Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Questions à Paul Le Bohec sur l’actualité des idées de Freinet

Henri Go. - Paul, est-ce que tu accepterais de répondre à quelques questions pour l’Éducateur ?

Paul Le Bohec. - Difficilement. En effet, les idées que l’on émet au cours d’une interview même écrite, peuvent se trouver paralysées par leur fixation sur le papier. Elles risquent de perdre leur liberté d’aller de l’avant, de revenir en arrière, d’explorer les bas-côtés, bref de VIVRE.
Autre problème : la justesse de ton. Si on prend les choses trop au sérieux, on ne peut plus penser juste. Mais il ne faut pas exagérer dans l’autre sens, évidemment. Ce sur quoi je veux absolument insister, c’est sur la nécessité de relativiser mes paroles. Je ne suis pas une autorité : je n’ai qu’une expérience partielle. Et comme le dit Raoul Vaneigem : « Je n’ai rien à prouver. Je ne suis pas un exemple et je me fous de vos compétitions. »
Je n’ai donc pas de « message » à délivrer, mais je peux apporter ma contribution à la réflexion commune indispensable.

H. - Mais si je t’interroge sur l’actualité des idées de Freinet ?

P. - Alors là, ça change un peu les choses car il y a davantage de bases fixes. Mais il ne faut pas croire que ce sont des bases immobiles : la pensée de Freinet peut encore beaucoup bouger en chacun de nous. C’est ainsi que ce n’est que maintenant que je peux saisir son idée de la poésie qui rattache à la vie car ce n’est que maintenant que j’ai eu accès au Projet Éloïse (Scarabée) de Roger Gentis.
À Turin, j’ai eu également l’occasion d’étudier le dossier du groupe de Rome sur les scarabocchi (les gribouillages). Et cela m’a fait reprendre « La méthode naturelle 1. Le langage » de Freinet (Delachaux). Je me suis à nouveau replongé dans cette pensée qui reste si neuve, si actuelle. Et j’ai ressenti l’impression que nous n’avons pas beaucoup progressé depuis l’invention de la méthode naturelle de lecture de Freinet.

H. - C’est précisément sur la méthode naturelle que je voudrais te questionner car il me semble qu’on ne fasse pas assez de recherche à ce sujet dans le mouvement et qu’on ne se réfère pas assez à ce que Freinet a écrit. Et j’ai cru comprendre que ces derniers temps tu t’y es particulièrement intéressé : c’est pourquoi je te demande : Lire Freinet ou le relire, est-ce pour toi important ? Et éventuellement quel type de relecture, dans quel sens ?

P. - Je peux dire que je suis imprégné des idées de Freinet jusqu’à la moelle des os ! Je l’ai lu et relu, je ne sais combien de fois... Et si j’étais atteint de la maladie universitaire de la citation des sources – ce qu’à Marx ne plaise ; heureusement, je ne suis pas entré dans le circuit de l’érudition – le nom de Freinet apparaîtrait à chaque détour du chemin. Mais je ne l’ai jamais lu en disciple révérencieux. Il ne faut pas lire Freinet comme on se plonge dans les Évangiles. Freinet mérite mieux que ça. Il y a danger de sacralisation. Il le craignait d’ailleurs. Il disait à peu près ceci :
« Soyez vigilants. Gardez votre esprit critique. Il ne faut pas accepter sans inventaire les idées des autres. Il faut examiner soigneusement toutes les idées, les miennes y comprises. »
Il est certain que nous ne sommes plus à l’époque où sa fille Baloulette apprenait à lire. Les choses ont changé : les temps ont rétréci, les espaces se sont réduits. Il faut prendre les nouvelles situations en compte. Mais, pour moi, la théorie de Freinet reste toujours parfaitement valable. La méthode naturelle est naturelle parce qu’elle se fonde sur la nature de l’être humain. C’est ça surtout qu’il faudrait étudier pour progresser.
Mais je veux revenir à ta question pour poser le problème des deux sortes de lecture de l’adulte. Il y a d’abord la lecture de pré-information. Elle n’apporte pas grand chose. Cependant elle a le mérite de placer le lecteur dans un certain champ de recherche. Mais son efficacité est très réduite car le sac de la compréhension n’a pas été ouvert par une interrogation et le message tombe presque toujours à côté. Cependant, cette première lecture permet tout de même d’inscrire dans la mémoire un point de référence. Un jour, quand on voudra vraiment une réponse, on saura mieux de quel côté la chercher ; on aura une certaine idée de l’endroit où elle pourrait se trouver.
Mais la seconde lecture de post-information est bien supérieure car elle répond à une attente. La question que l’on se pose ouvre grand le sac et on saisit presque totalement la réponse qui ouvre à son tour de nouvelles perspectives de recherche, de nouvelles pistes prometteuses. Ajoutons qu’il n’existe aucune post-information à l’état pur. Elle s’accompagne immanquablement d’idées à côté qui sont autant de nouvelles pré-informations qui placent dans de nouveaux champs d’approfondissement.
Paradoxalement, je dirais que, pour comprendre vraiment Freinet, il faut commencer par le mettre de côté et se mettre d’abord soi-même en marche. Il faut fonctionner suivant sa théorie qui est d’abord de commencer par faire. « C’est en théorisant... », si on ne s’est pas d’abord placé dans un mouvement de création d’idées personnelles, on bénéficiera difficilement de ses apports. À mon avis, il vaut mieux ne jamais le lire que de ne jamais commencer à construire ses propres hypothèses. C’est le premier temps indispensable d’une méthode naturelle de théorisation. On peut donc très bien se passer de Freinet. Ça dépend de ce qu’on cherche. Mais on connaîtra très vite ses propres limites et Freinet pourra alors nous apporter tout un lot de réponses directement assimilables et des quantités de perspectives nouvelles. Car, en éducation, on a fait du surplace et Freinet se trouve tout près de nous. Tout prêt.

