Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Le bel autrefois

Michel Crozier disait récemment : « L’école est le terrain de la lutte des classes. La France est une république, ce n’est pas une démocratie, car celle-ci suppose l’égalité des chances. »

Le retour à l’ordre ancien, c’est le retour à l’époque où la classe dominante était assurée de voir ses héritiers disposer des meilleures places. Elle avait très tôt compris (vers 1880) qu’il valait mieux pour elle que les ouvriers sachent lire, écrire, compter. Et elle avait fait tout ce qui fallait pour cela. Mais le danger était grand de voir la classe ouvrière en profiter pour se cultiver. Comment faire pour mettre les cerveaux de celle-ci en état d’accepter sans broncher son pouvoir ? C’est alors qu’elle a astucieusement ourdi le piège de l’orthographe.

Que ce soit sous la dénomination CP-CE1-CE2-CM1-CM2 ou 11ème, 10ème, 9ème, 8ème, 7ème, les classes primaires fonctionnaient de façon identique à l’école publique et au petit lycée. Mais une distinction s’opérait à 11 ans. Ceux qui entraient en sixième n’allaient avoir aucun examen à passer avant le bac à 17 ans. Et ils disposaient alors du temps nécessaire à l’acquisition tranquille de la maîtrise de l’orthographe, dimension incontournable de la langue française. Suivant les individus, elle se réalise généralement entre 11 et 16 ans. Mais ceux qui rentraient au cours supérieur première année allaient devoir passer le certificat d’études primaires et le concours des Bourses au mois de juin. Et c’est là que résidait l’astuce des cinq fautes éliminatoires. C’était bien trouvé. En effet, l’orthographe d’usage française n’est pas bâtie sur la logique. On ne peut la posséder qu’à la suite d’une longue fréquentation. Mais l’exigence prématurée de sa possession induisait une panique généralisée chez les élèves, les instits et les parents. Alors, on multipliait les dictées, les exercices de grammaire et de conjugaison. Et, vers la fin de l’année, pour préparer le certif, on faisait étude le soir et, parfois même, en plus, le matin. De cette façon, impossible de placer dans le temps la construction de pensées personnelles avec l’aide de la classe et du maître. C’était tout bénéfice, le fait de penser étant réservé à la seule « élite ».
Et, suprême habileté, les meilleurs éléments du peuple étaient fourrés dans la nasse de l’orthographe. On ne pouvait devenir instituteurs que si on réussissait à avoir moins de cinq fautes lors du concours d’entrée à l‘École Normale. Et les élus, fiers de leur réussite, participaient sans le savoir à la perpétration de ce crime intellectuel du blocage de la culture.
(Il semble d’ailleurs qu’une situation équivalente existe également en ce moment. Des quantités de bac +5, + 6... de DEA, de DESS... débouchent sur le vide : ce ne sont pas les bonnes filières.)

Les ministres de l’Éducation savent toujours très bien ce qu’ils font. Au cours de leurs études, ils ont évidemment abordé la notion de dialectique. C’est une donnée du vivant : systole, diastole – inspirer, expirer – explosion, concentration, explosion... du soleil. Des chercheurs comme Atlan disent que homo ne se réduit pas au sapiens. Il s’agit pour lui de homo sapiens demens. De son côté, Lorenz parle de homo sapiens ludens... Ils insistent sur cette unité des contraires. Il est également évident que la forme et le fond sont toujours associés dans toutes les créations humaines. Mais pour Fillon et les Républicains, il ne saurait être question de création. Et, à leurs yeux, à l’école, seule la forme est à prendre en considération. D’autre part, ils veulent privilégier la seule lecture car, à leurs yeux, seul compte le déchiffrage de la pensée des autres. Développer l’écriture et penser par soi-même, ce serait trop dangereux. Il ne faut surtout pas sortir du cadre de la consommation d’idées.

Tout serait parfait s’il n’y avait des réactions. Des générations entières de jeunes souffrent de ne pas exister, c’est-à-dire d’être reconnus, de compter pour quelqu’un. Or, on ne pourra jamais empêcher les êtres humains de parler. Puisque l’école ne leur offre pas de langages acceptables, ils parlent par le chahut, l’absentéisme, la délinquance, les incendies de voiture, les dégradations de tombes (pour paraître et donc exister à la télé), la fuite dans l’alcool, la drogue, la maladie, la folie, le suicide.
C’est clair, au lieu de consacrer de l’argent à l’école et à une formation adéquate des maîtres, la classe dominante préfère investir dans la répression, la sanction, la construction de prisons, les internats coercitifs, etc. Voilà où nous en sommes.

