits qui se présentent. »

Qu’est-ce qui pourrait bien donner son unité à une pratique d’enseignement ? Pour moi, c’est clair : la prise en compte du sujet. D’ailleurs Edgar Morin dit que la connaissance est scandaleusement individuelle. Mais avec la formation placée sous la coupe des didacticiens, nous sommes très loin du compte. En effet, leur pédagogie n’est pas « centrée sur le client » ; l’enseignement de leur discipline est leur seule préoccupation. – Il y aurait, paraît-il, des chaires de didactique !

En lisant les livres de Cyrulnik : « Les vilains petits canards » et « Un merveilleux malheur », j’ai pu comprendre ce qui s’était passé d’heureux dans ma classe. J’avais mis un peu de temps à réaliser que c’était une classe « spéciale ». En effet, elle comportait régulièrement un certain nombre de petits Parisiens en exil chez leurs grands-parents, à cinq cents kilomètres de Paris, et de fils de marins au long cours. J’avais donc des enfants de familles longuement absentes et de pères longuement absents.
Comme j’avais très tôt installé l’expression libre, j’aurais dû rapidement percevoir les échos de leur souffrance. Mais rien ne m’avait préparé à les entendre. Et, il fallut un très fort texte d’un petit Parisien dialoguant avec un oiseau qui avait aussi perdu ses parents pour que mon attention soit éveillée. Ayant enfin pris conscience du mal-être de ces enfants, je transformai ma pédagogie en supprimant tout ce qui ne me paraissait pas primordial à cet âge : correspondance, journal scolaire, coopérative – pour centrer l’activité sur l’expression-création. Je voulais que ces « blessés de l’âme » puissent trouver une occasion de s’exprimer dans tous les langages que je mettais à leur disposition.

Personnellement, je comprends que l’action et la recherche pédagogique ont également constitué pour moi un domaine de résilience. Une circonstance particulière de mon enfance m’avait permis d’être plus sensible à la situation de ces élèves : j’avais comme eux connu l’exil : à douze ans, j’avais été mis en pension à quatre-vingt kilomètres de chez moi. Et, lors de la séparation, (pour lui, de l’arrachement), j’avais découvert avec étonnement la force de l’amour que mon petit frère me portait.
Aussi, depuis, il me semble que j’ai sublimé cette souffrance de mon enfance dans l’aide et la défense des « petits frères » puisque j’ai passé trente années de ma vie avec des enfants de 6 à 9 ans. Et, de plus, l’absence fréquente de mon père cheminot remplaçant me permettait de comprendre l’expression de l’ambiguïté des sentiments éprouvés lors des retours paternels des « navigateurs ».
Je n’hésite pas à en parler parce que cela me permet d’aborder la question des facteurs de résilience dont parle Cyrulnik. Au premier rang, il place la créativité celle qui permit à Barbara et à Niki de Saint-Phalle de s’en sortir assez valablement alors qu’elles avaient été violées par leur père à onze et douze ans. J’ai donc développé l’expression-création dans ma classe : écrit, parlé, chant, gym et même mathématiques. Par la suite, nommé à l’I.U.T. Carrières Sociales de Rennes, j’ai continué à y développer l’expression-création en libre écriture collective, peinture totale, poterie globale, oral (co-biographies)... Et j’ai retrouvé également la sublimation dans l’exercice des métiers de mes étudiants : une femme battue par son conjoint s’était insérée dans une structure pour femmes victimes de violence conjugale... une autre, avec son passé de droguée, de marginale, animait un foyer de filles qui avaient connu la même expérience... un orphelin de père et mère dirigeait un orphelinat... et une étudiante qui avait souffert à cause d’une maîtresse de couture sadique avait fait en sorte qu’elle puisse avoir aussi dans son activité un atelier de couture... C’est ainsi que l’on voit des enfants s’investir presque convulsivement dans une activité littéraire, mathématique, artistique ou manuelle.

Autre facteur de résilience : l’humour. Lorsqu’on permet à un être humain de s’épanouir librement en tant qu’homo sapiens-demens, il ne néglige jamais de rire, ce qui lui permet de s’équilibrer et de pouvoir travailler sérieusement quand le moment en est venu. À l’I.U.T., à la pédagogie pourtant si difficile, les séances d’écriture collective où l’humour se donnait libre court permettaient de devenir disponible pour des études poussées. En classe, le rire fusait souvent à l’occasion d’inventions de langages, d’aventures hilarantes arrivées à des tourmenteurs, ou d’hypothèses mathématiques surprenantes... ce qui permettait, en contrepartie, l’apparition de poèmes sensibles, les acquisitions de notions, les réflexions philosophiques. Enfin, dernier facteur favorable : la symbolisation de situations pénibles au travers de la fiction que l’on trouvait dans les textes écrits, les créations orales collectives, les créations mathématiques et le dessin au crayon noir. Ils revenaient régulièrement jusqu’à l’effacement progressif, comme un tampon qui se « désencre » à force d’être utilisé.

Tout ceci a l’air compliqué et difficile. En fait, il n’en est rien. Le maître n’a pas à se soucier de psychologie, il lui suffit d’organiser sa classe pour que les enfants trouvent ce qui leur convient.
Il faut surtout comprendre que si l’on veut que les enfants assimilent les lois qui régissent le monde extérieur, ce qui est le but de l’école, il faut qu’ils puissent devenir un peu moins encombrés sur le plan du monde intérieur. Pour cela, il nous faut prendre en compte la complexité des individus des groupes et des situations.
En ce qui concerne les connaissances, aucun problème, bien au contraire ; en effet, des enfants écoutés et détendus peuvent travailler sur leurs créations, émettre des hypothèses, voir le groupe s’en emparer ou les critiquer, bénéficier de l’ouverture de nouvelles pistes et réagir sans avoir à en pâtir car, dans un groupe de recherche, les défauts deviennent des qualités : le maniaque apporte ses exigences, le fantaisiste apporte l’ouverture et la détente, l’ergoteur oblige à réfléchir plus avant et à bien délimiter les domaines, « l’erronant » pose de nouveaux problèmes en se trompant régulièrement... etc. La méthode naturelle correspond à la nature de l’être humain. Elle peut se définir ainsi : « expression-création et communication dans un groupe positif. »

Ce qui était particulier à ma classe s’est depuis généralisé, à cause de la multiplication des perturbations d’ordre familial, scolaire, sociétal, télévisuel... Les « blessés de l’âme » sont de plus en plus nombreux. Aussi, faut-il résolument tenir compte de cette réalité. Sans doute, peu de choses à attendre des I.U.F.M. Les maîtres conscients devront s’auto et se co-former. Il faudrait que soient organisées des structures où ils pourraient, pour commencer, développer une créativité non encadrée dans des ateliers de libre écriture collective, de dessin total, de mathématiques à base de créations... Cela a déjà commencé, il faudrait poursuivre. Lorsqu’on a soi-même pratiqué les activités que l’on veut proposer aux élèves, on risque d’être plus efficace. Il faudrait également publier les nombreux documents qui sous-tendent ces propos.

Bref ! Il y a du pain sur la planche.

                                                                                             Paul Le Bohec, La Mézière 35

Article paru dans la lettre de R.E.V.E.I.L. n°7, 2 juillet 2002
Article paru dans Chantiers pédagogiques de l’Est N°345-346, janvier-février 2003, p.13-14