Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Soixante années de pédagogie Freinet

Un copain me disait récemment qu’il n’arrivait pas à tout faire. Moi aussi, je m’étais senti débordé à une certaine époque : je voulais, à la fois, suivre Freinet (journal, correspondance) et Élise qui, elle, insistait sur l’expression-création.
Après onze années de pratique Freinet classique, j’ai décidé de modifier ma pédagogie dans mon CP-CE1 quand j’ai incidemment pris conscience du mal-être de mes petits parisiens exilés chez leurs grands-parents, à 500 kilomètres de leur famille, et de mes fils de marins au long cours longuement « orphelins » de leur père.

Transformation radicale
Au bout de onze années de pratiques qui rendaient pourtant bien, je décidai de supprimer le journal, la correspondance et la coopérative. En effet, malgré les côtés positifs qu’ils présentaient, cela pesait finalement assez lourd. La composition du journal nous absorbait beaucoup : il fallait toujours vérifier les composteurs que les enfants rechignaient à remplir. Je devais les corriger avant de les mettre sur la presse. Le tirage prenait du temps : il fallait mettre les feuilles à sécher, puis les rassembler dans l’ordre avant de les présenter à l’agrafeuse. Et il fallait laver les caractères à l’essence et veiller à ce qu’ils soient bien replacés dans la casse parisienne. Pour sortir un journal chaque mois, il fallait presser les choses. La correspondance nous dérangeait également : nous commencions à construire les choses en continuité et quand les lettres arrivaient, il fallait stopper net notre élan pour répondre aux « corrès ». Les maîtres étaient souvent déçus par nos envois : ils s’étaient réjouis d’avoir trouvé une école du bord de mer et mes petits ne racontaient que des histoires de petits frères ou sœurs, de petits chats, de chiens etc.
C’était à moi de penser au pauvre maître qui voulait faire de la géographie ; ce dont mes élèves n’avaient nul souci.

J’avais bien essayé d’appliquer dans ma classe les idées d’autogestion avec conseil de coopérative qui avaient pris naissance dans des classes de moins de quinze élèves avec, donc, un nombre d’enfants qui permettait de constituer une communauté. Chez moi, je n’avais qu’un rassemblement de 27 ou 28 élèves et non un groupe. Je compris vite que ce n’était pas applicable dans notre situation.
Bref, nous étions empêtrés et empêchés de vivre nos développements. Et nous avions constamment tellement d’idées et tellement de choses en chantier et à continuer sans interruption. Aussi, sans hésitation, je supprimai tout ce qui nous entravait.

Il y eut quelques réactions : les gens du pays regrettèrent la disparition de notre journal. Et lorsque Freinet découvrit mon absence de journal et de correspondance, il pensa que mon expérience était dangereuse. En effet, dans son intention de disséminer au maximum des pratiques de l’école moderne, se priver de ces deux éléments, c’était se trouver dans une impasse. Pour lui, c’était abandonner le projet de la généralisation d’une pédagogie populaire. Il le dit clairement dans une lettre circulaire. Cependant, il continua de me confier tout de même la rubrique de l’Éducateur : « La part du maître » qu’Élise ne voulait plus tenir.

« Et la lumière fut ! »
Je me permets d’utiliser cette formule que Freinet avait tapée sur la première machine à écrire qu’il avait eu en mains quand il avait ainsi trouvé la solution au problème de la diffusion de l’expression des enfants qui le hantait depuis si longtemps.
Et, pour nous aussi, ce fut une ouverture importante, pour ne pas dire exceptionnelle. Plus de souci d’argent ; plus d’escargots ni de graines d’ajonc à ramasser pour acheter le papier chez un imprimeur de Lannion ; nulle réaction à craindre de la part des parents qui auraient pu ne pas apprécier le texte de leur garçon que j’avais choisi ; pas d’inquiétude à se faire à propos d’un mauvais coucheur qui aurait pu se croire visé dans l’un des textes imprimés.
Il y avait longtemps que la correspondance me gênait : je n’osais pas la lâcher parce que, sans elle, je n’aurais plus été vraiment freinétiste. Évidemment, les enfants aimaient recevoir des lettres et des colis. Mais un jour, je décidai de faire une expérience : après la réception d’un envoi de leurs correspondants, j’attendis que les enfants manifestent l’envie de leur répondre : il leur fallut un mois et demi pour y songer. J’avais compris : ils étaient sans doute encore trop jeunes pour commencer à s’intéresser à autre chose qu’à eux-mêmes ou à la vie de leur groupe.

Nous étions donc libres, sans contrainte de date, sans obligation de production, sans but à nécessairement atteindre, sans thèmes à suivre, sans formes à privilégier. Enfin, nous pouvions aller de l’avant, sans souci, sans restriction, sans nécessité d’interrompre net ce qui était en cours de construction. Et alors, nous nous en sommes payés !
Depuis longtemps, je sentais que la présence du journal entravait sérieusement la liberté d’écrire ce que l’on portait en soi. Je n’avais d’ailleurs aucune idée de ce qui était possible sur ce plan. Il me fallut un événement pour comprendre que je maintenais les enfants en lisière et que c’était tout un monde qui ne risquait pas de pouvoir se manifester. J’avais une classe particulière et je ne m’en étais pas aperçu. J’avais en effet beaucoup de garçons de pères longuement absents (navigateurs, c’est-à-dire : marins au long cours) et de familles longuement absentes (petits parisiens mis, pour une raison ou une autre, en pension chez leurs grands-parents, à 5OO km de chez eux). C’est dire si ces enfants étaient chargés.
Je ne le compris que lorsque l’un de ces petits parisiens écrivit sur le dos d’un de ces protège-cahiers de réclame qui nous servaient de brouillons.

