Ça y est : le groupe G.L.L.O.P. fonctionne. Il s’est mis en marche, il ne s’arrêtera plus.
Ce sigle signifie : « J’ai deux ailes aux pieds. » Il contient, évidemment, la notion fondamentale de GLObalité. Et de plus, la traduction fantaisiste du sigle nous permet d’accéder à la seconde notion fondamentale qui nourrit ce groupe d’« Éducation Corporelle – Langages et Communications », à savoir la dialectique.
Nous nous permettons d’insister : il y a une dialectique du sérieux et du pas sérieux. Celui qui est sérieux n’est pas sérieux, parce qu’il oublie la moitié de l’homme qui s’inscrit dans l’irrationnel. Et ça c’est pas sérieux de ne pas prendre l’homme dans sa totalité. Nous pouvons d’ailleurs appuyer nos propos sur du solide. Écoutez Georges ATLAN, savant de réputation internationale. Voici ce qu’il dit, à peu près :
« Ce qui fait l’originalité de l’animal humain, ce qui distingue homo des autres espèces animales, c’est que homo est à la fois sapiens et démens. Son originalité réside dans l’incertitude où il se trouve entre le rationnel et l’irrationnel, dans la dialectique entre les deux domaines contradictoires que sont le certain réel, le scientifique, et ce qui gravite autour de l’indéfinissable. » D’après Georges ATLAN, L’unité de l’homme, colloque de Royaumont.
HEGEL écrit aussi : « La loi, c’est le moment calme du phénomène. »
Et la pédagogie Freinet, qui est une pédagogie de totalité, d’insertion dans la vie tout entière, d’immersion de l’être tout entier dans ses composantes individuelles et sociales, ne peut s’arrêter seulement à la partie calme du phénomène.
Dans la longue marche déjà accomplie, elle l’a déjà prouvé plus d’une fois, qu’elle se souciait de la globalité.
Et nous pourrions nous contenter des acquis du passé et des confirmations théoriques. Mais, des freinétistes ça ne reste pas en place, ça veut toujours aller voir plus loin et plus profond. Ça ne se contente pas des raisons théoriques, même satisfaisantes, ni des choses du passé. Il leur faut toujours être actuels, et même en avance dans le temps pour discerner des lignes de développement.
Il faut toujours courir le risque de retourner à une pratique. Pourtant, c’est dangereux, il y a des coups à prendre, des torsions de certitudes à subir, des interrogations à recevoir.
Mais avec l’audace que nous a léguée FREINET, il est impossible de ne pas « aller voir ».
Cependant, nous étions mal barrés. En effet, nous avons été formés en séparation, en cloisonnement. Comme tout le monde, nous avons été : moralistes de 8 h à 8 h 15, grammairiens de 8 h 15 à 8 h 45, mathématiciens de 8 h 45 à 9 h 15. Et l’administration veillait au respect scrupuleux des cloisonnements.
Mais FREINET nous a mis en révolte contre ce cartésianisme excessif et taylorisant. Cette révolte nous semblait intuitivement fondée car elle semblait aller dans le sens de la nature des choses qui est « l’unité des contraires ».
« J’ai cherché l’essence des choses, et j’ai trouvé les relations entre les choses. » (Marx).
Oui, mais le poids des conditionnements du système qui nous avait fait intégrer ses valeurs, au point de nous les faire croire « naturelles », nous empêchait de passer à une pratique à l’intérieur des domaines sacrés (mathématique-français).
Heureusement, comme l’art enfantin qui n’était au bout d’aucune demande des parents et de l’administration, et qui, de ce fait a pu se construire en catimini et assurer ses places fortes avant que l’on ne s’en aperçoive, le corps était négligé. Là aussi, nous avions cette chance d’avoir un terrain vague où nul promoteur n’avait encore jeté un cupide regard. Vite, il fallait asseoir des constructions irréversibles qui pourraient de plus servir de noyaux à des développements indestructibles.
Le cristal mère ayant été une bonne fois constitué, vous arriverez trop tard, mes vilains petits bonshommes.
