Voici ce que j’ai écrit à un camarade qui préparait un portrait insuffisant et donc, erroné, de Freinet :
Si on s’arrêtait à ta vision des choses, on serait en droit de dire :
« Eh ! bien, ce n’était que ça, Freinet ? »
Non, Freinet :
- C’est un refus d’accepter l’injustice, un élan communicatif, une foi dans l’avenir, une puissance de travail, une audace à contre-courant, une opiniâtreté résolue, une ténacité hors-norme, un pragmatisme efficace, un entraînement à agir, une lucidité extrême, un enthousiasme mesuré, une ouverture de pistes...
- C’est un esprit fédérateur, l’organisation d’un mouvement pédagogique, une relation égalitaire avec les travailleurs, une mise en relation des travailleurs entre eux, une instauration des échanges, un partage des savoirs, une création de rencontres... une gestion économique... une maison d’éditions...
- C’est une création de théories, une philosophie, une vision de la vie, une projection dans l’avenir mais, aussi, et surtout, une présence à la réalité, une conscience de la société, une sensibilité aux changements du monde, une prise en compte immédiate de toute nouveauté, une conception de la globalité de l’enfant, l’idée, totalement en marge à l’époque, d’une insertion dans la complexité...
- C’est une attention positive à l’être, une perception des flux, un souci des développements personnels, une conscience de l’évolution des groupes, une acceptation des différences, une écoute de la parole, une protection des faibles, une attention à leur démarrage...
- C’est une pratique de la démocratie, un respect des droits de chacun, un encouragement à l’expression, un engagement à la responsabilité, une organisation de la participation, un refus de la hiérarchie...
- C’est un génie qui perdure, une aventure partagée qui se prolonge, une œuvre qui reste à accomplir...
Quelle vie exaltante a été la mienne ! Quelle chance d’avoir connu Freinet, Élise et le Mouvement ! Quand on arrive sur terre, on a une vie à vivre. Se présentent à nous mille possibles chemins. Des courts qui s’arrêtent vite et tournent court. Des longs, mais fragiles, toujours au bord de la rupture, et constamment à rafistoler. Des fausses pistes auxquelles on croit avec conviction ; des bizarres auxquels on aimerait croire... On ne sait quel chemin prendre parce qu’on ne sait pas bien ce que l’on est. On ne le sait d’ailleurs qu’après. Il faut avoir beaucoup de chance. Moi, j’ai eu de la chance de me trouver par hasard sur un très long chemin. Plutôt rocailleux au début ; puis, dégagé assez rapidement de deux gros rochers, il est devenu amical et plein, varié, avec une succession de tournants qui dégageaient à chaque fois de riches perspectives. J’ai pu m’y engager totalement parce que des éléments de ma vie et des circonstances particulières m’y avaient préparé. Quand je me retourne sur mon parcours de vie, je ne pense pas que j’aurais pu en trouver un autre qui me convint à ce point. J’ai même un peu honte d’en parler parce que je pense que cela doit être rare d’avoir vu se combiner tant d’éléments favorables.
Jusqu’à ma rencontre avec la pédagogie Freinet, ma vie avait été une vie blessée. Mon père avait été tué par une locomotive. À 12 ans, j’avais été exilé de ma famille, pauvre, mais, unie et heureuse. Et j’avais été séparé de mes frères.
Et, de plus, j’avais beaucoup souffert de l’école traditionnelle. Je m’y étais terriblement ennuyé. Jeune Breton dynamique et expansif, j’avais dû canaliser mon énergie. Il est vrai que nous étions 40 par classe ; et 55, l’année du certificat, dans des salles trop petites. Il n’y avait aucune place pour la fantaisie. Les lectures étaient interminables. On devait suivre du doigt pour pouvoir prendre la suite à tout moment. Quand on arrivait en bas de page, on reprenait au début, parcourant ainsi, trois ou quatre fois, un texte sans intérêt. Et défense de regarder plus loin. D’ailleurs, on savait déjà le livre par cœur parce que, à défaut de toute autre lecture, on l’avait lu à la maison.
Jamais une seule chanson, jamais de gymnastique. Rien que les sempiternels exercices, dictées, problèmes, exercices, dictées, problèmes.... Et ces leçons d’écriture qui me mettaient à la torture parce que mon dynamisme foncier ne s’accordait pas avec les nécessités de l’écriture au porte-plume. Les rares rédactions ne permettaient aucune expression. Il suffisait de se distinguer dans l’emploi des clichés les plus éculés : la prairie émaillée de pâquerettes, la ligne de peupliers qui révélait le ruisseau qui serpentait dans la prairie, les trilles du rossignol...