Anecdotique
Pour tout individu qui réfléchit un peu, la nécessité de mener à la fois le travail sur la forme et sur le fond paraît évidente ; l’orthographe étant alors parallèlement donnée en bénéfice secondaire. Je l’ai démontré dans un livre, traduit en trois langues : Rémi à la conquête du langage écrit (Odilon) où l’on voit un enfant – gaucher de la main et de l’œil – démarrer une très forte dyslexie (inversions de lettres et confusions des sourdes et des sonores). Voici l’un de ses textes du début janvier (CP) :
« Les otets sant a la dean ods la raja mé me fant a fié et les piteit di sfau noet same drie mé le rane et été la. (1) »
Traduction avec l’aide de l’enfant :
« Les singes jouent à la danse dans la forêt. Mais l’éléphant arrive et le petit bonhomme dit : « Vous êtes fous de danser. » Mais le renard était là. »

Devant ce chaos, je n’ai pas paniqué parce que mon souci dominant était depuis longtemps de développer l’expression de chaque enfant. Cependant, le texte libre quotidien de chacun était soigneusement corrigé et recopié, ainsi que le texte du jour choisi par la classe sur lequel elle avait travaillé. Et sans leçons ni exercices, la dyslexie de cet enfant s’est trouvée éliminée dès le début du CE1. Il faut savoir qu’on apprend par analyse consciente et/ou par imprégnation inconsciente. L’orthographe d’usage française qui n’est pas bâtie sur la logique n’est assimilable que de cette dernière façon. Mais il est préférable que cela se construise dans la sérénité, jour après jour, par doses homéopathiques.

J’ai revu – 36 ans après ! – ce Rémi. Je lui ai fait cadeau de « son » livre dans lequel je commentais la progression de son expression dans les 556 textes libres qu’il avait écrits en trois années. Il n’en revenait pas d’avoir si mal démarré en langage écrit. Il m’a surtout dit qu’il n’avait jamais eu conscience de son si fort handicap. À aucun moment, il n’avait été stressé ; ce qui lui avait permis de mettre tranquillement en place, par réajustements successifs, une orthographe d’usage correcte. Et comme il était intelligent, il avait également très bien assimilé les règles d’accord et ceci, d’autant plus facilement, que la mémoire étant liée à l’affectivité (au niveau du second cerveau – système limbique) il avait intégré les notions de base en travaillant au départ sur ses textes et ceux de ses camarades.
Mais ce qui me paraît plus important encore, c’est qu’après avoir tâtonné dans diverses directions en essayant les pistes de ses camarades, il avait débouché magnifiquement sur la sienne en révélant un insoupçonnable talent pour les textes à suspense.
« Je suis seul à la maison, une voiture s’arrête quelqu’un monte l’escalier et... à suivre »
(Le lendemain) « Un homme entre dans le couloir, il ouvre la porte et... à suivre »
Il nous tenait ainsi en haleine sur plusieurs semaines.

Il a tenu à me dire que lui, qui était timide, peureux, insignifiant, inexistant, est devenu à cette occasion « le chef ». Les autres lui demandaient la suite. Mais il jouissait à fond du pouvoir que lui donnait son savoir et ne livrait de nouvelles informations que par bribes. « Et je suis devenu chef pour le restant de ma vie. » (chef-cuisinier d’un grand hôtel du littoral breton…)

Je signale qu’en offrant un pareil accès aux autres langages – en oral, corporel, dessin, chant, maths – aux enfants, d’insoupçonnables talents se sont révélés. « Stupéfiant », disait l’inspecteur. Et, évidemment, avec l’âge, ils sont progressivement amenés à élargir leur regard en s’intéressant à la façon dont d’autres enfants et des adultes traitent les thèmes qu’ils ont abordés. Ils passent ainsi harmonieusement et sans à-coups d’une culture de moins en moins enfantine à une culture de plus en plus élargie avec d’autant plus d’intérêt et de facilité que, dans bien des domaines, ils ont commencé à être sérieusement de la partie. Ainsi, contrairement à ce que disent les autorités, ce n’est pas l’élève qu’il faudrait mettre au centre, mais l’enfant. Mais on se garde rigoureusement de le faire.

Aussi, comment ne pas être tenté de crier quand on voit que l’on continue (volontairement) à assassiner les Mozart. Quel gâchis ! Quel scandale ! C’est plus qu’une faute...

Pour information :
Je signale qu’à la fin de la vie de Freinet, j’étais devenu son principal collaborateur. Certains de mes livres : Le texte libre...libre (Odilon), Le texte libre mathématique (Odilon), Rémi à la conquête du langage écrit (Odilon), Les dessins de Patrick (Casterman) ont été traduits en espagnol, italien, allemand, portugais.

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°137, Décembre 2004, p.22-23

(1) De tels textes me réjouissaient : l’enfant avait de l’essence dans son moteur. Il ne s’agissait plus que d’une question de réglage.