H. - Quel est pour toi le point central qui dynamise la méthode naturelle et qui la différencie des autres conceptions pédagogiques ?

P. - Je ne peux vraiment pas répondre. Mon expérience est vraiment trop limitée. Limitée à la pâle adaptation des idées de Freinet à l’intérieur des rigidités du système scolaire. Ce qui se faisait à l’École Freinet de Vence avait un autre souffle. Je me suis ingénié à voir ce qu’on pouvait tout de même faire, « malgré tout », à l’intérieur du système. Mais il ne fallait peut-être pas l’accepter. La vie globale, la vie totale à laquelle pensait Freinet excluait peut-être le fait qu’on puisse tenter de la faire passer sous les fourches caudines de l’ancienne administration. Il fallait des lieux de vie et l’école ne pouvait en être un. Peut-elle d’ailleurs en être un ?

H. - Mais tu as tout de même une petite idée ?

P. - Eh bien, je crois pouvoir dire que le point central, c’est qu’il n’y a pas de point central. Un point, c’est un arrêt, une condensation, une réduction. Alors que, comme disait Marx – « J’ai cherché la vérité profonde des choses et je n’ai trouvé que la relation entre les choses » – ce qui compte avant tout c’est de prendre les choses dans leur mouvement. Et c’est d’ailleurs ce qui m’a le plus étonné à la lecture de Psychologie Sensible. Comme tous mes condisciples – et comme encore tant de gens en ce moment –, j’ai été formé dans le statisme. On posait les choses à côté des autres, mais Freinet parlait autrement. Il disait à peu près ceci : « La véritable eau, ce n’est pas l’eau arrêtée dans les récipients des laboratoires, mais l’eau bougeante, mouvante, réagissante, à même le flux du torrent. »
C’est aussi ainsi qu’il fallait considérer les enfants, à même leur flux de vie. « Mais l’étude statique de l’être pris dans le mouvement infini de son devenir, juste en elle-même si on ne considère que la composition analytique de l’individu examiné, devient profondément incomplète et erronée si l’on veut se hausser à la compréhension synthétique de l’être vivant. »
Et les physiciens viennent, découvrent que la réalité n’est pas un assemblage de pièces détachées. Elle ne comporte pas de cloisons étanches. Au-delà des apparences, elle est une.
Moi qui avais étudié (en fait, refusé d’étudier) l’intelligence, puis la sensibilité, puis l’activité, puis l’éthique... j’étais surpris par cette notion de l’unité de l’être et par cette idée de mouvement. Ce n’était plus le statisme mais le dynamisme. Notion déconcertante mais heureusement exprimée dans un langage métaphorique, compréhensible, sensible. Je pouvais la raccrocher à mon expérience des chiens, des poules, des ruisseaux, des enfants... Mais ça m’étonnait qu’on puisse construire une psychologie utile, pratique, en se référant aux faits de la vie courante, à l’expérience quotidienne. Bref, les propositions de Freinet pouvaient faire écho aux questions que les chocs avec les réalités du monde avaient nécessairement éveillées en moi. Tiens, au fond, je m’étonne encore, même maintenant, que ça puisse marcher ainsi dans la réalité. Nous avons tellement l’habitude de tant de systèmes, parfois très séduisants, qui nous laissent démunis parce qu’ils ne nous arment guère pour repérer, saisir et ordonner les faits de la vie courante ! Et on sait à quel point, nous, instits, on a affaire aux faits de la vie courante.
Donc, pour moi, une idée capitale c’est le mouvement, la prise en compte du temps, l’attention portée au développement, le regard posé sur l’évolution et non sur tel aspect particulier, actuel, immédiat, non placé en phase. « Ce qu’il faut considérer, disent les marxistes, ce n’est pas ce qui occupe actuellement la scène, mais ce qui naît et se développe. »
« Les choses n’existent pas, elles deviennent. » Voilà une idée qui me parle beaucoup. Mais il faut sans doute de longs temps de vie pour qu’elle se précise et parvienne vraiment à la conscience.