En outre, l’habitude, dans les écoles primaires de Rennes, c’était de pratiquer « l’étude ». Si bien que nous avions, chaque jour, plus de sept heures d’école. Un seul miracle : un soir de terrible verglas, on nous lâcha à 16 heures. On s’en souvient encore.
Mes parents, uniquement bretonnants jusqu’à l’âge de six ans, n’avaient connu que le français de l’école. Cela m’avantageait grandement par rapport aux autres élèves issus du milieu gallo environnant où le patois était encore plein de vitalité. Aussi, mes exercices étaient-ils rapidement exécutés. Il ne me restait plus qu’à croiser les bras et à attendre sans bouger. Vraiment, malgré mes excellents résultats, j’ai vécu cette école primaire comme un cauchemar.
L’école primaire supérieure n’arrangea pas les choses. On s’y levait à 5 heures 30. Toujours les mêmes « promenades », le jeudi et le dimanche, dans des lieux dépourvus d’intérêt. Et toujours la même limitation de mouvements et l’insondable ennui. De plus, elle était à 80 kilomètres de Rennes. Et je ne pouvais rentrer chez moi que quatre jours au milieu du trimestre.
L’École Normale se passa un peu mieux grâce à divers subterfuges : maladies, chahut, compositions préparées à la pelote basque, absences de livres… Aussi je n’obtins mon diplôme qu’à la suite d’une circonstance « favorable » : la débâcle militaire de la France. Étant donné la situation, on avait supprimé l’oral !
Et me voilà parachuté, à 19 ans, dans un CP-CE1-CE2 de 36 élèves. Je sentis aussitôt que j’allais être obligé de pratiquer cette pédagogie traditionnelle qui m’avait tellement rebuté. J’enseignais la lecture à partir des tableaux Boscher aux enfants du CP qui arrivaient à l’école le jour de leur sixième anniversaire.
Heureusement, une collègue m’en délivra en me recommandant la Méthode Rose…
Mais tout a vraiment commencé quand j’ai lu, dans une quelconque revue, un article sur les « textes de vie ». C’était certainement, souterrainement, dans cette revue publiée par Vichy, une allusion au texte libre. Je me mis immédiatement à le pratiquer ; peut-être, avec le souci d’une amélioration des résultats scolaires. Mais, très tôt, je fus surpris de la tonalité affective des textes ; en particulier, de ceux d’un petit orphelin de père qui témoignait gentiment de sa tendresse pour sa mère.
Aussi, à la rentrée de 45, quand mon nouveau directeur me passa le premier numéro de « l’Éducateur », je m’y abonnai aussitôt. J’y retrouvais le texte libre dont j’avais déjà une bonne pratique. Je m’émerveillais de la simplicité d’une fiche sur la maison lacustre qui en apprenait tout de suite beaucoup plus que le meilleur des résumés à apprendre par cœur. Et, surtout, Freinet disait : « Nous serons entre travailleurs, il n’y aura pas de hiérarchie. » Et moi qui avais vécu avec l’expérience d’une fraternité heureuse, je ne pouvais qu’être sensible à cette optique d’égalité. Mais aussi de liberté puisqu’il n’était pas question de travailler selon des directives impératives. Ce qui changeait de ce que nous avions pu connaître, pendant de si longues années, à l’école. En dehors de toute obligation administrative, nous étions libres d’explorer les sujets que nous voulions. Et la conception de l’enfant global était si nouvelle, et le champ à explorer était si vaste que chacun pouvait, suivant ses affinités, s’y choisir utilement une place.
Mais en ce qui me concerne, cela allait plus loin que de simples affinités. Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que j’avais fait aussi un transfert sur Freinet. Trois années auparavant, mon père avait été victime d’un accident. Et chez Freinet qui avait le même âge, et avait vécu la même guerre de 14, je retrouvais le même dynamisme, le même militantisme, les mêmes valeurs, le même souci de défendre les enfants de la classe ouvrière et la même gentillesse.