C’est dire que tous ceux qui voudront mettre un cordon sanitaire autour de notre culture microbienne d’idées en seront pour leurs frais. Il fallait faire plus attention. On ne peut plus circonscrire notre développement en tentant de nous limiter par la pose d’étiquettes de joyeux lurons, d’affectifs, de farfelus... Donc, nous avons eu la chance d’avoir pu squattériser à temps ce terrain vague. Quelque chose de précieux naît aussi chez nous. Regardons-le dans les yeux.
L’idée de globalité n’est pas une idée nouvelle. Dès le départ elle s’est trouvée inscrite dans notre pédagogie. Et il serait facile de trouver des textes de FREINET sur la totalité de l’être.
L’être est une totalité, « une totalisation en cours ». (Sartre)
Tout le monde sait cela. Mais cette idée est peu mise en pratique. Même dans nos classes freinétistes, on cloisonne les êtres, on les programme, on les apprend à se programmer. Est-ce un bien, est-ce un mal ?
Pour trouver la réponse, il faut nous intéresser à la deuxième idée : à la dialectique.
Oui, il faut des moments de programmation, mais seulement des moments qui s’inscrivent harmonieusement dans une durée. Et harmonieusement ça veut dire « dialectiquement ».
On sait bien que, lorsqu’il y a satiété, on peut essayer de continuer, ou forcer à continuer, ou se forcer à continuer. Mais c’est peine perdue, car on déroge à l’hygiène de l’être qui fonctionne toujours par frustration, manque, désir, action, mais aussi accomplissement, satisfaction, plénitude dans lesquels se glissent, d’abord infinitésimalement, puis de plus en plus grossissants, de nouveaux manques, de nouvelles tensions qui demandent de nouveaux accomplissements, de nouvelles détentes...
Mais prenons un exemple pratique.
Nous pouvons le faire parce qu’il a été vécu et confirmé plusieurs fois depuis. Et il pourrait être étendu à l’animation départementale. Et à la transformation de l’école par la subversion, dans un premier temps de ses après-midi, en attendant de subvertir la journée tout entière. Mais ne nous emballons pas.
Revenons à cet exemple de la séance de départ de notre réflexion au congrès de Rouen. Et pour cela, reprenons le texte d’un camarade du groupe G.L.L.O.P. qui semble assez bien rendre compte de cette séance initiale.
Bon, c’est décidé : je suis l’animateur de départ.
Nous voilà dans le gymnase, la séance va commencer. Je suis absolument serein, car je sais par avance qu’elle va certainement réussir.
Mais dans quelles dispositions d’esprit se trouvent les camarades ? Elles sont certainement très diverses : il doit y avoir des attentes passives d’un savoir, des bonnes volontés par avance, un désir de fonctionner juste. Mais également des attentes de comparaison de savoir, une évaluation de ses propres acquis et, préventivement, une attitude critique, quoique inconsciente. « II est là cet animateur. Va-t-il falloir s’en défendre ? Où est-ce que je me situe par rapport à lui ? Son pouvoir m’emmerde par avance. » Vous voyez bien que je puis être tranquille. Comment voulez-vous que ça ne fonctionne pas correctement, puisque nous avons au départ tous ces éléments contradictoires qui existent toujours dans tous les groupes. Et évidemment, en chacun de soi.
Quant on peut s’appuyer là-dessus, le déroulement est rigoureusement normal.
Et voilà, ça démarre : l’animateur fait une première proposition, puis une seconde.
Mais très vite, son pouvoir de proposition emplit le groupe et le marque d’une manière indubitable. Un garçon s’en trouve rapidement agacé. Il se contient un moment, puis, dès la troisième proposition, il se lance à son tour. Un second garçon se manifeste alors pour remettre la machine sur les premiers rails, ou pour la poser sur les siens propres. Peu à peu, par réactions successives d’opposition ou de prolongement, de dérivation, une bonne partie du groupe se met à proposer. C’est la contradiction pouvoir↔ contrepouvoir.
– Oui, mais si tout le monde se contente de marcher sous une seule autorité ?
– Alors, ça fonctionne naturellement sur d’autres contradictions.
