Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Hourrah ! L’oral !

Ça me choque de voir qu’à l’école moderne, on reste encore sur des idées qui furent d’avant-garde mais qui ont vieilli. Je veux parler de la croyance à la nécessité impérieuse de la correspondance et du journal scolaire pour que se crée et se maintienne le courant d’écriture. Alors que mon expérience me prouve que si ça peut être encore parfois vrai, ça reste insuffisant. Et ça peut même empêcher d’aller beaucoup plus loin.
Et c’est la même chose sur le plan de la parole orale. Évidemment, le langage, c’est aussi la communication. Mais celle-ci ne se réduit pas à un simple échange d’information. Il y a tant à communiquer, à faire partager, à échanger avec des partenaires : ses impressions, ses sentiments, ses goûts, ses rêves, ses hypothèses, les questions que l’on se pose, les constatations que l’on fait. C’est constamment que l’on a envie de se dire au travers de ses messages.

Favoriser aussi la communication intérieure
Tout cela commence à être bien perçu dans le mouvement Freinet. Mais l’oral reste encore trop en retrait par rapport à l’écrit. Il me semble qu’on prive encore les enfants d’un domaine qui peut leur convenir parfaitement, surtout à l’heure actuelle. Il faudrait peut-être relancer le chantier des Techniques parlées. Pour ma part, je peux rappeler mon expérience qui fut très étendue et même approfondie. J’avais curieusement constaté que quelque chose s’était déclenché lorsque nous avions renoncé à la communication extérieure (correspondance, journal). C’était une communication intérieure d’une très grande intensité. Toutes les choses avaient continué à pouvoir se dire – et bien plus encore. Parce qu’il y avait, dans la classe, une atmosphère permissive et, à trois mètres, des correspondants attentifs, à la fois témoins et acteurs. Mais d’autres fleurs s’étaient épanouies et qui étaient totalement imprévisibles.

Linguistique naturelle
Par exemple, l’une des premières choses à laquelle les enfants se livrent, quand ils se sentent vraiment libres, c’est à l’analyse de la langue. Mais ils utilisent un procédé curieux qui est d’ailleurs celui-là même que les scientifiques utilisent : ils se donnent un modèle artificiel pour voir ce que ça donne. Par exemple, sur le plan de l’écrit, ils permutent les lettres d’un mot ou les syllabes, ou les mots dans la phrase ; ils écrivent à l’envers ; ils inventent de l’anglais, etc. Tout ceci, afin de voir quelles sont les limites hors desquelles on n’est plus dans la signification.

Sur le plan de l’oral, parce que des langues étrangères (breton, italien, anglais) sont présentes dans l’environnement, ils se fabriquent une langue artificielle qu’ils nomment. Et ils feignent de se comprendre entre eux quand ils la parlent. Aussitôt, les critiques pleuvent. Et c’est alors une approche raisonnée des lois de la linguistique. Ils expérimentent également sur les organes de la phonation en déplaçant la langue dans la bouche, en se pinçant le nez, en aspirant, en tirant sur les lèvres... Cette expérience spontanée commence d’ailleurs très tôt. On en a la preuve lorsqu’on écoute un enfant de trente mois dans le disque n° 17 (ICEM, Discussions et créations orales – Épuisé.)

Donc, une attitude expérimentale – parfois difficile à repérer parce qu’on l’accepte difficilement – et, disons même une attitude scientifique, dès le départ. Mais très vite, les enfants découvrent un second domaine, celui du plaisir. Dans le disque cité plus haut, on le repère immédiatement parce que le fou-rire s’installe. En effet, lorsqu’on invente une langue artificielle, on se délivre de l’obligation de signifier. On transgresse alors un interdit. Et, dans cette circonstance, le fou-rire toujours s’installe. Une langue artificielle, on sait bien que ça ne peut être pour de vrai. On peut donc jouer en toute liberté sans risquer de passer pour fou. On a ainsi toutes les libertés, à condition de pouvoir les inscrire dans une activité reconnue par la société. Si on se met à dire « di dou da de da do di du du », les gens vont commencer à vous regarder de travers. Mais si c’est reconnu comme étant du jazz alors vous en avez le droit, vous êtes normal. Et les gens respirent. Moi, en face des créations parlées des enfants, je pourrais dire : ce sont des recherches d’ordre linguistique. Alors, ils peuvent y aller. Et ils y vont, avec cette différence que ce n’est plus réservé à la cour de récréation mais que c’est admis en classe. D’ailleurs, les enfants sont toujours au travail, sur un plan ou un autre. À nous de les protéger, à nous de nous armer sur le plan théorique.

