Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Les langues vont marcher

Le 23 février 1977, une lycéenne de dix-sept ans et demi (classe de 1ère) se suicidait. Dans ses textes, ces lignes :

Avant d’être une grande,
II faudra travailler.
Travailler à se rendre
Malade, désespérée...

Ceci, c’est un cri de désespoir qui demande à être entendu et répercuté. Ce texte résume en quatre lignes des idées qui sont au centre de la vie de millions d’enfants et d’adolescents. Et même d’adultes pour l’enfance qui fut la leur et pour les parents qu’ils sont devenus.

Chacun des mots de ce texte est lourd de sens. Il faut les regarder de près pour saisir toute la signification explosive qu’ils contiennent. Ce n’est qu’à ce seul prix qu’on pourra vraiment comprendre la suite :

« Avant d’être une grande »
Cela signifie : avant d’être une adulte, c’est-à-dire avant de pouvoir se débrouiller seule dans la vie, comme une grande, en subvenant par soi-même à ses besoins, grâce à un métier.

Cette angoisse de l’avenir est telle à tous les niveaux qu’elle empoisonne toute la vie présente.
Car, pour la majorité des gens, ce n’est pas maintenant que les jeunes ont à vivre : ce ne peut être que plus tard.

Le moment de vraiment vivre est toujours différé. Dès le plus jeune âge, l’inquiétude s’installe. Il faut que l’enfant fasse une bonne grande section de maternelle avant de passer au CP. Où on aimerait le faire entrer, si possible, avec un an d’avance, ou du moins avec, déjà, un bon petit bagage de lecture.

Il faut que le CP soit bon pour la réussite en primaire. Car si l’enfant n’apprenait pas à lire avant la fin de cette année, ce serait une catastrophe irrémédiable. Le destin ne serait-il pas alors tracé en noir dans les sillons de l’avenir ?

Il faut également que le CM2 soit bon avant l’entrée en sixième. Et il faut réaliser une bonne troisième pour franchir le BEPC. Et un bon second cycle pour avoir un bac et, de préférence, un bac C. Après le bac, il faudra de bonnes études {hautes écoles, fac) pour avoir une situation rêvée.

Mais si, dès le départ, et pendant de si longues années, on a une telle angoisse de l’après, quand donc pourra-t-on commencer à vivre ?

Et, en fait, on le voit clairement maintenant, quand on arrive à ce plus tard qui était si sûr quand on avait mis l’enfant sur les rails, on s’aperçoit très souvent que le jeu n’en valait pas la chandelle. Soit que la situation ne soit pas aussi satisfaisante, aussi définitivement sécurisante que l’on aurait cru. Soit qu’elle ne présente plus aucun intérêt. Soit qu’au bout de tant d’efforts, il n’y ait aucune situation...

Quand on peut croire à l’avenir, quand on est sûr de ce qu’on veut, quand on est assuré de ce qu’on tiendra cela vaut peut-être la peine de donner un coup de collier, de renoncer provisoirement à la réalisation de ses pulsions. En sachant que ce renoncement provisoire alimentera d’autant plus fortement les satisfactions que l’on éprouvera dans la situation si vaillamment conquise.
Mais quand on ne saurait être sûr de rien par avance ? Quand on ne peut tenir que le présent ?

Cependant, en la circonstance, ce n’est pas l’incertitude du métier qui détermine l’adolescente. Ce serait plutôt la certitude de l’avenir.

Voilà ce qu’elle écrit dans la deuxième ligne :

« Il faudra travailler »
Le premier mot est déjà un signe. C’est un pronom neutre. Qui est-ce qui indique la nécessité ? Cela ne nous est pas dit. Ce n’est pas le père, un prof, une tante, la grand-mère. Non, c’est : « il faut ». On dit « il faut » comme on dit : il pleut, il neige, il vente, il grêle, il tonne ; sans qu’on puisse rien contre. Cela fait partie de l’environnement. C’est comme ça. C’est une sorte de loi de nature que l’on est obligé d’accepter et qui ne se discute pas. On n’a qu’à se soumettre, on n’a qu’à se résigner. C’est de l’ordre de la nécessité.

