Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Méthode naturelle de langue étrangère ?

Pour la Rencontre Internationale Des Éducateurs Freinet (R.I.D.E.F.) du Danemark, Lina Nielsen m’avait demandé de l’aider. Elle voulait faire connaître sa langue aux autres freinétistes. Mais elle craignait l’échec de son atelier. Fort d’une première expérience en espéranto à la R.I.D.E.F. de Landerneau (1979), je lui avais proposé d’animer un atelier de recherche de méthode naturelle de danois. Si on échouait en danois, on reporterait notre effort sur la méthode naturelle. Et réciproquement.

Au jour dit, dans cet atelier, nous nous retrouvons à quinze personnes de huit nationalités différentes : Allemands, Autrichien, Belge, Brésiliennes, Français, Hollandais, Hongroise, Italien. Je précise d’entrée qu’il s’agit d’expérimenter une idée folle. On se rend immédiatement compte de sa folie puisqu’il s’agit de réinventer le danois. Pour commencer, je propose d’inventer des mots. Évidemment, je dois donner l’exemple. Voici ce que je produis :

« schtrine... tom ... gram... ver..strom ... g nr... »

Lina rit : « Ah ! C’est comme ça que tu vois le danois ? Cependant, tu as dit : strøm, ça veut dire courant. »
Et elle l’écrit au tableau.
Successivement, chacun des 14 autres invente son mot. Cela ne va pas toujours sans difficulté, car c’est parfois difficile d’être créatif. Surtout le premier jour.

Le lendemain matin, au début de la seconde séance, nous tournons le dos au tableau. Lina nous lit les mots dans le désordre. Nous levons la main quand nous reconnaissons le nôtre. Et déjà nous sentons que nous commençons à bien l’aimer notre mot. Nous nous le chantons, nous nous le berçons. C’est notre enfant : il est à nous, rien qu’à nous.
Puis chacun écrit un texte libre en supposé danois que les trois Danoises présentes traduisent sans nous donner d’explication.
– Elles ne vont tout de même pas nous donner des réponses alors que nous n’avons pas encore de questions !

Nous le recopions deux fois sur nos feuilles pour l’imprégnation. Et nous allons l’écrire au tableau.
Lina nous lit l’ensemble des textes puis, tous ensemble nous essayons de les traduire sans son aide. Elle nous aide beaucoup parce qu’elle se tait longuement. Comme il s’agit d’une langue germanique, notre groupe riche de compétences linguistiques s’en sort plutôt bien.

Le lendemain matin, c’est notre texte entier de la veille que nous devons reconnaître à la voix. Ensuite, chacun écrit un nouveau texte libre, évidemment corrigé et recopié deux fois. Mais, cette fois-ci, le groupe ne retient qu’un seul texte qui, après quelques précisions de l’auteur, devient définitif. Et, nous le recopions du tableau sur nos feuilles. Avec le sourire parce qu’il s’agit du texte comique de ce blagueur de Dr(rrrrrrrr)ik le Belge.
Évidemment, comme il y a beaucoup de professeurs de langues, des questions d’ordre grammatical se posent rapidement. Mais Lina se comporte bien : elle ne répond pas. Elle ne ferme pas la question par une réponse prématurée qui déposséderait les apprenants de leur conquête. Il vaut mieux qu’une computation puisse préalablement s’établir.

« Computer, c’est opérer sur des signes, symboles formes par le moyen de signes, symboles, formes. » (Edgar Morin)

Les apprenants doivent d’abord chercher et, si possible, trouver par eux-mêmes. L’assimilation n’en est que meilleure.
Je veille au grain. Et j’arrête sur les lèvres les informations que les deux autres Danoises, non prévenues, aimeraient pouvoir distiller, pour jouir du pouvoir que leur donne leur savoir. Nous repérons assez rapidement le verbe être et sa conjugaison avec : je, nous, vous, ils. Mais pour tu et il, nous restons le bec dans l’eau. Heureusement, Lina réussit à se taire. Elle souffre, mais tient bon. Après cela, les Danoises nous apprennent une chanson. La veille au soir, elles avaient cherché une comptine, un proverbe ou un chant qui était en rapport avec le texte de Drik. Ceci pour nous immerger peu à peu dans la culture danoise.

