Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Lancer des clés

En règle générale, je ne suis pas pessimiste. Mais quand je vois tout ce qui nous menace et même nous arrive, je suis effrayé. Je pourrais me dire que les aventures qui sont arrivées, cet été, à mes proches, m’influencent un peu trop. Ce serait, trop facilement, éluder la question. Non, il faut bien se le dire : l’Amérique est en France. Et l’on n’entend parler que de vols de vêtements, vols de voitures, agressions, accidents... Et, tenez, aujourd’hui j’ai lu dans le Nouvel Observateur la tragique aventure de Daniel Gelineau qui n’avait même pas pu se raccrocher à son gauchisme qui s’était effrité.

J’ai regardé à la télé, Olivier Guichard face aux parents d’élèves. Et j’ai senti que ni le gouvernement, ni l’opinion publique, ni peut-être l’opposition ne semblent s’apercevoir que quelque chose s’installe insidieusement. Et sans doute, irréversiblement.

Nous n’avons pas l’habitude de jouer les Cassandre. Et toujours nous faisons face, courageusement. Mais même si nous étions vraiment lucides, notre poids est si faible dans la société et nos possibilités si réduites ! Nous ne pouvons espérer que, par osmose, par diffusion lente dans la masse, nos idées ne parviennent à susciter une intense réaction. Au contraire même, dans cette période d’angoisse générale des responsables de la jeunesse, nous provoquons des réactions de rejet, par le seul fait que nous sommes différents. Et sans qu’il soit besoin de militer.

Et, pourtant, le temps presse. S’il n’est déjà trop tard. Au fait, sommes-nous vraiment lucides ? Est-ce que nous ne nous laissons pas aveugler comme les autres ? Est-ce que nous ne nous cachons pas également les yeux pour ne pas avoir à voir ?

Pourtant, il me semble que nous sommes au centre de la question. Personnellement, je ne veux pas non plus fuir le problème. Et je veux me poser la question de la direction de notre action. D’autres le font déjà. Nous pourrions confronter nos points de vue pour essayer d’agir le plus efficacement possible aux niveaux qu’il faudra.

Je pourrais, pour commencer, compléter le tableau des faits dont l’accumulation m’a poussé à réfléchir.
– J’ai été impressionné par le récit des meurtres gratuits commis par deux adolescents qui riaient dans la voiture de police. Cela m’a fait penser à un ancien élève, comme eux orphelin de père et qui avait été élevé sans amour, allant d’aériums en prévents, en devenant de plus en plus insensible.
– J’ai été aussi impressionné par les difficultés de plusieurs de mes étudiants au cours de l’été, dans leurs colos, leurs camps d’ados, leurs garderies d’enfants de H.L.M. Et par le pessimisme de certains d’entre eux.

Il faudrait se poser les questions suivantes.
A-t-on changé les enfants ? Qu’est-ce qui est changé chez les enfants ? Qu’est-ce qui a changé les enfants ? Ne cherchons pas à répondre. Contentons-nous pour l’instant de dire qu’ils ne sont pas les coupables, mais les produits, pour ne pas dire les victimes d’une situation que la société a créée. Et dans la société, comme élément souvent hautement négatif : l’école. Alors que, je le sens, elle pourrait être un élément souvent hautement positif.

Mais revenons à d’autres faits de « mon » été.
À un « repas de famille », j’ai revu des cousins par alliance que j’avais perdu de vue depuis leur enfance. Ils ont changé. Mais ce qui m’a sauté aux yeux, c’est la diversité des solutions de vie qu’ils ont adoptées. En gros, ils ont eu les mêmes conditions d’éducation : des conditions difficiles (plan familial, logement, etc.). Mais, à partir de cela, ils ont varié.
Certains ont choisi des solutions saines, dans le sens de la vie pleine. Mais les autres en sont arrivés à des règles de vie ersatz, à l’écart du courant.

Parlons tout de suite de Daniel. Enfant, il était bizarre, timide, pour ne pas dire sauvage. Et maintenant encore, alors qu’il a 20 ans, il craint les gens. Il va conduire ses parents aux réunions de famille, mais il reste dans sa voiture à les attendre. Et c’est un miracle qu’il ait répondu à notre invitation alors « qu’il ne savait pas quoi dire à ces gens-là ».
Seulement, ce garçon renfermé, paralysé par la timidité, c’est un coureur cycliste de valeur. Et c’est même un sprinter qui sait s’imposer aux arrivées. Et quand il est avec ses camarades de course, sa timidité s’envole complètement.
Ainsi, il a trouvé une porte de sortie, un lieu d’être, où il pouvait engager totalement toute sa personnalité. De plus, il a un C.A.P. de tourneur qui lui permettra de mener une vie possible s’il ne réussit pas dans la carrière si difficile de cycliste. Et ses victoires acquises lui permettront d’avoir une suite de vie acceptable, parce qu’il sera mieux à l’aise dans sa peau ; d’avoir pu laver une partie du négatif de son enfance. Par chance, ce garçon a trouvé une voie. Il a pu prendre à son tour la tête du peloton, surtout aux arrivées.