H. - Freinet dit, dans un ouvrage auquel tu as participé :
« II n’y a qu’un seul moyen d’accéder à la vraie science qui est puissance : c’est de partir humblement de la base, de l’expérience tâtonnée empirique... »
Qu’est ce que ça évoque pour toi ?

P. - Je reprendrais un peu ce que je disais plus haut. Il faut partir de la base de ses questions personnelles. Pour avancer, il faut se poser des questions et il faut se fournir des hypothèses... En fait, les unes et les autres apparaissent spontanément, car l’esprit humain est ainsi fait qu’il cherche toujours à mettre de l’ordre dans le chaos.
Si on se contente de mettre ses pas dans les traces des autres, on n’est pas aussi motivé que lorsqu’il s’agit de ses propres affaires. Et on n’avance pas vraiment. À mon point de vue, pas de méthode naturelle sans expression ou création personnelle au départ, dans quelque domaine que ce soit, sous quelque forme que ce soit : sérieuse, farfelue, poétique... D’ailleurs, elles existent à l’école. Le disque n° 17 des documents de l’I.C.E.M. montre, par exemple, comment des enfants de CE2 peuvent se poser des questions d’ordre linguistique, étonnantes de pertinence et de sagacité. Elles existent dans la classe, mais on ne les entend pas. Si on voulait bien prêter l’oreille, on entendrait aussi des hypothèses scientifiques, philosophiques, mathématiques, économiques, spirituelles... de très haut niveau.
Mais, généralement on n’entend pas parce qu’on est pressé d’amener les enfants sur notre terrain de savoir qui est notre terrain de pouvoir et de rassurance personnelle. Pourtant, est-ce qu’il ne faudrait pas se préoccuper avant tout de faire se lever les questions et si possible la question principale de chacun ? L’essentiel, c’est d’avoir des questions. Après, tout s’enchaîne immédiatement car chaque réponse apporte dix questions supplémentaires et on se met, pour ainsi dire, définitivement en mouvement, sur ses propres pistes. Autre principe marxiste : « Tout est contingent.   Aucun problème ne peut trouver de réponse s’il n’est raccordé à l’ensemble des problèmes. » Aussi on peut être tranquille. Il ne faut avoir souci que de partir. De n’importe quoi.

H.« On peut apprendre à écrire le français à la perfection sans connaître les règles de grammaire. » (Célestin Freinet) C’est ce qu’à tenté de remettre au goût du jour le module poésie. Comment conçois-tu cela et quelle place pour la grammaire dans la vaste réalité de l’écriture ?