Le quatrième jour, à ma demande, Lina nous apporte un lot de premiers livres de lecture des enfants danois. Nous nous jetons dessus avec voracité. Surprise, nous comprenons la première page. Et même la deuxième. Foucambert dit que l’on comprend lorsqu’on a 80% de l’information. Et nous l’avons. Et, collectivement, dans la joie, l’étonnement, le rire, les plaisanteries, le partage, nous induisons tout le reste.
L’appétit de danois est tel que je propose de nous y consacrer entièrement en abandonnant tout souci de méthode naturelle. Mais ils la veulent également. Si bien qu’à la fin des six matinées, nous sommes tous passionnés de danois ... Et de méthode naturelle.

C’est au cours de cette expérience qu’un élément important de la méthode a été particulièrement mis en relief.
Juste à la fin du stage, lors de la dernière séance, j’avais fait le recensement de tout ce qui avait pu se manifester et qui caractérisait la méthode naturelle.
Quand j’avais abordé le thème du champ de conscience étroit ou large, Diva, la jeune Brésilienne, avait poussé un cri : STRAMM !
Nous avions sursauté et nous nous étions regardé avec stupéfaction :
« Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui lui prend ? Pourquoi a-t-elle hurlé ainsi ? »
Elle s’était aussitôt expliquée :

« Stramm, c’est : « étroit ». C’est le mot que j’avais inventé au début du stage. Paul a dit qu’il avait été important que chacun, au cours de la semaine, ait pu être reconnu par le groupe pour une raison ou une autre : honnêteté, aide, rire, savoir, partage, etc. Moi, pendant ces journées, je me disais : « Les autres sont forts, moi, je ne vaux rien. Je ne me suis distinguée en aucune occasion. J’étais amère et fâchée contre moi-même. À côté de moi, tout le monde était gai et détendu. Ils avaient tous été acceptés par le groupe. Et Paul, ne s’apercevant de rien, continuait sa récapitulation. Nous n’avions plus qu’une demi-heure à travailler ensemble. Une fois de plus, j’avais laissé passer ma chance. De toute façon, c’était trop tard, c’était fichu. Quand Paul a prononcé le mot « étroit », le mot danois m’est revenu à l’esprit et, sans m’en apercevoir, je l’ai crié de toutes mes forces, tellement j’étais heureuse d’exister à mon tour. »

Alors ça, vous pouvez me croire, nous n’avons pas eu besoin de le noter sur notre carnet pour le retenir. Nous avions compris qu’elle s’était vraiment sentie en infériorité. J’ai mis du temps à comprendre l’importance de la chose. Je me suis longtemps figuré que tout le monde était bien informé sur ce que nous faisions dans nos séances : c’était pour rire, ce n’était qu’une simulation. Eh ! bien, non. Il semble qu’il ne soit pas possible de rester au niveau du jeu. Les gens s’investissent immédiatement beaucoup plus profondément qu’on ne saurait le croire.
Extrait de mon ouvrage : « Le texte libre mathématique » (Odilon)

