Contrairement à ce qui se dit, il me semble qu’en France la pratique du conseil tend à se développer aux dépens de l’expression-création qui semble moins concerner les jeunes générations d’enseignants. Cela s’explique aisément : c’est plus immédiatement accessible, plus facile à mettre en place. Et les porteurs, eux-mêmes très organisés, de cette idée née et pratiquée dans des classes de moins de quinze élèves, ont réussi à la faire passer dans leurs nombreux stages. En outre, elle semble maintenant correspondre à une demande d’éducation à la citoyenneté. Aussi, on s’en soucie dès la maternelle. Mais quand on fait ça, que néglige-t-on ?
L’idée de l’expression-création est beaucoup plus floue, plus diffuse, plus indiscernable. Elle manque de militants et se heurte maintenant à des obstacles de plus en plus insurmontables.
Le principal obstacle, c’est le temps. Autrefois, les écoles à deux classes n’étaient pas rares : les élèves restaient deux ou trois ans avec le même maître. Il y avait une continuité. Maintenant, les cours sont souvent uniques. Les fournées se suivent année après année. Rien ne peut se transférer d’une année sur l’autre, alors que le temps de maturation d’une expression dépasse une année.
De plus, la semaine scolaire était de trente heures, on pouvait y placer beaucoup d’activités. Aussi, la créativité enfantine était d’ordre atomique. Maintenant, on ne dispose plus que de vingt-quatre heures dans lesquelles on doit placer également la piscine, l’informatique, la télématique, les intervenants spécialisés... Et il y a la forte rupture des deux jours du week-end. Autant dire que c’est sans espoir.
Comment les enseignants de maintenant pourraient-ils croire à la nécessité impérieuse de l’expression-création puisqu’ils ne sont pas en mesure d’en constater par eux-mêmes les développements et les bienfaits ? Et, à l’IUFM, on ne les informe nullement sur cette possibilité totalement insoupçonnée par les formateurs, alors que la créativité est un atout essentiel dans la société d’aujourd’hui. Aussi, quand il nous arrive exceptionnellement de pouvoir présenter nos dessins, peintures, albums, enregistrements (textes, poèmes, mathématiques, discussions théoriques...), c’est à peine si on nous croit.
Ça paraît être d’un autre monde... Et c’est d’un autre monde (de demain ?). On pourrait croire que le conseil est le lieu de la parole consciente tandis que l’expression-création serait celui de la parole profonde, pour ne pas parler d’inconscient. Mais les choses sont plus complexes.
Au conseil, il y a aussi parfois des traces de parole profonde. Et, dans une classe centrée sur l’expression, il y a aussi une éducation à la citoyenneté : le droit pour l’autre d’être différent, le respect de son existence propre, l’intérêt qu’on lui porte, l’attente de ses productions, les portes qu’il nous ouvre, bref, la circulation de la parole, l’accueil positif, la tolérance...
Cette diminution, cette quasi disparition d’une expression engagée est très dommageable, pour ne pas dire dramatique, car la violence n’est souvent qu’une parole, faute d’avoir accès à d’autres paroles.
Elles seraient pourtant possibles et même faciles à mettre en place. Et alors ? Alors, rien. Rien que la colère.
Paul Le Bohec
Texte paru dans Le Nouvel Éducateur n° 101, dossier-débat coordonné par Patrick Pierron, Septembre 98 p.3