Ajoutons à cela son évident charisme. Comme tout être de forte conviction, il attirait. Dans la vie, on flotte souvent sans bien savoir où se poser. Et quand on rencontre quelqu’un qui semble vraiment savoir où il veut aller, on lui emboîte volontiers le pas. Ce pourrait être dangereux. Et cela l’a souvent été dans l’histoire. Mais, en la circonstance, nous étions tranquilles. Si nous avons participé à son combat, c’est parce que c’était aussi le nôtre. Et lorsque nous jetons maintenant un regard en arrière, nous n’avons rien à regretter de ce qui s’est passé. D’autant plus qu’il avait su se démarquer à temps des dogmatismes.
C’était un « camarade » un peu plus âgé, qui avait connu de grandes difficultés dans la vie et avait donc une grande expérience. Mais c’était un compagnon toujours accessible qui tendait à nous faire croire que nous étions à son niveau. Il disait même – et ce n’était pas par coquetterie – qu’il n’était qu’un instituteur moyen et qu’il voulait participer à l’élaboration de matériel et de techniques pour des instituteurs moyens.
« J’ai toujours dit qu’il existe dans l’enseignement une infime minorité d’éducateurs de race qui réussissent mieux que nous avec nos techniques, et cela avec une adaptation des anciennes méthodes ou tout simplement sans méthode.
Ce n’est pas pour eux que nous parlons ou écrivons, mais pour la masse des 99,5 % des instituteurs qui n’ont ni les possibilités, ni les dons de ces éducateurs d’élite. Pour cette masse, dont nous sommes, il nous fallait trouver des principes, des outils et des techniques qui leur permettent d’obtenir avec plus d’intérêt, et donc avec moins de peine, un rendement plus efficace. » Lettre du 5/11/61
Non seulement, il admettait la discussion, mais il la provoquait. Il était constamment en recherche de plus de vérité, d’une vérité constamment en phase avec la réalité de l’époque. Ce qui obligeait à de constants aggiomamenti.
« Le Planning : J’ai encouragé les camarades qui cherchaient dans ce sens car ce n’est qu’à l’usage qu’on peut savoir si l’outil est à recommander.
Je ne l’ai pas pratiqué mais j’ai fait part à Le Bohec de mes réserves qui sont partagées par la plupart des camarades.
Je crains que, manié par des mains profanes, ce planning devienne très vite la mécanisation d’un système d’émulation genre bon-point et qu’on fasse porter l’accent sur la mesure, toujours un peu arbitraire, plus que sur le contenu et les vertus du travail. C’est là, à mon avis, ce qui nous attend si nous ne réagissons pas. » Lettre circulaire du 5/3/62.
Comme il avait raison ! On ne se rend pas encore bien compte, maintenant, des dégâts provoqués par de nombreux camarades minutieux, systématiques et formalistes ; dégâts qui durent encore. Et qui ont été amplifiés par le ministère de l’Éducation Nationale.
Mais il était très attentif à ne pas blesser les camarades. Après une critique sévère de mes positions sur le planning, la caractérologie, la correspondance, le journal scolaire... il m’écrivait :
« Ne vois dans les critiques formulées, aucune mauvaise pensée.
On pense bien que tu as tes raisons pour procéder comme tu le fais. Nous voudrions voir si cette façon de procéder est valable ailleurs.
Une telle controverse, menée dans l’Éducateur sera intéressante et utile. Comme celle avec ton professeur. La critique ne signifie pas qu’on mésestime le contradicteur. On veut tout simplement mieux le connaître pour savoir qui a raison.
Affectueusement. C.Freinet. Lettre du 5/11/61
Autre exemple :
« Je te remercie de ta longue lettre. Il ne s’agit pas de te taire, de ne plus recevoir les camarades. Au contraire, nous avons besoin de toi, ce qui ne doit pas nous empêcher d’opérer les réserves que nous croyons utiles. C’est ainsi que nous nous éduquons les uns les autres. » Lettre de mars 62
Comme beaucoup d’autres, je n’étais pas toujours d’accord avec lui. Mais il prenait soin de nous donner la parole parce qu’il croyait à l’importance de la confrontation des idées. Il m’avait même confié la rubrique de l’Éducateur : « La part du maître ». La plupart du temps, il acceptait tels quels mes articles, sans jamais les censurer et se réjouissant même des problèmes que, parfois, je posais. Il ne me demandait de reprendre que ceux qui n’étaient pas directement compréhensibles.
