Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Éditorial (Qu’est-ce qu’on veut ? Qu’est-ce qu’on cherche ? Qu’est-ce qu’on peut ?)

Quelle est donc la finalité de notre action éducative ?

Voici un extrait du discours sur l’égalité de l’éducation prononcé par Jules Ferry, le 10 avril 1870 :

« Ce qui est mis en place avec l’école primaire, ce n’est pas un réseau scolaire commun, mais le réseau spécifiquement destiné aux enfants du peuple. L’école primaire constitue la réponse à l’impératif économique et social de la généralisation de l’instruction. L’obligation est bien la traduction juridique de nouvelles nécessités économiques. Mais l’école pour le peuple ne doit pas toucher aux privilèges culturels de la classe dominante. Elle doit assurer le maintien de la subordination idéologique, sous des formes nouvelles. Tout cela rend compte des caractères fondamentaux et originaux de l’enseignement primaire, destiné à former les enfants du peuple pour en faire les travailleurs manuels aux capacités et aux mentalités adéquates. Les conseils pédagogiques donnés aux instituteurs rendent bien compte des objectifs poursuivis. L’école doit d’abord préparer des citoyens et des citoyennes respectueux de la loi. » 

Nous voulons lire !, n°spécial, L’École du peuple, décembre 81

Ah ! C’est ça qu’il disait, Jules Ferry, en 1870 ! Et maintenant, qu’est-ce qu’il dirait ? Qu’est-ce qu’il ferait ?
Créerait-il un réseau spécial et pour qui ?
Quelle école répondrait-elle à l’impératif économique et social de la généralisation de quoi ? Serait-ce d’ailleurs une école ?

Et si les nouvelles nécessités économiques exigent une traduction juridique, est-ce vraiment la peine d’entreprendre cette traduction puisque les nécessités sont continuellement renouvelées ? Jules Ferry, lui, travaillait sur du solide car vingt années et plus pouvaient s’écouler sans que rien ne soit fondamentalement changé. On pouvait vraiment préparer à une situation qui avait toutes les chances d’exister. Mais maintenant, un enfant qui rentre en maternelle aura vingt ans en 2002. Où en seront les nécessités économiques cette année-là ? Y aura-t-il même encore des nécessités économiques et sociales ? À supposer que l’école puisse être encore le moyen de préparer l’enfant à un travail, quelles capacités et mentalités adéquates (à quoi ?) devrait-elle développer ? Et à quoi également préparer principalement les futurs « citoyens et citoyennes » ?

En écrivant ce qui précède, nous sommes restés volontairement dans l’optique d’un Jules Ferry – ou d’un groupe Jules Ferry – s’il pouvait encore exister. Mais on sait bien qu’il y a toujours eu des gens qui ne se sont pas souciés de protéger les privilèges culturels de la classe dominante et qui se sont emparés de ce qui existait pour la transformer dans l’intérêt de tous. Ils ont dit :

– On veut développer une certaine instruction minimale chez les gens du peuple. Bon, acceptons la situation puisqu’elle existe, mais profitons-en pour aller plus loin dans le sens du développement.

Pour Freinet, par exemple, jusqu’en 1966, ce qu’il fallait développer a toujours été clair. Mais en 1983, que dirait, que ferait un Freinet – ou un groupe Freinet – s’il pouvait exister ? Et nous, les gens de Freinet, et d’autres avec nous, et nous avec d’autres, quelles réponses allons-nous donner et à quels impératifs ? Et quels conseils pédagogiques devrait-on donner aux instituteurs – et à qui d’autre – pour poursuivre quels objectifs ? N’avons-nous pas plus qu’un début de réponse ?

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°4, Éditorial, 15 novembre 1982, p.2