Notre mouvement a tout d’abord été imprégné par les conceptions de Freinet. Il prenait en compte la réalité. Et il nous a donné le calcul vivant qui nous a permis de faire un bond en avant parce qu’il s’y introduisait du réel, de la vie, de l’affectivité, de la discussion, de In recherche collective. Et comme, à ce moment-là, le calcul avait beaucoup d’importance, nous pouvions nous réjouir d’avoir trouvé une bonne solution à nos problèmes d’enseignement. Mais les choses se sont progressivement transformées ; le calcul a été moins immédiatement nécessaire et l’horizon s’est agrandi : il ne s’agissait plus de former seulement des calculateurs mais également des mathématiciens. Et là, il fallait absolument changer notre angle de vue car « on n’invente pas l’électricité en essayant d’améliorer la bougie. » (Édouard Brézin)
On ne pouvait donc s’arrêter au seul calcul vivant de Freinet qui nous aurait conduits à une impasse et qui était d’ailleurs en contradiction avec sa méthode naturelle basée sur l’expression-création.
À l’École Moderne, il y a eu et il y a encore beaucoup de praticiens capables de se donner un but précis et d’atteindre leur objectif. Et beaucoup le demandent encore à leurs élèves. Mais il y a danger si cette option de réalisation strictement programmée est par trop exclusive. Cela s’est d’ailleurs vérifié dans le passé :
« En Chine, l’empereur fournit les moyens matériels et financiers nécessaires à la recherche scientifique et il en exige des résultats.
En définitive, le caractère utilitaire de la science chinoise, de plus en plus accentué et bientôt exclusif a causé sa perte comme il a causé celle de la science romaine comme il a causé celle de la science arabe sous l’administration d’airain des Turcs. »
Mais le tâtonnement de l’humanité s’est poursuivi. Après cet excès dans une direction trop réaliste, on pouvait en prendre l’absolu contre-pied :
« En fait, les Hindous se sont limités aux mathématiques et à l’astronomie. Or, refermées sur elles-mêmes, les mathématiques sont stériles. Sans expérimentations, sans observations, sans technologie, la science mathématique se meurt. Avant l’expérience de Bourbaki, la science hindoue en est un exemple. Et la grande chance de l’occident, c’est d’avoir trouvé un équilibre entre théorie et expérience, entre science pure et science appliquée. »
C’est le danger qui menace les amoureux des maths. Et il n’en manque pas dans notre mouvement. On les voit se précipiter avec gourmandise sur la moindre occasion en se donnant la bonne conscience d’un semblant d’expression-création qu’ils ne peuvent laisser se développer harmonieusement, c’est-à-dire contradictoirement, dialectiquement, dialogiquement parce qu’ils sont trop avides de résultats mathématiques immédiats.
C’est ce qui m’était personnellement arrivé au début de mon utilisation du texte libre. Je m’emparais immédiatement du moindre texte pour assouvir mes passions – ou plutôt mes obsessions – de grammaire et d’orthographe. Et il a fallu que s’imposent à moi des circonstances et des événements pour que je comprenne enfin qu’il fallait laisser l’expression se développer jour après jour, mois après mois et même année après année en lui témoignant beaucoup de respect. J’ai alors vu apparaître ce que je n’attendais pas, ce que je ne soupçonnais pas et qui était si important pour l’enfant et sa communauté scolaire sur le plan de l’inspiration et de la maîtrise de la forme. – La seule véritable orthographe, c’est l’orthographe intégrée s’inscrivant à même l’expression d’une pensée. –
Venons-en maintenant à la rectification de trajectoire après ces coups de volants exagérés à droite vers un réalisme exclusif, puis à gauche vers un imaginaire dédaigneux.
« L’Arabe religieux, croyant, curieux s’intéresse d’abord à la science fondamentale. Les Arabes importeront d’ailleurs peu de découvertes technologiques des Chinois.
C’est plutôt sur les terrains philosophique, mathématique, astronomique, géologique et médical que se développe la science arabe et, partant, la renaissance de la science en occident.
Sans l’aiguillon constant de la recherche fondamentale et du mystère du monde, sans la liberté de pensée et d’initiative, sans le désordre créateur, la science s’étiole. »
Combien ces paroles d’un scientifique de très grand renom sont éclairantes et devraient nous permettre de pouvoir faire le point sur nos pratiques.