En fait, pire « qu’il faut », c’est « il faudra ». C’est un futur de certitude.
« Il faudrait » laisserait des doutes, il y aurait des possibilités.
Mais « faudra » sonne comme le glas des espoirs. On sent comment le désespoir peut s’amonceler à partir de cette constatation. L’horizon est définitivement noir. Les rails se présentent devant le train, rectilignes jusqu’à l’infini. Il n’y a pas d’autre voie possible. Non seulement jusque là, « il a fallu », mais ce n’est pas fini : « il faudra encore ».

Mais il faudra quoi ? « TRAVAILLER ».

« Il faudra travailler, travailler jusqu’à se rendre...»
La jeune fille souligne le poids du mot en le répétant deux fois : travailler, travailler.
Si nous voulons comprendre la suite, nous devons essayer de bien saisir la signification de ce mot. En fait, on pourrait entendre : « Il faudra travailler pour travailler. »
Dans cette phrase, le mot a deux sens différents. On pourrait la traduire de la façon suivante :

« Il faudra apprendre abstraitement pour travailler abstraitement. »
Au sens marxiste, le travail abstrait, c’est le travail mécanique, celui où l’homme est considéré comme un mécanisme, un rouage interchangeable dans un système. Généralement, on n’accepte ce travail aliénant, dépersonnalisant que pour survivre. Quand on est grand et obligé de se procurer, par soi-même, ses moyens de subsistance.

Mais, pour pouvoir exercer un métier, il faut l’avoir appris. Pour être secrétaire, il faut avoir appris la sténo, la dactylo, le classement. Pour être ajusteur, il faut avoir pratiqué la lime et les machines-outils. Beaucoup de métiers nécessitent l’apprentissage du dessin industriel. Et le fameux : lire, écrire, compter est également de l’ordre des apprentissages abstraits, en vue d’un travail à dominante abstraite.

Aussi, la jeune fille dit : « Pour devenir adulte il faudra continuer à apprendre abstraitement, c’est une nécessité. »
Mais elle ressent cela comme une terrible nécessité qui écrase tout puisqu’elle continue :

« Jusqu’à se rendre malade. »
Qu’est-ce qui rend malade ? Généralement, ce sont des fautes contre l’hygiène. Lorsqu’on se met dans de mauvaises conditions. Par exemple, si on reste en sueur dans une atmosphère glacée, le corps va réagir, cette erreur va trouver sa sanction.
Mais ici, il ne s’agit pas d’hygiène corporelle, bien au contraire. La faute que l’on commet, c’est une faute contre l’humain, contre la vie. Car c’est de la folie de condamner les gens aux seuls apprentissages abstraits.

Un apprentissage concret, c’est un apprentissage des plaisirs de vivre. Cela correspond à la partie « concrète » du travail, au sens marxiste du mot concret. Lorsque le travail n’est pas totalement aliénant mais qu’il possède une part d’intérêt pour le travailleur qui peut aller jusqu’à une dominante {métiers à vocation, métiers d’art, métiers d’engagement personnel). Là, le travailleur n’est plus dépossédé, il existe pour lui-même.

« Jusqu’à se rendre
Malade, désespérée… »
Ce qui désespère la jeune fille, c’est le poids de ces apprentissages abstraits. Elle le ressent plus que beaucoup d’autres car elle a déjà vécu des apprentissages concrets, passionnants, exaltants même. Et elle ressent très fortement la nécessité de renoncer à la lecture, à la musique, à la rêverie, à la nature, à la gymnastique...

Et là il faut crier, car c’est un scandale atroce. C’est une folie. Non, non, ce n’est absolument pas vrai qu’« il faut »…

Qui dira l’inutilité, pour le métier futur, de quantités de travaux scolaires qui n’ont d’autre formation que d’occuper les jeunes et les abrutir de boulot ? Songez par exemple aux quarante heures hebdomadaires des C.E.T. Ou bien à cette enquête faite dans une classe de terminale D d’un lycée de Rennes : outre le travail au lycée, de 16 h à 36 h de travail hebdomadaire à la maison ; la moyenne étant de 30h ! Songez également à la grammaire sénile, débile, sadique et assassine. Qui ne tue pas que des plaisirs d’expression, de communication, de création. Que des joies de sonorités, de rêveries et jusqu’à des plaisirs d’une grammaire discernée, découverte, reconstruite de l’intérieur et non impérieusement imposée par des responsables déphasés et irresponsables.

Songez à mille autres choses encore aussi scandaleuses !

