… au moins dans mon esprit, depuis l’exposé des LÈMERY sur les apprentissages.
Mais, avant d’aborder vraiment ce sujet, je veux préciser deux ou trois points de détail. En bas du schéma présenté à la page 6 du document n° 230 du Nouvel Éducateur, on passe, à mon avis, trop rapidement sur « acquis et perçu ». Sur un plan général, on est très bien, plutôt maintenant, pour se saisir de la question. En de nombreux domaines on pensait bien tenir en main les choses ; on se croyait en terrain solide ; on avait des bases ; on s’appuyait dessus ; on était plutôt tranquille, décontracté. Et puis, soudain, on perçoit que rien ne colle plus de ce qu’on avait quasi-définitivement établi. On avait des acquis, des certitudes, on fonctionnait sereinement. Et voilà que tout s’est mis à bouger, partout, à tous niveaux. Et on s’aperçoit qu’il faut sortir de nos routines reposantes, qu’il faut encore et toujours se poser de nouvelles questions. Heureusement que Freinet nous avait formés à cela.
Donc un problème naît de cela, d’une transformation de la situation, de l’apparition d’une totale nouveauté, d’une exigence plus forte, d’une nécessité criante ou de la perception d’une inadéquation des solutions jusque-là proposées et même acceptées.
En ce qui concerne les apprentissages, qu’est-ce qui pousse à les entreprendre, en dehors du fait de se les voir imposer ? Il y a donc d’une part, « comment l’apprentissage ? » mais aussi, d’autre part, « pourquoi l’apprentissage ? » Pourquoi les enseignants estiment-ils nécessaire de faire acquérir telle ou telle compétence, tel ou tel savoir ? Et quels apprentissages les élèves (et les maîtres !) estiment-ils nécessaire de commencer ? L’anglais, l’allemand, le russe, le japonais, l’informatique, la télématique, la vidéo, la télécopie, l’écriture de scénarios, l’animation de stages dans les pays de l’est, etc. etc. mille choses auxquelles nous n’étions pas préparés. Il y a donc, d’une part, nos acquis qui nous satisfaisaient passablement et, d’autre part, la perception de la réalité actuelle de la marche du monde. Ce qui nous pose une foule de nouveaux problèmes.
Mais le positif, dans cette affaire, c’est que nous, les enseignants, nous sommes contraints de nous remettre en apprentissages. Et, en observant nos propres démarches, nous pouvons mieux comprendre comment ça se passe au niveau des enseignés. Un exemple : à la suite de la visite d’un professeur de Moscou à SCOLA, je me suis mis au russe. Eh bien, je reconnais certains mots, rien qu’à leur dessin. Et ils me sautent à la figure sans que j’aie besoin de déchiffrer laborieusement les caractères cyrilliques ; ça confirme ce que nous avions perçu au niveau de la méthode naturelle d’écriture. Mais la co-observation est plus rentable que l’auto-observation. C’est à celle-là que se consacrent dix copains du 35 qui se sont mis à l’apprentissage de la calculette, à raison de sept participants et de trois observateurs. En cette occurrence, on peut parler de méthode naturelle parce qu’il y a un groupe.
Cette idée de mise en apprentissage des enseignants commence à se répandre. C’est ainsi qu’à Louvain-la-Neuve (Belgique), je m’étais trouvé, avec six collègues, devant un amas de patrons de coupe de vêtements. En Italie, Béatrice MARTINI utilise une écriture inconnue pour « enseigner » la M.N. Elle a repris cette idée avec Manuella, au Portugal, l’été dernier. Il y a certainement d’autres expériences de ce type. Mais revenons au dossier n° 230.
Puisque avec les LÈMERY, on cherche à réfléchir en profondeur, je signale en passant qu’ils ont supprimé la gerbe d’hypothèses qui figurait sur mon schéma initial. Ils ont sans doute raison de ne pas vouloir rentrer à ce point dans les détails. Ce qui me paraît intéressant, c’est que toute hypothèse, même totalement inadéquate, n’en a pas moins existé et, de ce fait, elle se trouve inscrite quelque part en mémoire. Et avec un changement de perspective, on peut la retrouver. Par exemple, la pose du pied retardée provoque la chute, et c’est regrettable quand on apprend à marcher. Mais lorsque la marche est maîtrisée, on peut travailler sur la chute (plongeon du goal par exemple) et ce que l’on avait mis de côté redevient intéressant. C’est un peu vite et trop légèrement dit, évidemment, mais il me semble que c’est ce que Freinet voulait signifier quand il disait que le tâtonnement expérimental différait de la méthode des essais et des erreurs parce que le premier laisse des traces.
Je voudrais également discuter de la critique des personnes. Moi, je parlais de la critique des exemples et de la critique de parole. Est-ce qu’elles sont incluses dans la première critique ? Pour moi, il y a deux façons d’acquérir du savoir : par analyse consciente et par imprégnation inconsciente. Par exemple, pour acquérir un geste sportif technique, on peut, après constatation de piètres résultats observer comment les autres s’y prennent. « - Ah ! Oui, il arrondit son bras ; il recule au lieu d’avancer. »
Mais si on joue avec de bons joueurs, on peut acquérir le geste juste, sans savoir comment, par imitation inconsciente, par imprégnation. Ce qui prouve l’intérêt de fréquenter des gens experts. À ce niveau, rien n’est encore dit.