Ah ! Une idée farfelue et prématurée me vient – et si l’ontogenèse mathématique résumait la phylogenèse mathématique. Mais ce n’est pas le moment d’en discuter. Cependant, on sent que si, comme le disait Freinet, on parvient à rétablir les circuits, on verra se dessiner des trajectoires.
À cause de mes conditions de travail, j’ai pu voir se dessiner la mienne. En effet, j’ai exercé pendant deux décennies, dans une même classe à deux cours avec donc un même type d’enfant, dans un même pays Aussi, grâce à cette homogénéité et à cette continuité, les choses ont pu s’imposer à moi sans que rien ne s’y oppose.
Je suis donc passé successivement par les stades des faux problèmes pratiques, du calcul vivant, de la recherche mathématique pour aboutir tout naturellement à la méthode naturelle dont j’avais acquis une assez grande expérience dans plusieurs autres domaines.
Mais pour que l’on comprenne mieux la suite, je dois apporter un élément supplémentaire. Une certaine année, au cours du troisième trimestre, mes grands du CE1 s’étaient mis à fabriquer en extrême passion, à partir de panneaux publicitaires en carton et avec une petite scie égoïne, une série intensive d’objets divers tels que cubes de grandes dimensions, ce qui pouvait paraître abstrait, mais aussi toits pyramidaux de tours à cinq pans, de moulins à quatre pans... etc.
J’aurais dû me réjouir grandement de cette aventure de construction de solides. Mais non, je ne sais pourquoi, cet engouement pour des réalisations pratiques me chiffonnait. C’était stupide car l’investissement de la classe était total. Que demander de mieux ? Cependant, je sentais que ça ne fonctionnait pas juste parce que cette mode me paraissait enrôler la totalité des enfants sous la même bannière. Et puis, quoi ! Après cette réalisation de solides, il aurait fallu passer à une autre série de réalisations sans lien avec la première, puis à une autre… chaque série étant fermée sur elle-même, se suffisant à elle-même ? C’était aborder un programme en discontinuité, décidé arbitrairement par le maître et dans lequel, de gré ou de force, les enfants auraient dû rentrer. Et toute mon expérience pédagogique passée m’avait montré en écrit, en oral, en dessin, chant, gym... qu’en fonctionnant en continuité, cela marchait beaucoup mieux : il y avait de l’élan et, à cause de cela, les résultats étaient supérieurs.
Aussi, dès le début de l’année suivante, j’ai décidé d’introduire dans ma classe le texte libre mathématique. Ce qui était une généralisation de l’emploi de la méthode naturelle.
Nous sommes alors sortis de la science chinoise bloquée. Cette fois, tout en continuant d’apporter les moyens matériels et financiers, l’empereur d’Occident offrait en outre, en fournissant un espace de liberté d’être, des moyens intellectuels et psychologiques. Et, dans l’immédiat, il ne se préoccupait plus que d’analyser les retombées de ce choix pédagogique. Il n’était plus curieux que de vérifier si chacun pouvait mieux développer ses potentialités à l’intérieur d’un groupe qui cheminait en actualisant également peu à peu les siennes propres.
Alors, on a retrouvé ce cher Patrice, ce réalisateur à tous crins qui, au CP, en fabriquant sa première boite avec du carton de 5mm d’épaisseur, avait déclenché chez les CE1 cette crise de solides. Mais assez rapidement, on a vu aussi apparaître Michel, l’imaginatif, qui n’avait pu trouver sa place dans une classe à dominante technologique et qui, lui, n’était amoureux que d’objets mathématiques et ne se souciait d’aucune réalité. Et, à ses côtés, et peut-être même encore plus avant, ce Pierrick à la fois imaginatif, fantaisiste et surtout analyste. Cependant que se rapprochait de Patrice, Rémi, aussi réalisateur que lui. Et les six autres CE1, moins nettement polarisés, allaient de l’une à l’autre de ces tendances en fonction de leur disposition du moment.
La chance de la vie a voulu que je puisse continuer à vérifier l’excellence des apports de la méthode naturelle car j’ai pu les garder avec moi une année supplémentaire dans le CE2 d’une classe devenue à trois cours (avec 31 élèves !).
Ainsi, dans cette petite association de science occidentale, la personne-classe avait au moins deux directions en opposition dialogique. Et elles s’accordaient car, à chaque fois que Michel ou Pierrick créaient arbitrairement une structure, Patrice lui trouvait aussitôt une application pratique (1).