Il avait été déçu et presque choqué d’apprendre que moi, le fidèle des fidèles, je n’imprimais plus, que je n’avais pas de journal scolaire et que je n’utilisais pas la correspondance. (Après onze années de pratique !) Il m’expliquait qu’il était d’accord pour dire que la correspondance n’était pas faite pour l’histoire et la géographie, mais pour mieux se connaître. Moi, je pensais que, jusqu’à 9 ans, les activités de la pédagogie Freinet suffisaient largement pour cela, pour peu qu’on ait souci de développer les langages, ce que je m’efforçais de faire dans des domaines inhabituels comme le parlé, le chant, la gymnastique et la mathématique. Mais lui, il avait plutôt une optique grande classe. Et il avait raison de penser qu’à ce moment-là, il fallait ouvrir les fenêtres sur le monde. – (Élise me comprenait mieux parce que je me trouvais davantage sur sa ligne.) – Mais Freinet craignait que mes interventions ne dissuadent des camarades de ce niveau de pratiquer la correspondance, alors qu’il pensait qu’elle était accessible à tout le monde et que, par sa seule introduction, les choses s’en trouveraient déjà considérablement et positivement changées.
Je n’étais pas non plus d’accord sur le fait qu’il fallait construire le savoir mathématique sur le réel, alors que je pensais, et que mes élèves m’avaient conforté dans l’idée, qu’il fallait d’abord s’en désengluer. Mais bien que fondamentalement opposé à cette idée, il n’en avait pas moins publié le récit de mes premières expériences. Élise me disait :
« Ici, tout le monde est contre toi. Et moi, je serais plutôt de leur côté. Mais, continue, tu pourrais avoir raison contre nous tous. »
Mais si j’ai eu en grande partie raison, ce n’est pas contre eux, mais avec eux, parce que j’avais appliqué leurs idées à l’enseignement des mathématiques. Élise s’était d’ailleurs rapidement rangée à mon point de vue parce qu’elle sentait qu’on ne pouvait faire totalement confiance au seul calcul expérimental.
Même comportement de Freinet à propos de « Rémi à la conquête du langage écrit ». Les premiers cahiers l’avaient un peu inquiété. Mais il ne les en avait pas moins publiés.
Lorsqu’il avait choisi comme thème du congrès d’Annecy : « Critique de l’école traditionnelle », nous avions été plusieurs à lui dire notre désaccord. Alors, il avait opté pour : « Les maladies scolaires ». En cette occurrence, nous avions eu tort car cette critique était à faire, comme elle l’est encore à faire maintenant. Ayant connu tout ce qu’il avait connu, il n’hésitait pas à affronter la réalité en face. Nous, nous étions beaucoup plus timorés.
Cependant, il avait souci de la cohésion du mouvement. Il avait fait tout ce qu’il fallait pour retenir Fernand Oury et son équipe parisienne. Mais Oury tenait à vivre son aventure particulière.
Freinet ne manquait pas de critiquer mes positions qu’il jugeait extrêmes. C’est vrai que je m’écartais du matérialisme pédagogique. Cependant, il ouvrait la porte à la discussion. À un camarade du Nord qui avait fortement réagi à l’un de mes articles, il écrivait :
« Je dis ces choses un peu hâtivement. Nous en discuterons peut-être dans « Techniques de Vie ». Seul Le Bohec nous réveille. Et il fait bien. Et je sais qu’il ne manquera pas d’arguments pour défendre aussi son point de vue. Nous reprendrons donc cette discussion très intéressante. »
Et à moi :
« Tu vois, mon cher Le Bohec, que les craintes que j’avais exprimées risquent d’être justifiées. Je crains qu’il n’y ait chez toi, du fait d’une part du maître parfois prédominante, une trop grande recherche de style. Tu trouves souvent trop pauvres les textes imprimés dans les journaux scolaires. Je crains que tu aies fait un pas quelque peu désaxé du fait justement que tu n‘as plus de journal scolaire. » Lettre du 17/3/62
Je pourrais citer des quantités d’autres lettres où il cherchait toujours à ouvrir le débat sur toutes questions. Et il n’en manquait pas car l’horizon est toujours largement ouvert quand on pratique cette pédagogie de la globalité et de la complexité, qui était, alors, entièrement à construire.
En résumé, il ne faut pas dire que Freinet était parfait. Personne ne l’est : nous avons tous les qualités de nos défauts et les défauts de nos qualités. Mais il avait su s’entourer d’êtres complémentaires qui recouvraient ainsi un vaste territoire.
