Je viens de reprendre une étude parue une première fois sous le titre « Rémi à la conquête du langage écrit ». Je pense que ces documents peuvent être utilement présentés à nouveau au public. C’est fortuitement que j’avais entrepris cette étude. On venait de déceler une nouvelle maladie scolaire, la dyslexie. Je suivais l’affaire d’assez loin lorsque, un certain jour, j’ai constaté qu’un de mes élèves semblait en présenter tous les symptômes.
Alors, j’ai voulu savoir ce que la pédagogie Freinet pouvait apporter en cette occurrence. J’ai joué résolument le jeu. Je n’ai rien changé à ma pratique habituelle. Je me suis contenté de recueillir les textes. Et même, pour plus de sécurité, je me suis bien gardé de les consulter avant la fin du trimestre. Je savais déjà qu’une lecture prématurée aurait pu m’induire à formuler inconsciemment des hypothèses. La production de Rémi aurait pu s’en trouver changée car les enfants sont très sensibles à la demande implicite du maître. Je recueillais également tous les textes de la classe pour que ce garçon ne sache pas que je m’intéressais plus spécialement à sa production.
À l’origine, ce n’était ni un travail scientifique, ni une thèse universitaire. Je ne voulais rien démontrer. Je ne pensais même pas à la possibilité d’une publication. C’était simplement pour en discuter avec les copains Freinet sur la base de documents authentiques.
J’ai découvert par la suite que cet enfant était légèrement gaucher de la main et gaucher de l’œil. Sa tendance à inverser les lettres était quasiment insurmontable. Et, de plus il confondait les sourdes et les sonores.
Voici ses deux premiers textes de janvier (CP) :
« les lapins li son papa dêrat passa qeu il son dit lis seti a foet il fon dnis Ivatesetne »
Traduction : « Les lapins, ils n’ont pas peur des rats parce qu’ils sont dans les Sept-Îles. Alors, ils vont dans leur terrier. »
« les pite suituri von friso tpuna et a foi li von a a la maison »
Traduction : « Les petites souris vont grignoter du pain et, après, elles vont à la maison. »
Cette tendance à l’inversion était particulièrement ancrée en lui. Il en restait encore des traces au CE1 suivant. Et pourtant, chaque jour, je corrigeais le texte de l’enfant. Il en recopiait deux ou trois mots, trois fois au brouillon, « pour mieux les savoir demain ». Sur son cahier, il recopiait son texte qu’il illustrait et le texte que la classe avait choisi ce jour-là.
Sur le plan de l’orthographe, la progression a été lente et difficile. Les rechutes ont été nombreuses. Mais, à force, les choses ont finalement réussi à se mettre en place. Il faut dire que, comme ses camarades, Rémi avait été conquis par l’écriture. Et, tous les matins, c’était l’attente heureuse de la communication des nouvelles productions. Et, plus particulièrement, de celle de Rémi car il était devenu le maître du suspense !
Chemin faisant, j’ai été amené à m’intéresser à bien d’autres aspects de cette production de 556 textes en trois ans. Entre autres choses, le cheminement de l’inspiration de ce garçon était particulièrement intéressant... En fin CE1, j’avais fait un bilan des deux premières années. Mais les circonstances de la vie ont fait que j’ai suivi tous les élèves de ce CE1 au CE2. On a eu droit à une véritable exposition de créativité : oral, écrit, chant, maths, gym... J’espère une prochaine édition de l’ensemble de cet ouvrage.
Bilan de deux années de CP – CE1
Avant toute chose, il faut se réjouir du fait que Rémi ait pu parvenir à ce niveau d’expression sur le plan du fond comme sur celui de la forme. Car on était en droit de craindre le pire. Mais je suis intimement persuadé que nous n’aurions pu en arriver là sans cette correction minutieuse d’une production quasiment quotidienne. Et, soulignons-le, avec un nombre d’élèves raisonnable.
Je sais que le maître suivant aura beaucoup souci de la forme. Rémi a atteint un niveau suffisant pour ne pas être immédiatement lâché dès le début et pour pouvoir assimiler les nouveaux apports. Avec ce maître consciencieux et respectable, il va pouvoir rentrer sans dommage dans le circuit classique des études.
Mais je ne peux m’empêcher de penser à ce qui serait advenu s’il n’avait eu cette continuité entre le CP et le CE1. Et cela, même s’il s’était agi d’un maître également branché sur le développement de la créativité et de l’expression. En effet, c’aurait été une autre personne. Et les temps d’ajustements auraient pu être longs. Or, à ce niveau, les pertes de temps et les ruptures de pédagogie sont souvent dommageables. Une certaine harmonisation des personnalités est nécessaire. Chaque enfant doit s’adapter au nouveau maître, le sentir, prévoir ses réactions, comprendre sa demande explicite... Mais aussi, beaucoup plus difficilement, sentir souterrainement la demande fondamentale et inconsciente de ce nouveau personnage.
« Mais qu’est-ce qu’il veut, celui-là ? Comment réussir au mieux à rentrer dans sa demande pour le satisfaire et faire ce qu’il convient de faire pour tirer mon épingle du jeu et survivre avec le minimum d’incertitude et d’angoisse ? »
S’adapter
Le maître doit s’adapter à chaque enfant, mais aussi, au groupe. Et la diversité des ajustements et des temps de réaction à cette nouvelle personnalité font que ce n’est pas simple et qu’il faut un certain temps pour que des relations suffisamment harmonieuses s’établissent.
Je me souviens de notre soupir de soulagement quand, enfant, nous avions appris que notre maître du CE1 nous suivait au CE2. Et quand, pareillement, notre maître du CE1 nous avait suivis au CE2. Du coup, notre angoisse du premier jour de classe avait fondu comme neige d’avril au soleil. On était en terrain connu. On n’avait pas à s’en faire. On connaissait les règles du jeu. Et le maître connaissant bien sa classe pouvait commencer dès le premier jour.