P. - Pour traiter cette question, il faudrait de longs développements. Contentons-nous dans l’immédiat des formules rapides :
« La grammaire et l’orthographe, c’est un aspect de la lutte des classes. »
« Les questions de forme visent à étouffer les questions de fond. »
« Gustave Flaubert aurait été le plus grand des écrivains français s’il avait eu quelque chose à dire. » (X...)
Moi je serais tenté de répondre en Normand : « Il ne faut pas être extrémiste : la grammaire et l’orthographe sont peut être nécessaires sur un certain plan car il faut un minimum de conventions pour qu’il y ait communication et compréhension. Mais si on impose un maximum de conventions, alors ça devient nuisible. »
Raoul Vaneigem dit cela beaucoup mieux que moi :
« Que m’importent la connaissance, la curiosité, la science, la conscience si elles ne viennent parfaire mes jouissances, libérer mes passions, alimenter ma volonté de vivre. » Le livre des Plaisirs (Encre)
Si la grammaire parfait les jouissances, alors c’est parfait. Sinon, c’est imparfait du subjonctif. Cela veut dire qu’on renonce à soi et qu’on se met sous la coupe des dominateurs. D’accord pour les jouissances de vivre pour soi. À condition qu’elles ne soient pas oppressives pour les autres. Alimenter sa volonté de vivre, c’est travailler à sauver sa peau. Mais on peut sauver sa peau avec les autres ou contre les autres. Si certains de ces dominateurs pour lesquels on a généralement trop de déférence contribuent à perpétuer l’oppression, alors il faut leur résister et les déshabiller de leur pouvoir artificiel.
« Il va de soi que la culture écrite est dominante. L’écriture a toujours été un instrument   de   pouvoir   et   de domination…
Prendre part au discours culturel, cela fait de vous un oppresseur. Quoi que vous fassiez. Même si votre apport sert par ailleurs la révolution. Cela, les oppresseurs auront beaucoup de mal à l’admettre.
Il n’y a à mon sens qu’une voie possible, celle qui a été ouverte en son domaine par le M.L.F. : que les opprimés se révoltent, qu’ils disent leur fait à leurs oppresseurs et les contraignent, s’il se peut, à renoncer à leurs privilèges ! Que les incultes s’emparent de la culture et ce faisant la transforment ! Tout le monde devrait avoir le droit d’écrire, se sentir le droit d’écrire. J’appelle quelque chose comme un mouvement de libération de la culture un M.L.Q. » Roger Gentis, La psychiatrie doit être faite/défaite par tous, Maspéro.
Mais nous, les instits, les agents d’un pouvoir, on a tellement été conditionnés à une certaine écriture qu’on ignore que l’écriture, c’est bien autre chose. C’est fou les pouvoirs de vivre qu’elle recèle en ses flancs ! Mais cela, il nous faut le découvrir. Il nous faut y goûter suffisamment pour devenir des agents du M.L.Q. Cela me fait penser à la réaction des travailleurs dans les groupes d’écriture que j’anime. Je commence par leur dire :
– Ici, on s’en fout de l’orthographe !
Aussitôt quel soulagement, quelle détente, quelles mines épanouies. Alors on va pouvoir dire ! Et ils en ont à dire les travailleurs spoliés de leur parole.
Et nous, est-ce qu’on va continuer à être de bons fonctionneurs ?

H. - « Le travail sera le grand principe, le moteur et la philosophie de la pédagogie populaire, l’activité d’où découleront toutes les acquisitions. » (Célestin Freinet) À quoi renvoie cette notion de travail, quand peut-on dire qu’il y a travail ?

P. - Oh ! Je ne vais pas rentrer dans ce circuit des définitions. Quand il y a des mots difficiles à définir comme cela, il faut les mettre à la poubelle. Ou tout au moins s’abstenir de les définir. C’est aussi ce que j’avais répondu à des profs qui avaient souci de définir le « beau ». Définir, est-ce cela qui parfait la jouissance et la multiplie ?
Pourquoi se préoccuper du travail ? Pour savoir si on travaille à l’école, si on en fait suffisamment baver ? Pour voir si on en bave suffisamment, si on mérite son salaire ? Pour rassurer les parents ? Avec le pentaptyque : sciences - plaisir - vie - parole - art, je peux démontrer que les enfants ne jouent jamais, qu’ils travaillent toujours dans un domaine ou un autre. Mais à quoi bon tenter de convaincre ceux qui ne veulent pas être convaincus.
Alors, si le mot travail est le terrain d’agression de l’environnement, il faut le quitter et se mettre sur un autre terrain : développement des potentialités - formation - étude de la réalité multiple - expression profonde nécessaire à la saisie du monde... Je ne plaisante pas. D’ailleurs en ce moment la notion de travail est en train de subir de profonds bouleversements.

H. - Plutôt qu’une morale de la volonté, Freinet fonde une morale de la possibilité : le pouvoir-faire est ce qui engendre la volonté de faire. Dans quelle attitude de l’éducateur cela doit-il se concrétiser ?

P. - Écoute, Henri, je vais encore me dérober. Je ne sais pas me placer à ce niveau de réflexion. Je n’ai pas l’exigence de rigueur suffisante. Je pourrais répondre démagogiquement. « Moi, je me contente d’essayer de faire avancer pratiquement les choses. Je ne suis qu’un simple praticien. » Mais je ne nie nullement la nécessité de poser toutes les questions, à tous les niveaux. D’ailleurs, aussi bien, la fin de ta phrase me donne envie de réagir et de dire une fois de plus que c’est entre les deux extrêmes. La volonté de faire peut être suffisante pour déclencher le pouvoir de faire. Tu sais à quel point les pulsions des individus peuvent être fortes et les entraînent à agir, parfois malgré eux. Mais ces pulsions peuvent se nourrir de premières réussites. L’être souffre alors moins car il commence à réaliser et à se réaliser, c’est à-dire à rattraper le négatif et à restaurer le positif de son enfance. Évidemment, si on ne peut commencer à investir ses énergies dans une première réalisation, on ne met pas en marche le processus des désirs qui entraînent des réalisations qui suscitent d’autres désirs... L’altitude de l’éducateur : aider des premiers pas, créer des circonstances, ouvrir des espaces. Mais je vais y revenir...