En définitive, quelles que soient les réticences que certains pourront manifester, le solde est largement positif puisque, non seulement son mouvement a duré toute sa vie et, trente ans après, il dure encore, permettant même le développement de ses idées efficaces dans les situations difficiles que connaissent de nombreux pays hors de la France sclérosée. Et si on fait bien de célébrer son centenaire, c’est pour que ces idées continuent à survivre comme des gènes utiles qui se réactualisent continuement dans la succession des êtres.
Donc, j’avais fait une projection sur Freinet. Cela, je l’avais bien ressenti à l’occasion de son décès. Mais, comme on a pu le voir, je ne me contentais pas d’être un fidèle disciple. J’avais une autonomie de recherche. J’avais même quitté le mouvement pendant trois années pour me consacrer uniquement à la lutte politique. Car il est évident qu’on ne pouvait faire une pédagogie à l’écart du monde. Si on parlait de totalité, il fallait nécessairement considérer les conditions d’existence des enfants et essayer de les améliorer. C’est ainsi que la plupart des freinétistes étaient aussi militants syndicaux et politiques. Et beaucoup ressentent encore la nécessité de prendre part aux grands débats et aux grands combats du monde. Un moment, j’avais pensé qu’on ne pourrait rien faire tant qu’on n’aurait pas transformé les conditions de vie des gens. Et donc que la lutte politique était prioritaire. Jusqu’au jour où je me suis aperçu que la pédagogie était également politique. Et qu’on ne pouvait, sans incohérence, se contenter d’être révolutionnaire, à partir seulement de 5 heures du soir.
C’est ainsi que j’ai pu commencer à cicatriser deux autres blessures d’enfance. En dehors de mes familles politique et sportive, et plus intensément encore, j’ai appartenu à une communauté fraternelle de praticiens-chercheurs motivés par le désir de découvrir sans cesse des solutions favorables aux enfants, en échafaudant des théories immédiatement utilisables. En attendant, évidemment, la prochaine remise en cause. Nous n’avions pas passé les diplômes requis pour avoir droit au titre de chercheur, mais nous étions heureux d’appartenir à l’Université Freinet, celle des praticiens qui étaient obligés, pour être efficaces, de se placer sous le paradigme de la complexité. Comme l’avait fait Freinet dès le début. Ce qui n’était pas alors le cas des chercheurs patentés qui devaient, avant toute chose, déterminer soigneusement leur territoire de recherche. Pour saisir la globalité dans son ensemble, nous aurions été bien démunis si nous n’avions constitué une communauté de recherche nombreuse et homogène.
Nous avions de nombreuses occasions de nous rencontrer : congrès annuels où nous faisions le point du travail de l’année, stages régionaux annuels très fréquentés, rencontres départementales mensuelles, sans oublier les journées de Vence qui se déroulaient chaque année. Tout cela, à nos frais, bien entendu. Et, entre temps, des bulletins de commissions et de nombreux cahiers de roulement circulaient sur les thèmes les plus divers. C’était véritablement une ruche en activité. Dans un esprit tout à fait particulier : sentiment d’égalité, point de frime, point de drague ; nous étions dans un monde d’équilibre et de santé.
Cela n’empêchait nullement de fortes oppositions entre nous. Mais, contrairement à ce qui se passe souvent, il n’y avait ni vainqueur, ni vaincu. La discussion permettait à chacun de reconsidérer objectivement ses positions. Mais les contradictions n’en subsistaient souvent pas moins. Et l’on sait que « la contradiction est le moteur du développement. »
Les théories de Freinet nous étaient directement assimilables parce qu’il construisait ses métaphores sur une expérience de vie que nous possédions également en grande partie. Et nous étions étonnés de pouvoir directement comprendre.
Il m’a été également permis de connaître bien d’autres joies.
Comment se fait-il que moi, petit instituteur adjoint dans ma presqu’île, j’ai pu accéder à des mondes qui m’étaient si inconnus ? Ce fut, tout d’abord, l’accès à la radio avec le Concours du Meilleur Enregistrement Sonore (C.I.M.E.S.). Grâce à Guérin et Dufour, je m’étais initié à l’enregistrement magnétophonique. Et mes élèves, profitant à plein du climat de liberté que j’avais instauré, exploraient hardiment tout le territoire de l’oral et du chant. L’originalité de leurs productions séduisait toujours le jury. Avec quelle attention, certains soirs, nous écoutions le palmarès, ravis d’y voir figurer tant de copains de la famille du B.E.T.A. (Bureau d’Études des Techniques Audio-visuelles).