Il ne faut pas loin de deux mois pour que les conditions de travail optimales se trouvent établies. Aussi, dans les écoles où on change de maître chaque année, on consacre, au total, presque une année à la réadaptation. On imagine le déficit. Ça dépend évidemment de ce que l’on cherche. On peut évidemment ne pas se soucier de développer les personnalités. On peut chercher à robotiser les enfants. Cela se fait rapidement, surtout lorsque le travail a déjà été bien commencé. Mais ça risque de devenir définitif. Et on sait que la société d’aujourd’hui (et une simple question de respect humain) exige un bien autre style de formation.
Construction fragile
Cependant, en ce qui concerne Rémi, si atteint de dyslexie, on sent que, même sur le simple plan de l’orthographe, une rupture aurait été dommageable parce qu’on n’aurait pas travaillé en continuité. En fait, c’est presque toujours au cours du premier trimestre de l’année suivante que les choses se mettent en place. La fragile construction du CP se serait écroulée. L’enfant aurait-il pu repartir sur de nouvelles bases ? J’en doute fortement car, à ce niveau, on ne peut plus trop se préoccuper des traînards : il y a tant de choses nouvelles à assurer.
Si je n’avais pas connu l’état de délabrement orthographique dans lequel se trouvent certains adolescents et adultes, je n’aurais pas été aussi convaincu de l’absolue nécessité de la surveillance rigoureuse des premiers pas de l’enfant. Si on les abandonne à ce stade, est-ce qu’ils ne deviennent pas quasiment irrécupérables ?
Mais le manque de soutien à la construction de la pensée écrite est, à mes yeux, encore plus grave. Avec Rémi, on a pu voir que s’il accède assez rapidement au plaisir de l’écriture, il tâtonne longuement avant que se dessinent ses tendances d’expression les plus nettes. Nous avons découvert qu’il est surtout un raconteur d’histoires. Il puise son inspiration un peu partout. Seuls les thèmes du vent et des feuilles qui tombent semblent lui appartenir en propre. Il aime aussi les animaux. Et il suit volontiers certains camarades qui l’entrainent sur les pistes de la fantaisie et de la tendresse.
Cependant, nous restons sur notre faim. Car beaucoup d’idées ou de thèmes qui étaient sur le point d’aboutir vont rester dans les limbes. Toute cette phase d’exploration va être définitivement stoppée. L’enfant n’aura même pas accès au « français vivant », c’est-à-dire à la relation objective des faits de la vie courante. À coups d’exercices, on va le préparer à s’exprimer correctement dans l’avenir, quand il en aura définitivement perdu le désir.
On a pu également constater que Rémi ne se préoccupait guère d’exprimer le réel. Et pourtant, cette année-là, j’avais rétabli la correspondance. Mais j’étais obligé de pousser les enfants pour qu’ils s’y installent. Ils aimaient recevoir les lettres et les colis ; mais ils ne songeaient pas d’eux-mêmes à en envoyer. Et, pourtant, nous avions des événements extraordinaires à raconter, par exemple : la marée noire. On en parlait abondamment dans la cour. Mais il n’en subsistait rien dans les écrits ! Et l’album que les filles de ma femme avaient réalisé sur cette catastrophe était rempli de joie et de couleurs !
« Faire le tour de sa maison »
La correspondance à ce niveau est cependant possible si elle fait sa place à l’affectif et à l’imaginaire. Elle repose d’ailleurs sur une idée juste et fausse à la fois : elle serait l’occasion d’une ouverture. Cela dépend du niveau d’âge. Au CP-CE1, il n’est pas besoin de sollicitations extérieures pour éprouver le besoin et le plaisir d’écrire. La diversité des fonctions du langage est suffisamment sollicitante par elle-même. Il suffit d’en avoir le libre accès. Aussi, il faut se garder d’engluer les enfants trop tôt dans la relation du réel. Il faut, comme dit Freinet, que « l’enfant fasse d’abord le tour de sa maison ».
Correspondance, oui. Mais un premier cercle de correspondants possible n’est-il pas constitué par les camarades de la classe ? Ils sont là, dans un rayon de deux mètres, prêts à vous entendre et à écrire pour vous. Et ils sont intéressants car ce sont vos semblables, habitants du même milieu de vie que vous. Et ils ont aussi l’avantage d’être si différents, si ouvreurs de pistes. Pour peu qu’on les laisse exprimer leur personnalité.
Il faut également parler d’un autre aspect positif de la continuité : le développement de la communauté d’expression, de création, de savoir. Avec du temps, elle peut se constituer, s’installer, s’établir. Elle se crée des règles du jeu implicites. Mais une année ne suffit pas pour que ce groupe-là, avec ce maître-là, puisse atteindre un niveau de développement vraiment positif. Or, la plupart du temps, à l’école, on va de rupture en rupture. À partir d’un certain degré, ce n’est pas nécessairement négatif. À condition que l’individu ait eu préalablement le temps de se centrer sur lui-même en ramassant les morceaux de sa personnalité éclatée.
« L'être vivant se perfectionne dans la mesure où il pense relier son point de vie fait d'un instant et d'un centre, à des durées et des espaces plus grands. » (Bachelard)
II ne s’agit pas seulement d’apprendre à lire et à écrire, mais d’apprendre à penser et à vivre.
NOTA : Dans cet extrait d’un ouvrage à paraître j’ai dépassé le problème de la continuité. Mais le lecteur sera peut-être intéressé par cet aspect de la correspondance dans ces petites classes.
Paul Le Bohec
La Mézière, 15 octobre 1993