J’étais de ceux qui croyaient à la réalité d’une esthétique enfantine. Mais cela ne me suffisait pas. J’avais besoin de voir pour mieux croire et pour mieux savoir, c’est-à-dire pour obtenir des réponses sûres sur lesquelles on pourrait asseoir solidement une action pédagogique.
J’ai donc pris le parti de réaliser une enquête sérieuse. Disons tout de suite que ce n’est pas l’enquête universelle : elle sera à reprendre sur bien des points qui sont restés dans l’ombre. (Déjà Christian Provost et le Finistère enquêtent à partir des œuvres de peintres adultes.) J’ai d’abord pensé que les enfants ne devaient pas être influencés par des questions de formats. Ils ne devaient pas, non plus, être sensibles à la qualité de la présentation.
Pour ces raisons, nous avons fixé notre choix sur de pleines pages de la revue Art Enfantin en nous efforçant d’offrir l’éventail le plus large possible de techniques et de sujets représentés. C’est pourquoi nous avons mis sur cinq panneaux que je transportais de classe en classe vingt-six reproductions en noir et quarante-deux en couleur. J’ai interrogé trois cent cinquante-sept enfants dans quinze classes différentes des écoles de Betton, Montgermont, Rennes (Léon Grimault) et Saint-Gilles.
C’était des écoles rurale, semi-rurale, suburbaine et urbaine. Et des classes à tous niveaux de préoccupation sur le plan de l’Art Enfantin, depuis le souci zéro jusqu’au souci 100.
Ajoutons que nous avons été très soucieux de l’authenticité des réponses, en essayant d’éliminer totalement les influences des camarades. Voici les choix des enfants : (voir dans l’article)
On pourrait être tenté de conclure. Personnellement je l’ai fait dans l’Éducateur (« Peindre », pages 7-8 du n° 19-20, juin 75).
Mais j’ai aussi demandé à deux classes CE1 et CM2 de me dire ce qu’elles pensaient du choix opéré par eux-mêmes et leurs camarades. J’ai enregistré leurs réflexions. En voici les extraits les plus significatifs.
Qu’est-ce qui est beau ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Les cinq dessins en noir les plus rejetés
– Dedans, il y a beaucoup de grabouillages. C’est mélangé de cafouillis. C’est un peu en vrac ; c’est dans tous les sens, c’est fait n’importe comment.
– C’est des fainéants, ils font n’importe quoi.
Un adulte :
– Ce n’est pas bien de faire n’importe quoi ?
– Eh bien non ! Il faut dessiner quelque chose qui soit quelque chose.
– Les personnages ne doivent pas être déformés. Ils doivent ressembler à de vraies personnes.
Les cinq peintures les plus rejetées
– Ce n’est pas joli. Avec leurs pinceaux, ils font des traits n’importe comment. Et ils laissent du blanc. On dirait qu’ils dessinent avec le manche du pinceau au lieu d’avec les plumes.
– Le fond n’est pas net, c’est barbouillé.
– Le bonhomme ne ressemble à rien : à une patte, y a un pied. À l’autre, y a pas de pied, alors c’est pas marrant. Et puis, ça fait pas très bonhomme.
– On dirait que les bébés sont poilus. Pour faire le ventre, ils ont dégouliné. Ils ont mis trop de peinture. Et après elle a coulé et séché.
– Mais il y a beaucoup de gens qui aiment ce genre de peinture-là. Par exemple, la remplaçante de notre maîtresse vous a fait éclabousser, alors ?
– La maîtresse, c’était un bébé parce qu’elle nous disait de faire des grabouillages, elle nous disait : « Allez ! Secouez les pinceaux ! Secouez les pinceaux ! »
– Vous voyez donc, elle aimait ça.
– Ah ! ben oui. C’est un bébé alors. Elle devrait être dans les petits Nous, on n’aime pas ça parce que ça ne fait pas tellement joli.
– Moi j’aurais marqué en noir sur son pull jaune « Voici Mademoiselle Grabouillage ».
Les cinq plus beaux dessins noirs
– J’aime mieux ceux-là. Ils ont bien fait leur travail. C’est bien propre.
– Ils n’ont pas fait dépasser les traits. Comme par exemple, le rond de la fleur sur la manche, ils ne le finissent pas. Ils laissent comme ça, au trait de la manche, la moitié d’un rond. Ils ne dépassent pas le trait.
– La rivière qui passe au milieu des arbres, on dirait une vraie rivière.
– Là, c’est un petit peu regardé. Mais ce n’est pas copié exactement.
– Ce n’est pas exactement copié sur les arbres. On peut prendre un petit peu d’idée sur ce qu’on voit. Et après inventer un peu.
Les cinq peintures les plus souvent choisies
– Pourquoi, à votre avis, les enfants ont-ils choisi ces dessins ?
– Parce qu’ils sont plus jolis que les autres.
– Et qu’est-ce que c’est qu’un dessin plus joli qu’un autre ?
– Il est plus appliqué, il n’a pas de tache. Les couleurs ne sont pas mélangées. Il ne faut pas être pressé. Il faut être tranquille, pas nerveux. Il faut avoir de la patience. Il faut passer du temps.
– Pour la femme, ils n’ont pas fait des petits trucs pour le fond. Ils ont fait carrément une grosse fleur. Je préfère que l’on fasse des grosses choses que des petits gribouillis. Quand il n’y a pas assez de choses dans le fond, ça ne fait pas très rempli. Quand il y en a trop, ça fait fouillis. Il faut mettre entre les deux, comme, par exemple, quelques grosses fleurs. Mais il faut que ce soit net.
– Le petit bonhomme sur fond orange, j’ai été surpris qu’il ait été choisi. Je sais maintenant pourquoi. Parce que le fond était bien passé. Mais ce n’est pas difficile, c’est du papier affiche, on l’achète comme cela, avec la couleur.
– Ah ! ben oui, alors évidemment, ils croyaient qu’on l’avait peint.
– Mais alors c’est un peu triché ça. C’est pas naturel. C’est pas nous-mêmes.
Et le second des dessins en couleur les plus rejetés, on l’a oublié ! (Art Enfantin n°66, p.5)
– Savez-vous que j’ai montré celui-là à des adultes ? Et c’est celui-là que certains ont préféré.
– A-a-a-a-a-a-a-ah ?
– Ils ont mauvais goût, dis donc.
– Peut-être qu’ils disent ça parce que ce sont des petits qui l’ont fait. Il faut bien leur faire plaisir.
– Mais non, mais non, c’est celui-là qu’ils préfèrent.
– Ah ! beurk ! Moi je ne l’aime pas.
– Votre maîtresse, par exemple, c’est celui-là qu’elle préfère.
Tous horrifiés : Aaaaaaaaaah !!!
– Qu’est-ce que vous pensez des adultes ?
– Ils n’ont pas le même goût que des enfants. Ils préfèrent les moins beaux que les plus beaux.
– Mais les adultes disent que les enfants aiment mieux les moins beaux que les plus beaux.
– O-o-o-o-oh ! Bizarre. Il ne ressemble à rien. Il est moche !
– Et pourtant c’est celui-là que beaucoup de grandes personnes choisissent.
– Oh ! les mecs !!! Les patates !!!
Paul Le Bohec
Article paru dans Art Enfantin n°78, août septembre octobre 1975, p.2