Puis ce fut le tournage, pour la télé, de notre enfantine : Jean-Marie Pen-Coat, créée collectivement par mon CP-CE1. Que c’est bizarre, un tournage !
Et, enfin, baptême de l’air pour aller encadrer un stage à Levy, au Québec, avec Bambie Jugie, Delobbe et Pellissier. J’y suis retourné trois fois avec Delbasty, les Delobbe, Pellissier, Monthubert et Ueberschlag. Quelle aventure étonnante ! Des officiels de la pédagogie auraient aimé y aller. Non, c’était nous, les sans-grades, qui étions désirés !
À Freinet et Élise, j’avais régulièrement soumis, pour critique, mes petites constructions théoriques. Si bien que, bien plus tard, je me suis senti suffisamment armé pour assurer des séminaires sur la pédagogie Freinet dans de très nombreux pays. Mes voyages ont été si nombreux et les relations ont été si approfondies que je me suis aperçu qu’il n’y avait plus ni Allemands, Belges, Brésiliens, Canadiens, Danois, Espagnols, Finlandais, Italiens, Russes... mais seulement, des êtres humains. J’ai vécu ces moments de joie intense impossibles à rapporter. Ce n’était pas seulement le partage des repas, la richesse des excursions toujours accompagnées de camarades compétents, mais les expériences pédagogiques en vraie grandeur auxquelles les stagiaires participaient avec beaucoup d’élan. Et, évidemment, le plaisir de voir quelquefois subsister des traces de mon passage. Avec parfois, même, la traduction et la publication de certains de mes ouvrages.
Mais à l’intérieur de ma classe, j’ai vu s’épanouir de nouvelles techniques et j’ai pu expérimenter avec succès de nouvelles formes d’expression et de création dont j’envoyais les résultats à Élise qui m’encourageait et les publiait très souvent. Elle avait accompagné nos premiers pas en se montrant suffisamment exigeante pour que l’on ne se satisfît pas à bon compte de l’à-peu-près. Il fallait respecter les enfants et croire en leurs possibilités. Il fallait s’ingénier à créer les conditions de la libre expression sans penser qu’il suffisait de se contenter de laisser faire. Non, il fallait prendre ses responsabilités et ne pas hésiter à intervenir au départ pour mettre le train sur les rails. Après quoi, il n’y avait plus qu’à se retirer de plus en plus pour ne pas bloquer les enfants par nos propres limitations. Nous n’avions plus qu’à nous préoccuper du soutien logistique.
Aussi, j’ai pu éprouver l’étonnante joie des insolites productions de mes élèves. Jamais je n’aurais pu penser qu’une production aussi riche soit possible. C’était vraiment la découverte d’un monde d’expérimentation, de beauté, d’élan, de sincérité, de tendresse. Et la situation spéciale de mes fils de marins et de Parisiens me permit même de repérer la vertu rééquilibrante de l’expression libre plurielle. Sans qu’il ne fut jamais question, évidemment, d’intervention thérapeutique.
J’ai donc connu une longue série de joies rares qui ont rempli la vie de notre couple, car ma femme connaissait parallèlement la même intensité d’étonnement et de plaisir dans ses domaines propres. Et nos deux propres enfants, dans nos classes, ont eu la chance d’avoir pu disposer de trois années pour créer et s’exprimer avant de tomber dans un océan de scolastique catastrophique.
C’est l’inverse de mon parcours : c’est trois années après mon entrée dans la profession que j’ai connu l’expression, la création, la réflexion et l’expérimentation. Et je continue. En effet, ce que mes élèves m’ont appris et qu’ils ont pu ainsi construire véritablement et solidement dans cette atmosphère de travail libre (reproductible) n’a pas encore été vraiment pris en compte en mathématiques, en gymnastique, en texte libre libre, en parlé et en chant. Si bien que, bien que j’aie quitté depuis vingt-cinq ans le primaire, et toute activité professionnelle depuis dix-sept années, j’éprouve, même maintenant, cinquante ans après avoir abordé les riches territoires du freinétisme, le besoin de participer à tout ce qui semble devoir survivre. Le champ d’application des idées de Freinet et d’Élise s’est heureusement agrandi internationalement. Et je suis avec passion leur développement.
C’est une dernière chose que je dois encore à Freinet et à Élise, celle d’avoir conservé aussi longtemps de si bonnes raisons de vouloir encore vivre.
Paul Le Bohec, La Mézière, le 15/12/95
Texte paru dans le Bulletin des Amis de Freinet N°73, Juin 2000, p.48-56