H.«  … dresser à désirer la loi du troupeau et de la servitude » (Célestin Freinet) Quels sont pour toi les outils (matériels et théoriques) qui peuvent nous permettre de ne pas agir de la sorte ? Je pense, par exemple, aux travaux de Françoise Dolto qui s’adresse « aux éducateurs et aux médecins » ; quelle place peuvent tenir dans notre pratique les notions de psycho-analyse ?

P. - La citation de Freinet me fait penser à René Girard qui, dans Des choses cachées... (Le Seuil), déconstruit la psychanalyse. Pour lui, en fait, l’être humain ne peut échapper à la loi du troupeau humain qui est celle du mimétisme d’acquisition, c’est-à-dire du désir selon l’autre. Mais avec Freinet, nous avons à nous soucier de faire émerger le désir selon soi qui doit également exister et prend probablement sa source dans l’enfance. Il y a là, certainement une piste à creuser. À ce propos, je vais vous soumettre une idée qui va sans doute vous choquer, vous gens de Draguignan, je dirai, une idée M.L.Q. En effet, vous bénéficiez d’un environnement culturel étonnant. Vous pouvez facilement visiter, avec vos classes, les musées de Chagall, Léger, Picasso, etc. Vous êtes sur place et ce serait vraiment dommage de ne pas en profiter, de ne pas en faire bénéficier vos élèves. Ne serait-ce pas comme une faute pédagogique ? Eh bien, pourtant, j’avais envie de répondre : « Peut-être jamais » au prof de dessin qui me demandait : « À quel moment faut-il introduire les œuvres d’artistes ? » C’est l’expérience des 3000 dessins en deux ans des enfants de Michèle Le Guillou et plusieurs autres expériences de ce type qui me font penser cela.

H. - Ça m’amuse ce que tu dis car je t’ai vu continuellement plongé dans les revues d’art pendant ton séjour.

P. - C’est que moi je suis condamné à pouvoir seulement éprouver le plaisir de la consommation culturelle. Je n’ai pu profiter que de ma deuxième chance. Car personne ne s’est soucié de m’offrir la première, c’est-à-dire de m’introduire au langage plastique, en tant que créateur, de l’intérieur, pour ainsi dire. Tu me diras : « C’est déjà ça. » J’en conviens facilement. Si un enseignant pouvait introduire chaque enfant dans ce monde enchanté, à un moment quelconque de sa trajectoire, il ferait certainement du bon boulot. Il offrirait une deuxième et dernière chance. Mais il faut se convaincre que c’est tout de même un plaisir par défaut, un plaisir subsidiaire. La création, c’est un souffle d’une toute autre dimension.

H. - Mais, la fille de ce prof d’arts plastiques a dessiné 500 chevaux en deux ans. Elle a à sa disposition des livres d’art qu’elle peut regarder à loisir. Et ça ne l’empêche pas de continuer à dessiner des chevaux.

