Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Le rouleau de scotch ou le désir à la source de l’expérience tâtonnée

Je suis chez Tanguy (4ans 3/4). Je vais en profiter pour étudier son comportement dans l’apprentissage et pour vérifier si mes constructions théoriques ne ressortent que de mon imaginaire. Sa mère me dit qu’il a beaucoup joué avec sa baignoire en plastique. Il en a fait une luge, un berceau, un camion de transport, un tremplin... Nous allons regarder cela dans le détail.

Je place la baignoire au milieu de la salle. Il n’y jette même pas un coup d’œil. Je me prends exprès les pieds dedans pour attirer son attention. Rien n’y fait. Sa mère la pousse dans ses jambes pour qu’il s’en préoccupe. Il s en désintéresse absolument. C’est clair : nous n’allons rien voir, ni en gros, ni en détail !

Cependant, il trouve sur le buffet un rouleau de scotch dont on vient de se servir. C’est une couronne de 2 cm d’épaisseur. Aussitôt, il se met à travailler – jouer avec (ou à jouer – travailler). C’est-à-dire qu’il procède à une série d’investigations des possibilités de cet objet. Il en étudie les composantes. Il en explore les diverses manifestations à l’aide de ses mains, de ses yeux, de ses oreilles.

Étude des caractéristiques
Il le fait d’abord rouler autour de ses deux index, symétriquement par rapport à un centre. Puis autour d’un doigt fixe. Il s’en fait un monocle, puis un chapeau. Il essaie également de le faire rouler. Mais la table de travail de la cuisine sur laquelle il opère est trop limitée. Il le fait pivoter sur place...

Surgissement d’un désir
Soudain, il éclate de rire. Alors qu’il étudiait sérieusement le pivotement du rouleau, il l’a involontairement penché. Et l’objet s’est mis à se trémousser longuement, ridiculement et bruyamment pour finalement rester, inerte et silencieux, à plat sur la table. Cela lui procure une telle joie qu’il recommence immédiatement à provoquer cette si curieuse façon de tomber. Il réussit une deuxième fois, une troisième fois en s’esclaffant toujours avec la même intensité : il pouffe, il étouffe, il se tord de rire. Et son plaisir est tel qu’il recommence une cinquantaine de fois...

En cette circonstance, il a subitement changé d’attitude : il est passé de l’observation détachée des phénomènes afférents à un objet à un engagement de tout son être dans la recherche d’un résultat. Et cela a suffi à le placer dans le tâtonnement expérimental.

Le désir à la source de l’expérience tâtonnée (1)
Reprenons les choses. Tanguy se promène d’abord tranquillement dans l’objet. Mais, soudain, il s’arrête, il se fixe, il se ferme à toute autre révélation. Il ne pense plus qu’au plaisir. Il se place alors un point unique dans l’avenir : il veut réussir à maîtriser l’objet pour reproduire automatiquement ce plaisir. Et tous ses efforts vont converger vers l’obtention de ce résultat.

Il est évident qu’il doit faire pivoter presque verticalement le rouleau. Mais il faut, en même temps, que la verticale abaissée du centre de gravité tombe à l’extérieur du polygone de sustentation. Comme toujours, la solution se trouve entre deux limites : celle du trop et du trop peu. S’il penche trop le rouleau, celui-ci ne peut plus pivoter sur lui-même et il s’aplatit stupidement sur la table. Mais s’il le penche trop peu, le rouleau reste debout après pivotement.
Il ne tâtonne pas longtemps. Après deux échecs du rouleau resté debout, il comprend ce qu’il faut faire et réussit régulièrement. En réalité ce n’était pas très pointu : le pourcentage des chances de succès était très élevé... Et puis, on passe à table.

L’après-midi, il reprend le rouleau. Mais dans d’autres conditions ; cette fois il est par terre, dans la salle. Et l’une des composantes essentielles de l’objet – la possibilité de rouler – peut alors pleinement se manifester parce que l’espace est plus largement ouvert que sur la table de travail de la cuisine. Il recommence à étudier longuement et froidement cette composante roulement. Et puis, soudain, il s’esclaffe à nouveau parce que, en roulant, l’objet s’est mis à tituber ridiculement avant de tomber à plat. Et comme il adore rire, il se met aussitôt à tâtonner pour obtenir à nouveau cette titubation qui lui procure tant de plaisir.
Mais c’est plus difficile. Il dit souvent : « Oh ! J’ai raté. » (Ce qui prouve bien qu’il a un but, une intention). Cette fois, trop d’éléments rentrent enjeu ; il faut pencher suffisamment le rouleau : ni trop, ni trop peu. Il ne faut pas trop le pousser parce que celui-ci se contenterait bêtement de rouler. Mais il ne faut pas, non plus, trop peu le pousser, car il n’aurait pas alors le temps de produire la titubation recherchée. On se retrouverait dans la situation déjà explorée du rouleau qui ne roule pas et qui pivote et tombe sur place. Tout cela est difficile à coordonner. Aussi, après deux maigres succès, laborieusement construits, Tanguy abandonne.

Résumons : il y a eu investigation détachée des composantes de l’objet et, à la suite du surgissement d’un désir, un tâtonnement expérimental pour obtenir une maîtrise. Tout le monde peut le vérifier : il suffit de laisser traîner « par inadvertance » un rouleau de scotch. Mais vous verrez : l’enfant s’intéressera à la baignoire ou à tout autre chose ! Cependant, on devrait pouvoir toujours repérer les deux moments.

Circonstances
J’aurais pu m’arrêter à l’étude des circonstances : l’espace rétréci a privilégié un tâtonnement. L’espace agrandi en a permis un autre. L’enfant était seul. Ce n'est pas tout à fait exact parce qu'il nous prenait continuellement à témoin : « Regarde maman ! Regarde, Paul ! » Nous avions affaire à l’être – dans son individualité. En tant qu’être-dans-une-communauté, son comportement aurait pu être différent.
Je vais insister sur ces deux derniers points. Car, moi aussi, j’ai un but, je me suis... aussi fixé un point dans l’avenir.

Le désir
Cependant, avant de poursuivre, il faut réfléchir à cette idée du désir qui détermine le changement d’attitude et provoque l’entrée dans le tâtonnement expérimental. À mon avis, il se manifeste de deux façons. Il y a le désir lié à l’objet, aux satisfactions, aux plaisirs qu’il peut apporter à l’être dans son individualité. Et le désir ou l’objet n’est qu’un support, un prétexte. Par exemple, il peut aussi servir à montrer à la communauté qu’on est le plus fort, qu’on a toujours de bonnes idées, qu’on est différent et supérieur, qu’on trouve toujours le premier les solutions, qu’on sait plein de choses, qu’on est un être plein d’infinies ressources et de sagacité...

Mais l’objet peut permettre également de connaître les plaisirs du partage, de la reconnaissance par la communauté, de la rassurance de soi, de la communication d’une idée neuve, de la recherche en commun, de l’appartenance à une équipe, de l’aide aux autres, de la découverte de sa propre vision du monde, par rapport à celles des autres (plus grande sensibilité aux couleurs, au mouvement, aux sons...).

Ces deux manifestations du désir sont à la source de toute expérience tâtonnée.

Paul Le Bohec

Texte paru dans le nouvel éducateur n°69, mai 1995, p.4 et 6
sous la forme de 2 encarts dans le dossier « L’enfant expérimentateur » préparé par E. Lèmery

(1) FREINET Célestin, Œuvres pédagogiques, tomes I et II, Paris, Éd. Du Seuil, 1994.