Sous ma bille, me vient maintenant un mot qui m’a toujours mis en colère parce qu’on ne m’en a jamais donné la signification : se réaliser. Si je dis que Daniel s’est réalisé par le vélo, est-ce que cela ne veut pas dire que la grosse quantité de négatif dont l’enfance l’avait chargé se résout, se dissout, s’efface par le positif de l’activité sportive ?
Et le régime strict, le long entraînement, les chutes, l’austérité de la vie, les avatars nombreux ne pèsent pas à Daniel. Ils ne sauraient éteindre la flamme qui l’habite. Sur ce chemin, il peut beaucoup parce qu’il s’engage tout entier.
Donc Daniel a trouvé sa voie. Mon copain François P. aussi qui était si ridicule au foot mais qui, lorsqu’il découvrit le vélo devint un champion de valeur régionale qui fit le Tour de France.

Christian aussi a trouvé sa voie. Je ne sais ce qu’il avait à compenser. Peut-être est-ce que c’est parce qu’il était l’aîné de quatre filles ! En tout cas, il s’est engagé totalement dans la pêche, dès l’âge de 8 ans. Lui aussi gagne des concours. Mais pour lui, la porte s’ouvre plus large. En effet, à force de vivre dans l’intimité de la rivière, il est devenu passionné d’animaux et de nature. Et il envisage une carrière de biologiste. Je sais que cette profession est très encombrée. Mais de toute façon, il aura un gros violon d’Ingres, un second volet de vie... L’idéal étant toutefois qu’une profession aille dans le sens de la passion.

Mais René, le pauvre René à côté de cela ! Lui aussi il avait une voie riche : la culture bretonne. Mais, exilé à Paris, il n’a pu s’y engager. Alors, il a trouvé une autre solution : il boit. André aussi boit ; et bouffe. Michel lui, buvait et courait les filles avec une telle frénésie qu’on aurait dit qu’il savait sa mort prochaine. Et, déjà, la délinquance lui était familière.

Sortons un instant de la famille. Et prenons le journal. Un titre d’article : « Qu’est-ce qui pousse les jeunes à la moto ? »
Tiens, c’est vrai : qu’est-ce qui pousse Joëlle, la camarade d’enfance sur sa selle de moto. Alors qu’elle se remet tout juste d’un grave accident. Qu’est-ce qui a poussé cet employé des PTT à réaliser en trois années, la cathédrale de Milan, avec des allumettes ?
Et le facteur Cheval ?
Qu’est-ce qui pousse ainsi certaines gens à s’engager si totalement ?

Certes, on pourrait dire :
– Ce n’est pas un engagement puisque ce n’est pas un engagement politique. C’est tout juste un hobby, une fuite de la réalité socio-économique, un repli sur soi.

Ouais. Mais les autres sont-ils plus engagés ? Je suis même persuadé que c’est celui qui a trouvé un moment sa voie qui peut aller le plus loin. Et jamais ceux qui sont restés à tourner en rond dans les mares fangeuses à l’écart du grand courant. Et s’il fallait en passer par soi pour accéder aux autres, pour s’ouvrir aux autres et entrer dans la lutte qu’il faut objectivement mener ?

Du côté des forts, de ceux qui aident et non du côté des faibles, de ceux qui se traînent et qui remplissent ou rempliront les hôpitaux, les prisons, les maisons de santé, les fumeries, les morgues, faute d’avoir pu trouver la porte étroite qui permet d’échapper au cercle infernal des contraintes, des sujétions, des aliénations qui les enserraient de toutes parts.

Offrir des pistes, lancer des clés par-dessus le mur de la prison à ceux qui veulent sortir, à ceux qui peuvent sortir.
Et qui pourront peut-être aider les autres à sortir de prison.

Paul Le Bohec, 35 Saint-Gilles

Article paru dans l’éducateur N°6-7, techniques de vie, 1er 15 décembre 1971, p.10-12