P. – Oui, parce qu’elle est en marche et ne risque plus rien. Ses motivations sont intérieures Elle ne dépend plus de l’attente culturelle de l’environnement qui est souvent trop grande ou totalement inexistante. Elle peut aller son chemin vers où elle doit aller ; dans son espace transitionnel à elle. Il se trouve qu’elle pourrait se choisir d’autres pistes, en continuité, mais sans être déportée de ses territoires ; sur ses propres désirs – D’ailleurs, branchée comme elle est, je doute qu’elle puisse subir beaucoup d’influences –. Ses parents renonceront sans doute à l’espoir secret qu’elle fasse un jour du Braque, du Picasso, du Matisse, du Toffoli... bref qu’elle s’inscrive dans les modèles culturels de l’époque. Je ne suis même pas sûr, si elle suit son chemin, qu’elle continue à dessiner. Un jour, peut-être, elle commencera à « user un peu son fantasme ». Quand il deviendra moins prégnant, elle pourra s’apercevoir que les contrastes – ou la composition ou les valeurs... – ça l’intéresse vraiment. Et cette dominante éclipsera celle de la représentation d’un animal. Puis elle pourrait s’apercevoir qu’elle satisfait mieux son désir avec une page bien imprimée en noir sur blanc, bien composée, bien répartie dans l’espace. Et puis, au bout d’un certain temps, c’est le texte lui même qui risquera peut-être de mieux la combler. Alors, elle pourrait découvrir que son véritable espace, c’est l’écriture qu’elle n’avait pas encore vraiment expérimentée. Ce qui n’empêche pas que, dix ans après, elle puisse retourner au dessin, ou à la B.D. À moins qu’elle ne s’installe dans le plaisir de la consommation culturelle mais, cette fois, tu le devines, avec quelle incomparable capacité de jouissances ! À moins encore qu’elle ne se branche à fond sur l’équitation ou sur le vélo !!!
Alors, est-ce que tu ne sens pas combien nos désirs d’adultes peuvent être enfermants. À moins que les adultes concernés n’aient pas besoin d’utiliser les enfants et qu’ils puissent eux aussi, cheminer transitionnellement pour leur propre compte !
Malraux a dit en substance :
« L’artiste possède son art. Mais l’enfant est possédé par son art, il ne le domine pas. »
Et c’est bien cette impression qu’on a quand on voit des enfants créateurs. Ils sont vraiment possédés par leur art. Mais c’est une possession heureuse ! Et c’est, en même temps, une dépossession car ils se délivrent. Ils ont trouvé cet espace qui leur permet de jouer à volonté et en extrême liberté au vrai et au pas vrai comme ils en ont besoin pour se construire. (Winnicott)
Des classes possédées, j’en ai vu une bonne demi-douzaine et pas qu’en dessin-peinture, mais aussi, en écriture, en verbal, en corporel, en mathématique même. Et tu peux interroger les enseignants qui ont réalisé à fond l’expérience et de manière continue : les référents culturels sont non seulement inutiles, mais même nuisibles – s’ils interviennent prématurément, tout au moins –. Comme ces instits qui doivent commencer par mettre Freinet de côté, il vaut mieux ne jamais regarder une œuvre d’art que de ne pas commencer par se mettre soi-même en chemin. Et en cette occurrence, il s’agit plus que d’une méthode naturelle d’apprentissage de savoir-faire, c’est une méthode d’apprentissage à vivre. Tiens, accessoirement, je peux te livrer une autre idée M.L.Q. C’est celle du t..at…, c’est-à-dire d’un théâtre microscopique, à toute petite voix pointue, très différent de ce terrible THÉÂTRE majuscule avec son H hiératique, ses accents circonflexes et ce ÂTRE qui représente si bien le rengorgement culturel. Tu sais que pour introduire à l’écriture, je commence par le mot tournant, la phrase tournante etc. de façon à placer l’individu dans un état maximal de sécurisation, en dehors de ses conditionnements culturels. De la même façon, sur le plan oral, je commence par « un mot tous ensemble » pour éviter le repérage des individus. Eh bien, pourquoi ne pas débuter par du théâtre de 10 secondes qui serait presque au degré zéro de l’expression théâtrale parce qu’on se contenterait dans ce premier pas d’expression libre de rejouer des scènes de la banalité la plus extrême. Par exemple, quand on s’asseoit autour d’une table on dit toujours un mot ou deux. On referait ça exactement et, si possible tous ensemble, pour commencer. Et ce serait déjà du théâtre puisqu’on rejouerait la réalité. Avec une distanciation d’un millimètre. Tu vois, par cet exemple, le champ immense qui pourrait s’ouvrir à des animateurs du M.L.Q. – Et ce serait un champ Freinétien ! – Mais il faudrait d’abord avoir envie pour des raisons politiques, philosophiques, personnelles, syndicales... de ce M.L.Q. On n’en est pas là, actuellement.

H. - Paul, je sens chez toi une contradiction. Tu n’arrêtes pas de faire des citations, tu te réfères toujours à des grands noms. Tu es toi-même très culturé...

P. - « S’il y a contradiction, il faut la faire travailler. » (Jack Ralite). Mais je pourrais aussi te répondre par une autre citation : « Que m’importe la connaissance, la curiosité... » En fait, je peux résumer tout ça par trois mots : « Vive la Post Culture ! »