Il faut donc essayer de tenir les deux bouts à la fois... et les brins du milieu.
C’est plus souvent possible qu’on ne le croit. Ainsi, Alex Lafosse, professeur de technologie et animateur du secteur « Création manuelle et technique » cite la casserole carrée pour empêcher le lait de tourner, la cage pour caméléon – invisible –, le plantoir pour racines carrées... (Relire dans celle optique l’article du numéro 95 de Coopération Pédagogique de décembre 97.)
Dans l’atelier de céramique de l’IUT où j’ai enseigné 8 années en fin de carrière, nous avions connu de pareilles jubilations. Des pots-lisses-sciés, des en-pot-T, des cendriers à pied amovible... La créativité était dingue : on tirait parti de tout ratage ; pour les émaux, on brûlait des mégots, du goémon, de la bruyère... Et corrélativement, l’habileté technique s’installait parce que, dans ce groupe, on avait également souci de réussite technique.
En conclusion, il me semble que ce livre « Dieu face à la science » nous permet de mieux comprendre où nous nous situons les uns et les autres. – Mais sûrement, parce que nous sommes des freinétistes, en dehors des faux problèmes pratiques négociants, robinets, courriers ... qui existent peut-être encore. –
Le calcul vivant conserve son importance car, bien qu’il y ait des calculatrices, il faut voir les nombres en relation avec la réalité. D’ailleurs, ceux qui ne se sentent pas encore en mesure de pratiquer la méthode naturelle peuvent effectuer un travail intéressant dans ce domaine surtout s’ils n’ont qu’une année à leur disposition.
Le troisième champ, c’est celui de la didactique Elle travaille en domaine fermé. On propose une situation de départ aux enfants et on voit ce qui se passe. C’est un progrès mais, dans cette optique, les enfants restent dépendants du maître qui, en outre, ne leur permet pas de sortir du champ mathématique. Cependant, les résultats sont meilleurs si le maître accepte de sortir de sa panoplie de situations emmagasinées au cours des années pour prendre prétexte d’une situation imprévue ou d’une expression inhabituelle. Mais là, il faut déjà être sérieusement freinétiste. Mais la dominante n’en reste pas moins la recherche très orientée. Lorsqu’elle est collective, c’est un moindre mal. Cependant, dans cette situation où les modes peuvent avoir trop d’importance, chaque enfant ne peut développer sa trajectoire personnelle d’acquisition des connaissances.
La méthode naturelle, c’est vraiment autre chose, beaucoup plus près du comportement naturel des êtres humains insérés globalement dans leur milieu de vie multiple et plus près de la démarche des scientifiques qui conjuguent la recherche fondamentale et la recherche appliquée.
Cependant, elle présente l’inconvénient de la nécessité d’une prise de conscience intellectuelle – écologique politique – du problème. Et rien dans les années de formation ne nous y a préparés Cependant, si on en a une véritable expérience dans les autres domaines, le transfert s’effectuera facilement parce que la démarche est parallèle. Il faudra progressivement acquérir la confiance et y croire d’abord intellectuellement avant de continuer ses premiers essais de méthode naturelle parce qu’on en aura constaté les heureux effets (plaisir, élan, ouverture, complexité, applications, résultats).
De toute façon, un jour ou l’autre, on y sera amené parce que l’époque semble l’exiger :
« La société s’émancipe du modèle traditionnel fondé sur la pure régularité organisatrice pour tendre vers un modèle biologique. Il ne s’agit plus de se limiter à la seule qualification professionnelle, au savoir faire mais d’accroître la compétence, ce que l’on peut désigner comme le savoir être bien en soi-même sur les plans psychologique et mental pour affronter avec plasticité les situations originales. Savoir créer, imaginer, faire preuve d’audace, c’est cela la compétence professionnelle. » Jacques Le Goff (Ouest-France, Spécial formation, février 98)
Maintenant que vous avez objectivement considéré ces divers éléments de réflexion, je peux vous donner, sans danger de fermeture automatique, le nom du scientifique en question : Claude Allègre (2) !
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique N°97, Mars-Avril 1998
(1) Pour plus de détails : Paul LE BOHEC, Le texte libre mathématique, éditions Odilon, 89100 Nailly, 1997.
(2) Claude Allègre, Dieu face à la science, 1997.