Il y a même dans l’école une sorte de pourrissement volontaire de toute chose. Même si l’école devait travailler pour préparer la survie, elle pourrait également préparer à la vie. « Entrer en culture, dit Marx, c’est accéder au développement maximal des possibilités de jouissances humaines. »

Mais non, l’école salit tout, elle dessèche tout, elle introduit la mort partout. Elle transforme toute chose en discours sur la chose. Car c’est au seul niveau du discours que se prend, que s’exerce, que se garde le pouvoir.

Par exemple, la musique, ça pourrait être la musique. Pensez-vous, l’école la transforme en histoire de la musique et fait réciter des résumés sur le psaltérion, le ravanastron ou la biographie des maîtres de chapelle. Elle procède même parfois à des interrogations écrites sur l’œuvre de Borodine : « Dans les steppes de l’Asie Centrale ».

Le dessin, ce sont des cours sur la perspective ou le mélange des couleurs. Sans qu’un tâtonnement ne les ait précédés. Sans qu’une source de plaisir ne se soit préalablement éveillée. Sans qu’il y ait chez les enfants, une demande de perfectionnement, une demande de connaissances supplémentaires pour une augmentation des plaisirs qui seraient en récompense du courage renouvelé.

D’ailleurs, musique et dessin, ça ne compte plus au second cycle. Est-ce que ça a jamais compté avant ? Et la poésie, n’est-ce pas beau la poésie ? Mais non, on lui compte les pieds, on la dissèque jusqu’à détruire l’émotion.

Et pourtant, quand on a goûté soi-même à la poésie, combien on est demandeur de perfectionnement et de compréhension de la poésie des autres ! Là, l’école pourrait aider. Après. Après seulement. Quand on se serait déjà mis en marche.

Et quand on s’est mis en marche sur ses pulsions de passé, d’espace, d’interrogation du monde, de construction de structures, quelle passion nous habite d’aller de l’avant afin de comprendre davantage. Mais non, on nous fait des cours d’histoire détachée, de géographie sèche, de maths sinistres, de sciences extérieures. Et on nous contraint à des ressassements, à des exposés obligatoires, à des régurgitations régulières en forme de compositions.

Tout est rabaissé, tout est dénaturé. Pourquoi ? Pour la survie des professeurs ? Et le maintien de l’oppression de certains adultes sur les enfants et les adolescents, futurs adultes ?

Et même si le plaisir concret des profs a été réel, un jour, il se dissout rapidement dans cette fange institutionnalisée. Bref, tout le monde est perdant. Cela commence à se savoir mieux maintenant. Et il y a des gens qui se tuent à le crier.

Mais ceux qui ont répondu à la demande de l’institution en sortent robotisées. Et c’est ceux-là qui nous gouvernent.

Le pire, c’est que l’école croit tenir dans ses mains les secrets de l’avenir. Elle dit qu’elle sait qu’il faut en passer par là, qu’elle « travaille pour leur bien », qu’ils connaîtront sûrement le paradis après. Quelle honte, quel scandale, quelle imposture !

Ainsi, on mutile l’être pendant 16, 18, 20 ans – le quart d’une vie humaine, la meilleure partie de la vie – pour quel résultat : pour voir disparaître la perspective du métier miraculeux qui devait récompenser tous les efforts. N’y a-t-il pas là de quoi crier à la folie ?

Et personne ne réagit à cela sinon les victimes. Et les mêmes continuent à sauver leur peau aux dépens des mêmes. Et non avec eux.

Mais il ne faut pas abandonner, il ne faut pas se contenter de déplorer, il faut regarder autour de soi, analyser, prendre conscience et peser de tout son poids avec les autres pour que les choses changent enfin. Pour qu’il n’y ait plus cet abandon de soi, ce renoncement, ce marasme juvénile, ce dégoût, cette tentation d’évasion dangereuse, cette envie de tout briser et ce désespoir.

En fait, qui possède l’avenir ?

L’avenir n’est à personne. Personne ne peut maintenant programmer avec certitude une trajectoire d’enfant et d’adolescent en étant sûr qu’elle atteindra le but escompté. Les ingénieurs eux-mêmes, les cadres de diverses sortes qui avaient tout fait pour obtenir la sécurité définitive se retrouvent parfois également sur le pavé. Et, partout, les machines « plus rentables » ont supprimé des emplois d’hommes.