H. - Et la psychanalyse ?

P. - Tu sais, sans doute, que Freinet a été très tôt en relation avec le psychanalyste Charles Baudouin. Et dans Psychologie Sensible, il emploie les mots : refoulement – compensation – sublimation... Personnellement, en fonction de mon expérience, des faits que j’ai en ma possession et de ma non-supposée ignorance, je ne peux me permettre d’émettre un jugement à son sujet. D’ailleurs, des livres comme Psychopathologie de la vie quotidienne (Freud) ou le livre du ça (Groddeck) nous parlent incontestablement. Mais il n’est pas question pour nous d’essayer de nous glisser, même pour jouer, dans les dédales de sa pratique. C’est trop subtil. On peut se contenter de pratiquer ce que j’ai appelé à tort certainement, une psychanalyse passive comme dans les dessins de Patrick.
Mais Gentis a dit un jour :
« La psychanalyse ne sera vraiment utile que lorsqu’elle deviendra populaire. Je ne sais comment il faudrait s’y prendre pour y parvenir mais ça doit être possible. »
Il écrit par ailleurs :
« La psychiatrie tout entière (et j’y inclus à cet égard la psychanalyse) est le produit de l’agencement culturel qui veut que sont parlés et d’une certaine façon produits (sans qu’ils y puissent rien, sans pouvoir contrôler en quoi que ce soit leur devenir) tous ceux qui n’ont pas voix au chapitre, qui n’ont pas voix à la culture, je ne vois aucun espoir de dépassement tant qu’on ne mettra pas fin à cet agencement. »
C’est d’ailleurs ce qu’il commence à réaliser avec le « projet Éloïse ». Ce bouquin m’a enfin fait lire Winnicott. Je dis enfin car cela fait très longtemps qu’on me dit de le lire à partir des documents d’expression libre de diverses classes que je présente souvent.
Alors j’ai lu De la pédiatrie à la psychanalyse (Payot). C’est assez compliqué mais j’y ai trouvé au moins une idée qui me semble très claire, très accessible et, pour nous, très riche de perspectives. La voici résumée très rapidement :
Au-début de sa vie, l’enfant ne distingue pas le non-moi du moi. Il a par exemple, l’illusion que le sein de sa mère et sa mère font partie de lui. Et c’est précisément à sa mère – ou à la personne qui en fait fonction – qu’il appartient de lui apporter la désillusion, c’est-à-dire de l’amener peu à peu à distinguer les frontières propres de son être.
C’est pour l’enfant une épreuve difficile. Mais il est aidé dans son cheminement par la présence d’objets transitionnels. Ce sont des nounours, des chiens en peluche, des animaux en caoutchouc, un morceau de fourrure, un bout de tissu, etc. Il peut rejeter ces objets, les reprendre, les mordre sans rien sentir... Ils sont tour à tour du moi et du non-moi suivant les besoins de rassurance du petit ou ses capacités de faire face, sans trop de danger, à cette réalité qui peu à peu se précise. Mais des phénomènes transitionnels peuvent prendre le relais de ces objets.
« Nous supposons ici que l’acceptation de la réalité est une tâche toujours inachevée, qu’aucun être humain n’est affranchi de l’effort que suscite la mise en rapport de la réalité intérieure et de la réalité extérieure ; enfin, que cette tension peut être relâchée grâce à l’existence d’une zone intermédiaire d’expérience qui n’est pas mise en question (les arts, la religion, la vie imaginative, la création scientifique...) » p. 123.
Alors, on voit combien sont utiles toutes nos pratiques d’expression dans tous les domaines et même dans la méthode naturelle de maths.
Mais à ce propos, il faut que je dise que c’est en lisant Oury que j’ai compris qu’un atelier d’imprimerie, une responsabilité de rangement, une distribution de parole... avaient aussi leur place à prendre dans cet espace transitionnel...
Je voudrais profiter de cette remarque pour préciser une chose importante. De la même façon que j’ai pu parfois me reconnaître comme poète de groupe, je voudrais aussi me définir comme freinétiste de groupe. Je m’inscris très fortement dans un des axes de la pédagogie Freinet : l’expression-création. Mais il y en a d’autres : la communication – l’étude de l’environnement – l’organisation coopérative...
Les représentants des diverses tendances ont été parfois enclins à se combattre et même à se nier. C’est peut-être ainsi qu’il faut que cela marche. Mais il serait sans doute préférable de prendre conscience de nos complémentarités. On a certes notre place à tenir dans le processus, mais, pour chacun, ce n’est qu’une petite place.
En 1972, j’avais naïvement proposé au comité directeur dont je faisais partie que l’on étudie, année après année : l’expression, puis les structures de relation, puis les outils, puis l’expression, etc. Mais c’était trop artificiel. En fait, ça s’est tout de même produit, mais sur des temps plus allongés. Mai 68 avait relancé l’expression-création. Peu à peu pour des raisons politiques, l’idée d’autogestion qu’il portait aussi en germe a occupé la scène. Enfin, pour des raisons économiques, on a donné la priorité aux outils. Et, maintenant, dans ce tournant considérable de toute la société, il semble qu’on puisse à nouveau porter ses regards sur l’expression-création si vitale pour le développement normal – naturel – des êtres.

H. - Penses-tu que certaines théories soient plus utiles que d’autres à l’approfondissement de ta méthode naturelle et comment faire pour que ces éléments tirés d’autres constructions théoriques puissent servir notre pratique et non la dénaturer ?