De retour en France, j’emmène des amis italiens à Saint-Malo. À quai, se trouve amarré un yacht avec des drapeaux qui me semblent familiers. À tout hasard, je demande au sous-officier de garde, en haut de la coupée : « Ier Dansk ? Êtes-vous Danois ? » Il baisse les paupières en signe d’assentiment. C’est le yacht de la Reine du Danemark !
J’essaie de dire à un marin :
« Jeg vil taie dansk aber jeg kan ikke » (Je veux parler danois, mais je ne peux pas.) Il comprend et il rit.
Béatrice et Valter se mettent à chanter une chanson qu’ils ont apprise dans l’atelier de partage de chants populaires. La sentinelle rit et ne peut s’empêcher de chanter également la chanson.
Mais le plus étonnant, c’est que cette petite expérience a eu une suite. Moi, j’avais pris ça pour un jeu, une petite folie. Un jour, je m’étais dit :
« Les bébés émettent des sons. Et c’est l’environnement familial qui accordent à certains d’entre eux une valeur d’expression. Et, peu à peu, ils sont amenés à construire leur langue dans un environnement spécifique. Pourquoi ne pourrait-on pas faire comme eux ? »
Depuis longtemps, je remâchais cette idée avec une folle envie de l’expérimenter. Par chance, une occasion unique s’est présentée à la R.I.D.E.F. française de Landerneau.
J’avais assisté à la présentation de l’atelier d’espéranto. En sortant, je grommelais, à part moi :
« On devrait pouvoir faire autrement. »
Une copine m’avait entendue. Elle avait rapportée mes paroles à la responsable du groupe qui m’avait donné carte blanche.

Cependant, les années suivantes, à Madrid, Turin, Louvain, je n’avais pas osé me manifester. Ce n’est qu’au Danemark que je me suis senti suffisamment accepté pour tenter à nouveau l’expérience. Et, cette fois, avec une véritable langue étrangère. Le climat d’une R.I.D.E.F. était devenu tel qu’on pouvait se permettre de petites fantaisies.
Pour moi, dès le début, c’était clair : cette expérience audacieuse n’était qu’un jeu qui ne pouvait durer que le temps de cette rencontre.
Eh ! bien, l’année scolaire suivante, Dietlinde Bayet, professeur d’allemand en Alsace, avait travaillé de cette façon, toute l’année, avec ses élèves de sixième. J’avais frémi rétrospectivement à propos de ma responsabilité en cette circonstance. Mais il n’y avait pas eu de dégâts. Ouf !

En 1988, au Brésil, j’ai pu encore animer, pour des alphabétiseuses de Bahia, un atelier de méthode naturelle de français. Cependant, à Rennes, avant d’entreprendre ce voyage, nous avions créé un atelier de brésilien avec l’aide d’une étudiante. Celle-ci était suffoquée de la rapidité de nos progrès. On sait que la mémoire est affective. Et l’affectivité, mais aussi la créativité étaient constamment présentes dans notre petit groupe.

En 1990, en Finlande, l’atelier de méthode naturelle de finnois regroupait une trentaine de personnes de dix nationalités différentes. Nous avons repris les mêmes procédés. Mais, la quatrième matinée, les participants ont décidé de se diviser en trois groupes pour agir sur la langue. Le premier a recensé les dénominations de toutes les salles de l’institut des sports qui nous hébergeait. Le second s’est consacré à l’approfondissement grammatical des textes et poèmes que nous avions rédigés. Et le troisième a créé et joué une petite saynète qui employait tous les mots finnois que nous avions réinventés le premier jour. Et lors de la présentation finale des ateliers, nous avons également chanté la chanson à trois voix que nous avions composée, en méthode naturelle de chant, sur un de nos textes poétiques.

Un mois après, dans ma petite bourgade de deux mille habitants, j’ai vu arriver un orchestre de jeunes Finlandais. Et j’ai pu leur dire : « Vaimoni on elamani kukka ». (Ma femme est la fleur de ma vie.) et : « Rautatie oli elâmâni. Pâlliikko asema oli isani. (Le chemin de fer a été toute ma vie. Mon père était le chef de la gare.) »

Mais ça ne s’est pas arrêté là ! En 1992, trois professeurs d’anglais (un Allemand, une Brésilienne, une Italienne), un professeur d’allemand, un professeur de suédois enseignaient déjà leur langue en s’inspirant, très fortement de ce que nous avions construit ensemble. Et ils commencent à publier le récit de leur expérience. Tout cela à partir d’une petite folie ! Et de petits fous.

C’est clair : au cours de ces R.I.D.E.F, nous avons fait de la recherche fondamentale. Nous avons construit un modèle. L’étonnant, c’est qu’il ait pu connaître un commencement d’application.

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°133, Mai 2004