Et, pourtant, on devrait se réjouir de l’apparition de ces esclaves modernes – puisque c’est l’esclavagisme qui avait permis les statues grecques –. Non, il faut la déplorer !

Et même si on se range à l’idée de la nécessité de la formation à un métier, on ne saurait raisonnablement affirmer que l’on sait quelles seront toutes les nécessités de ce métier. Personne ne peut vraiment définir maintenant quelles seront les caractéristiques des métiers ou des moyens de survie de l’avenir. Quelquefois même, on apprend trop. Et l’on a du mal à se défaire de ce que l’on sait. Et qui n’est plus adapté.

Il faudrait offrir une formation généralisée. Pour la survie certes, mais aussi pour une vie que l’on pourrait vivre dès à présent.

Et puis, surtout, les choses ne sauraient être tranchées si nettement. Supprimer, éliminer négativement, n’est-ce pas se priver d’éléments positifs. Qui sait par exemple si certains éléments des apprentissages concrets ne seront pas des éléments abstraits de métiers futurs ?

Un exemple : quand une petite fille apprenait à lire, écrire, compter, elle préparait abstraitement son futur métier de professeur de français. Mais quand elle se passionnait pour la lecture, quand elle pianotait, quand elle dansait, quand elle chantait, quand elle dessinait, quand elle faisait de la gym, quand elle rêvait, quand elle se plongeait dans la nature, elle le faisait pour elle-même, pour la manifestation d’elle-même. Eh bien ! On lui a demandé d’assurer, en plus du français, des heures de dessin, de musique, de gym. Sans le savoir, elle avait concrètement accompli des apprentissages abstraits. Dans le plaisir, dans l’élan. Autres exemples : des bricoleurs de moto sont devenus des mécaniciens de moto, des musiciens de plaisir sont devenus des musiciens de métier.

Aussi, n’est-il pas intolérable d’entendre :
– À la rentrée, ma fille ne pourra plus aller à la danse, elle aura trop de travail en sixième.
– Moi, j’ai fait cesser le foot à mon fils. Le dimanche, il allait en déplacement. Ça aurait pu le gêner dans ses études.
– Il faut que Gilberte se dépêche de faire du piano car bientôt elle n’en aura plus le temps. C’est dommage parce qu’elle adore ça.
– Jean-Pierre, qu’est-ce que tu fais ? Tu lis encore ! Oh ! Ta maudite lecture. Et tes devoirs, tu les as faits ? Et tes leçons, elles sont apprises ?
– Guy, ça irait bien à l’école, s’il n’y avait pas sa bon dieu de poésie.
– Mon Michel, il n’aime que bricoler et faire de la radio.
– C’est comme le mien, il est fou avec sa radio amateur. Non, il y passe trop de temps. Il oublierait tout le reste si je n’intervenais pas vigoureusement. C’est beau d’être amateur. Mais ça ne suffit pas. Aussi, j’ai tout supprimé.

Quelle est donc cette folie qui sévit encore à l’école et qui ne sert qu’à dessécher la vie des jeunes ?

Alors qu’il n’est pas du tout prouvé que tout ce qu’on impose est nécessaire. Alors qu’on n’est pas sûr qu’on pourra accéder à tel ou tel métier. Parce qu’il aura disparu. Alors que d’autres métiers apparaîtront dans la déliquescence de ce capitalisme à bout de souffle et seront reconnus. Des métiers de parole, de création manuelle, d’échanges, de compréhension, de communication, d’artisanat, d’art...
Alors qu’il y a tant de choses à vivre pulsionnellement en tout temps, et pas du tout inutiles, ne serait-ce que par le goût de vivre qu’elles donnent.

Oui, à l’égalité des chances pour le bébé de vivre pleinement sa vie de bébé, pour l’enfant de vivre pleinement sa vie d’enfant et pour l’adolescent et pour l’adulte toutes leurs chances de vivre une vie solidement enracinée dans une expérimentation généreuse.

Mais la générosité, l’intelligence, la sagesse, la lucidité !

Jusqu’à quand les apprentissages abstraits étoufferont-ils les apprentissages concrets jusqu’à ce que morts s’ensuivent ?

Paul Le Bohec, 35850 Parthenay-de-Bretagne

Texte paru dans l’éducateur N°15, 20 juin 1977 p.2-4