P. - Je pense que si on s’est mis en marche, on travaillera d’abord sur ses théories à soi. Et puis, s’il le faut, on pourra bénéficier de l’aide des camarades. Mais, un jour, il faudra bien interroger ceux que la vie a placés dans tel secteur de recherche et de compréhension. Alors, il faut se servir sans vergogne de tout ce qui peut nous aider à avancer, à comprendre plus profondément les choses. On a d’ailleurs toujours fonctionné ainsi dans le mouvement. Freinet le premier, qui faisait son miel de toutes ses lectures.
Mais au fond, je ne comprends pas bien ta question. Qu’est-ce qui pourrait dénaturer note M.N. ? Je crois qu’il faudrait d’abord la naturer ; je veux dire qu’il faudrait qu’on travaille ensemble pour mieux la saisir dans sa réalité. Et, pour cela, qu’une centaine, au moins, de praticiens commencent à se l’expliquer à eux-mêmes, en la formulant par écrit.

H. - Au point de vue du comportement de l’éducateur, de son attitude, qu’est-ce qui à ton avis, est à retenir de l’œuvre de Freinet, en priorité ?

P. - Je ne pense pas qu’il y ait une priorité à définir. Le comportement, c’est une unité, un tout. L’éducateur doit également être pris dans sa globalité, mais aussi dans son devenir, dans sa trajectoire de vie. Il ne doit surtout pas rester seul, sinon il risque de tourner en rond dans ses inquiétudes ou ses certitudes. Si Freinet n’avait fait que nous permettre de nous rencontrer, entre pairs, ça aurait déjà été considérable. Mais il a également permis la levée de la parole de l’enseignant de la base. Chacun a pu s’exprimer dans des groupes locaux, nationaux, internationaux, dans des journées, des stages, des congrès, par la correspondance, les cahiers de roulement, dans les bulletins, les revues... Au début, alors que nous pensions avoir affaire à une sommité pédagogique, nous étions surpris de la simplicité du ton de ses lettres et de sa vie. Il n’avait pas de bureau, il écrivait sur la table de la cuisine, il mettait le courrier qu’il recevait dans un cageot, bref, il ne se donnait pas de grands airs. Mais c’était une vraie sommité pédagogique parce qu’il reconnaissait la culture des praticiens. C’était surprenant, après tout ce qu’on avait subi, de découvrir qu’il nous reconnaissait un savoir, à nous, enfants du peuple, au pied de l’escalier de la hiérarchie. El c’est ce savoir qu’il fallait faire fructifier, d’abord. La culture des praticiens de la base, ça existait. Quelle surprise !!!
Mais si on était avec lui, il fallait travailler de préférence avec les défavorisés, les exclus, les éliminés – « Les autres se débrouilleront toujours bien sans nous » –. Chose considérable, Freinet et Élise ont été les premiers à reconnaître l’existence d’une culture enfantine et populaire.
Il faut non pas rester humble, mais simple. Il faut surtout rester soi, songer d’abord à marcher sur ses propres voies. C’est en travaillant « localement » qu’on touche à l’universel. C’est en s’acceptant tel que l’on est ou plutôt tel que l’on devient, que l’on peut être le plus utile aux enfants et aux autres. Tandis que si on joue à des jeux, si on veut présenter une façade, si on a à tenir des attitudes, ça ne peut plus passer. Aussi a-t-on à progresser dans son acceptation de soi. C’est tel que l’on est que l’on peut quelque chose pour d’autres tels qu’ils sont. Cependant, on renonce difficilement à suivre des modèles. Il faut pourtant savoir que chaque brillance est compensée quelque part par une obscurité. Il faut construire sur son terrain et non dans le champ du voisin. Mais l’ensemble des maisons peut constituer une unité assez remarquable. Dans une équipe, les lacunes de chacun peuvent être compensées par les pleins des autres. C’est qu’on peut avoir aussi valeur en groupe. Aussi sans plus faire de complexes – luxe bourgeois – on peut s’inclure dans des équipes qui ont souci de ne plus exclure. Cependant, il faut savoir que, comme le dit Morin :
« L’Âge d’or n’arrivera jamais. Mais il faut choisir son camp. »
Et notre camp, n’est ce pas, principalement, le M.L.Q. ?
Ou encore, le M.N.L.C. (Mouvement Naturel de Libération de la Culture) ?

Libérer la culture ! Que la culture serve, serve.

Je ne suis pas très sûr de ne pas avoir glissé de la pensée de Freinet à la mienne propre. Aucune importance : les gens glissent ces idées en eux mêmes, s’ils en ont envie.

H. - Je te remercie infiniment, Paul, d’avoir éclairé de manière aussi vivante tant de questions que tant de gens se posent.

Paul Le Bohec et Henri Go, 9 Janvier 1983 à Romillé et à Draguignan

Texte paru dans l’éducateur N°15, 1er Sept 1983, p.28-32