Car il y a d’autres oppositions qui se manifestent systoliquement par tension dans un sens, puis diastoliquement par détente dans l’autre sens. Par exemple, nous avons eu les couples :
travail individuel – travail collectif,
montée paroxystique – déclin,
rapidité – lenteur,
sérieux – fantaisie,
rythme – dérythme,
silence – parole,
violence – tendresse,
similitude – différence,
harmonie – discordance,
désorganisation échevelée – ordre rigoureux,
travail en découverte – répétition pour intégration.
De plus, il faut souligner que ces oppositions se manifestent à l’intérieur d’une même séance. Ou par rapport à ce qui a été vécu juste avant la séance. Ou par rapport à la séance de la semaine passée, etc.
C’est un mouvement dans une totalisation en cours.
Vous voyez que notre position se trouve être dans la ligne directe de FREINET qui pensait que la vraie eau, c’est l’eau vivante et changeante du torrent et non l’eau arrêtée du laboratoire. Il nous apparaît même qu’il faudrait revenir à ses conceptions non seulement à propos de l’organisation des demi-journées ou des journées de l’école, mais pour la liaison entre l’école et le milieu, et le fonctionnement même du mouvement et de ses groupes départementaux. Il va falloir encore apprendre.
Mais revenons à la globalité
On n’est pas resté dans le corporel. Par moments, de la voix, on a souligné des rythmes corporels. Alors on est resté un moment sans voix. Et c’était en même temps détente après dépense musculaire et parole après mutisme.
Puis il y a eu des machines (composition de gestes que l’on nommait, – activité littéraire), puis des études mathématiques de déplacement, des discussions pour s’accorder sur un signal de départ, une linguistique, des jeux avec des mots, des évolutions sur des phrases, puis des chansons en rond. Et une philosophie de la liberté des autres et de la sienne propre, etc.
C’est dire que si on avait voulu maintenir l’activité de ce groupe dans le corporel, rien de tout cela n’aurait pu se passer. Et c’est ce qui fait toute la différence. Et peut-être la nouveauté.
Il suffit d’être patient, et de savoir que si on quitte momentanément le corporel, c’est avec passion qu’on le retrouvera. Et on retournera aussi passionnément à la voix, au chant, au rythme. Chaque désir se nourrissant d’une frustration momentanée. Et le cycle des tensions et des détentes court d’un domaine à l’autre en une « spirale d’expansion infinie ».
Mais il faut aussi parler du temps
S’il y a du temps, il y aura des reprises, des approfondissements, des simultanéités heureuses qui pourront même aboutir à des spectacles, mais qui ne seront que des moments un peu arrêtés pour un temps de communication.
Mais tout ceci est difficile à transmettre parce que nous rompons avec l’essence de la société qui est la production. Notre production, c’est le moment, ça se vit principalement. Et le Mouvement ne pourra le saisir que lorsqu’il sera devenu un « mouve-moment ».
Ça y est, le sérieux va à nouveau nous quitter, c’est bon signe. C’est que notre esprit fonctionne hygiéniquement.
Et le groupe G.L.L.O.P. – Langage – Communications doit faire leur place à tous les éducateurs.
Certains ont besoin d’être sécurisés, ils ne s’estiment pas formés. Ils ont besoin d’être tenus par la main. Ils ont même besoin d’être court-circuités par les enfants. Alors, pour eux, on a créé le F.T.C. (1)
D’autres ont besoin d’être rassurés sur la validité de leur travail (voir le verso des fiches du F.T.C).
D’autres ont besoin de vivre les choses. Il y aura des stages.
D’autres ont besoin d’information - bulletin.
D’autres ont besoin de réfléchir à la recherche et de communiquer - cahiers de roulement.
D’autres encore... etc.
Et les uns et les autres arriveront peu à peu à cette autonomie dont ils rêvent pour leurs enfants.
Paul Le Bohec
Texte paru dans les Dossiers Pédagogiques de l’Éducateur n°128, Éducation Corporelle
Extraits de l’éducateur n°4, décembre 1978, p.34-35
(1) Fichier de Travail Coopératif dont une série en souscription est constituée de propositions pour l’éducation corporelle, directement utilisables par les enfants,