De la parole au chant
Le plaisir naît donc de la liberté d’ignorer les conventions habituelles du langage. Et, à cette occasion, on voit des enfants qui n’avaient jamais rien dit oralement, se déchaîner dans des improvisations étonnantes d’énergie vocale. Et, je vous prie de croire, on en use longtemps de ce droit à la non-signification. Mais il est bien d’autres sources de plaisir : le jeu avec les mots, les imitations, les accents, la musique des syllabes. Et, en allongeant un peu les durées, on débouche assez rapidement sur le chant. Dans le disque n°18 (épuisé), on peut assister à des créations de chants et également entendre les improvisations étonnantes d’un enfant de sept ans et demi. Cependant, si l’on est trop mélomane, si on a trop souci de musique, on risque d’ignorer un troisième domaine, celui de la projection. Car c’est toujours dans les registres resserrés que le subconscient réussit à se faufiler. Il n’est que de penser aux complaintes, psalmodies, lamentations, mélopées, cantilènes, à toutes ces techniques d’expression que l’humanité a toujours su se fabriquer. Mais, quand le chant, ou plutôt, quand l’émission vocale est libre, la projection se fait très vite sa place. Ainsi, très souvent, après une improvisation en langue artificielle, l’enfant donne la traduction en français. Et les messages qu’il délivre alors, sont presque toujours inattendus. Dans ce domaine de la projection, on reste parfois saisi de stupeur par ce qu’on peut entendre. Et ceux qui ont pu écouter le disque de la BTR n° 9-10 : De la parole qui surgit parfois, en savent quelque chose. Cependant, sans même aller jusqu’à ces extrêmes, la projection est très souvent présente, sans même d’ailleurs que l’on s’en aperçoive. Et, heureusement ! Bref, déjà lancés sur ces trois pistes (étude, plaisir, projection) les enfants peuvent alimenter des séances orales quotidiennes pendant une année entière, et même plus.

Respecter la globalité de l'activité de l'enfant
Cela ne les empêche pas évidemment d’aborder un quatrième domaine : celui de la communication sous forme de monologues variés, de dialogues diversifiés, de théâtres, d’histoires, de discours, de commentaires, etc. D’ailleurs, il faut bien préciser que les éléments que j’essaie de dégager ne sont que des dominantes : en fait, les divers domaines s’interpénètrent presque toujours. C’est d’ailleurs nécessaire au développement d’une intense activité orale – je le répète : quotidienne. Il ne faut pas se faire d’illusion, si l’on veut encadrer, si l’on veut distinguer, si l’on veut diriger vers une production, on tuera la poule aux œufs d’or. Il faut beaucoup accepter, il faut avoir beaucoup confiance et respecter. Il faut, comme pour l’écrit, que la parole puisse librement circuler, comme elle veut, d’un secteur à l’autre. Et puis, on peut faire confiance aux enfants : d’eux-mêmes, ils se donnent des règles précises. Car toujours du plaisir n’est pas du plaisir ; il faut pouvoir alterner et se donner successivement et dialectiquement, quand le moment s’en fait sentir, des contraintes ou des libertés.

Et alors, on arrive au dernier point : la maîtrise. On sait combien l’aisance psychologique est nécessaire à l’émission correcte de la parole. Et on sait également combien la maîtrise de la parole est nécessaire à la survie. De nombreux métiers exigent une parfaite élocution. Mais pas seulement : l’envie de vivre tient souvent à la possibilité d’avoir pu faire entendre sa parole juste au moment où il le fallait. Donc, on s’en aperçoit, l’oral doit trouver sa place, sa très grande place à l’école. Et il nous est nécessaire de travailler à la mise sur pied d’une pédagogie efficace de l’oral. Déjà sur le plan de l’écrit, certains enseignants se sont constitué des fichiers de recours. Quand un enfant est en panne, il prend une fiche qui lui propose des pistes suivies par d’autres enfants. Sur le plan de l’oral, on pourrait faire la même chose. Je rêve d’une cassette qui circulerait dans un département. On repèrerait les documents qui auraient été particulièrement déclencheurs. Déjà les disques cités en contiennent beaucoup. Et on pourrait en faire une sélection pour une édition nationale. Maintenant, avec les techniques nouvelles de duplication, on devrait pouvoir beaucoup mieux s’en sortir. C’est une aventure nouvelle à courir. Et sur ce point, nous ne partons pas de zéro. Nous aurions même trop de richesses. Mais dans les pierres éparses sur le terrain, il faut sélectionner celles qui nous permettront de construire les fondations d’une nouvelle cathédrale.

Paul Le Bohec, Octobre 86

Texte paru dans l’éducateur N°8, Dire - Écrire, mai 1987, p.4-5