La critique de parole ne doit survenir qu’après, c’est-à-dire quand on a déjà abondamment tâtonné et qu’on se trouve arrêté, bloqué dans ses progrès, au point qu’on n’a plus l’espoir de trouver par soi-même ce qu’on recherche toujours pour ne pas se mettre sous la dépendance de celui qui sait, ne serait-ce qu’un peu plus.
Tiens, le groupe 35, dont j’ai parlé plus haut, aurait pu travailler sur l’apprentissage des règles du jeu d’échec comme je l’avais proposé. Pensez-vous, ils ont choisi la calculette. Et ils ne m’ont même pas invité. Il est vaguement question de faire un jour appel à moi. Ouais, peut-être un jour, quand ils auront tout trouvé par eux-mêmes. Et alors, à quoi je servirai ? À rien d’autre qu’à les écouter. Et ce sera déjà pas mal car « c’est ce qu’on explique qu’on comprend ». Et Béatrice n’a pas repris mon idée de l’Espéranto et de la sténo. On veut être autonome et maître de ses cheminements.
Mais quand vous avez un entraîneur, par exemple, et que vous le sentez dévoué à votre cause, non seulement vous acceptez ses commentaires, mais vous les recherchez. Car lorsqu’on agit, on est « dedans ». On a besoin d’un regard extérieur qui perçoit mieux la réalité et peut vous informer de ce qui se passe. En fait, à ce moment-là, c’est lui qui procède à l’analyse consciente.
Mais, répétons-le, il ne faut pas intervenir trop tôt. Combien d’apprenants ont abandonné en cours de route car ils étaient excédés des conseils dont ils étaient abreuvés et dont ils n’avaient, sur le moment, rien à faire. Venons-en enfin à cette clarté augmentée fournie par les LÈMERY. Leur tableau (p.14) est intéressant parce qu’il prend en compte, à égalité, la voie didactique et la voie heuristique (de découverte). Je dois avouer que, depuis pas mal de temps, ça m’énervait de voir l’accent porté à ce point sur les fichiers, les fiches-guides, les livrets, etc. Ils ont toujours été nombreux, à l’I.C.E.M., ceux qui ont travaillé généreusement dans ce domaine - et plusieurs d’entre eux ne s’en servaient même pas dans leur classe ! - Lorsque j’étais allé à Aizenay, j’avais été étonné de voir que les enfants, après un quart d’heure d’entretien collectif, se précipitaient sur les fichiers pour remplir les plans de travail, les plannings. Autonomes, dites-vous, ouais, enfermement ! Ils vous fichent la paix : « Il faut bien les occuper », disait Freinet qui les avait 24 heures sur 24. J’avais refusé de participer au Salon de Nantes parce que je n’étais pas d’accord sur le fond. Je me disais : « On tombe dans une scolastique Freinet ; il n’y en a plus que pour l’évaluation, le mesurable ! » Et j’avais failli écrire sur le Minitel.
D’accord. Mais après le salon de Nantes, pourquoi pas, en alternance, un salon, une rencontre sur le rôle capital du groupe dans l’apprentissage. Mais je me rends bien compte que les conditions ont évolué et que seule une pédagogie Freinet est possible maintenant. Pourtant une pédagogie Élise, à base de pulsions, de création, d’expression dans un groupe positif - c’est pour moi la définition de la méthode naturelle - est beaucoup plus exaltante, impliquante et, surtout, beaucoup plus efficace. Elle donne de l’élan et l’entretient. C’est celle que j’ai pratiquée, tous azimuts, avec juste un fichier d’opérations.
Cette pédagogie-là est disparue. Je comprends bien pourquoi : il y a une dominante de freinétistes de l’enseignement spécialisé. Comme je crains leur réaction, je m’empresse de dire : « Évidemment, dans leurs conditions, ils ne peuvent pas faire autrement ! » Mais n’allez pas le leur répéter, je n’en suis pas totalement persuadé. De toute façon, ailleurs, c’est possible. Joël BLANCHARD l’avait bien compris puisque, après une simple petite expérience d’une demi-heure, il s’était mis à la méthode naturelle de mathématique. Mais les M.N., est-ce qu’on les pratique encore ? Dans cette atmosphère d’angoisse généralisée, est-ce qu’on ne se réfugie pas, pour se rassurer dans une pédagogie mécaniquement, scolastiquement Freinet ?
Cependant, il me semble que puisque la maison est le lieu de la consommation d’informations, d’images, de jeux, de jeux-vidéos, l’école devrait se centrer sur la production généralisée. Ne serait-ce que pour que les enfants puissent s’alléger de toutes les images qui les oppressent. Et puis, le monde est infiniment riche de plaisir à prendre. Mais comment les enfants y accéderaient-ils puisque, nulle part, maintenant, ils ne peuvent commencer à être de la partie.
La pédagogie Élise peut-elle encore avoir dialogiquement sa place, de façon complémentaire, contradictoire, antagoniste ? Cette race de freinétistes qui remplissaient : Art Enfantin, B.T.R., Éducateur, Techniques de Vie, J.Magazine, Enfantines, gerbes, albums, disques, etc. est-elle définitivement disparue ? Et la méthode naturelle peut-elle encore survivre ? Et, pourtant, jamais les enfants n’ont été aussi chargés.
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique n°48/49 février 1992