Texte de petit oiseau
Aujourd’hui, je suis tout seul dans la forêt. Je vois le petit oiseau qui danse. C’est merveilleux : je lui parle, il me répond comme une grande personne. Après, il part. Je lui dis :
– Reste, mon petit oiseau, tu es mon copain. Tu es le meilleur des petits oiseaux.
Après, je vais à la maison comme un pauvre malheureux quand je pense à ce petit oiseau qui pense comme une grande personne. C’est ingrat, un petit oiseau.
Je pleure pour ce petit oiseau. Je vais me promener dans la forêt. Je vois ce petit oiseau qui pleure aussi.
– Ne pleure pas mon petit oiseau. Tu es mon copain. Tu remplis mon cœur de joie.
J’ai les larmes aux yeux. Il me répond des histoires. Il me dit :
– Mais j’ai perdu ma maman. Tu ne savais pas ? J’ai pleuré, tu sais. Mon papa aussi.
Ce n’est pas chic quand son papa et sa maman sont morts.
– Je te dis au revoir, mon petit oiseau.
Je m’en vais triste et malheureux... Un moment après, je l’entends pleurer. Je vais en courant le voir... Je lui demande :
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– Rien du tout.
Je croyais que c’était lui. C’était une pie. « Ta ta ta ! » On est bien débarrassé de cette pie. Maintenant, il est temps d’aller à la maison. Je vais rester encore une heure pour lui faire plaisir. On se raconte des histoires de notre papa et de notre maman.
Jean-François R. (7 ans)

Ce texte m’a vraiment surpris. Il se peut que certains enfants utilisaient depuis longtemps la possibilité de dire leur misère qui leur était ainsi offerte dans le texte libre, mais je n’en savais rien. Personne d’ailleurs ne m’en avait parlé. Là, les choses étaient clairement annoncées et je ne pouvais pas les ignorer. D’autant plus que j’avais récemment appris que ce garçon-là n’était pas très bien dans sa famille trégastelloise. Je pense maintenant que s’il n’y avait eu qu’une seule situation négative, je ne me serais aperçu de rien. J’avais sans doute déjà été titillé par certains textes mais je ne leur avais accordé que peu d’attention. C’était surtout au niveau du retour du père marin. Je le savais très vite car la soudaine tonalité joyeuse ou triste d’une série de textes ne pouvait que correspondre à un évènement d’importance. Et ce retour en était un cas, certaines fois même l’enfant était ainsi chassé du lit de sa mère. Si j’avais eu des filles dans ma classe, c’eut sans doute été différent mais dans cette Bretagne pudique, la population n’était pas encore assez mûre pour accepter la gémination.
Donc, une situation assez exceptionnelle : une classe de garçons, des petits parisiens exilés et des pères rentrant de l’exil. Aussi, un jour ou l’autre, cela devait se manifester. Les textes joyeux ne se prolongeaient pas dans le temps car la secousse du retour paternel était vite encaissée. Par contre, le dépit était plus durable.

Je ne sais ce qui a pu provoquer le changement, mais j’ai senti que le texte de Jean-François avait constitué un tournant. Est-ce que de tels textes existaient déjà sans que j’aie pu m’en rendre compte ? Ou bien, sans le vouloir, aurais-je par mon attitude donné beaucoup d’importance à cet écrit ? À moins que d’autres enfants se soient aperçus qu’avec la fiction, on pouvait, sans se faire repérer, aborder des problèmes réels ? Le fait est que les relations de petits faits de la vie quotidienne ont diminué d’importance. Mais il se peut également qu’un autre phénomène soit intervenu. En effet, en absence d’une école privée de garçons, nous recevions tous les enfants de la commune. Et pendant longtemps, la majorité venait du bourg et de la campagne où les gens parlaient le breton chez eux. Leurs enfants valaient donc, à en croire Napoléon, le double des autres puisqu’ils connaissaient deux langues. Mais l’école ne s’en souciait guère puisqu’elle ne prenait en compte que les compétences en français. Aussi, en toute justice, les enfants de milieu bretonnant auraient dû avoir droit à une année supplémentaire d’étude. Puis, le quartier commerçant et maritime des plages se peuplant davantage, la dominante fut celle des fils de familles francophones, même si les parents connaissaient la deuxième langue qu’ils se gardaient bien de parler à la maison pour ne pas défavoriser leurs enfants. Et ceux-ci, plus à l’aise en français, pouvaient pousser plus loin leurs écrits et exprimer mieux leurs émotions.

Je me souviens qu’un fils de cultivateur était souvent entouré d’un grand nombre d’élèves pendant les récréations parce qu’il les amusait en leur racontant des histoires en breton. Mais le grand frère qui était aussi à l’école le dénonça auprès de ses parents ; ce qui valut au petit une tournée magistrale.

À propos, je signale que la dernière année de parution du journal scolaire, j’incluais chaque mois une page en breton composée par moi avec l’aide de ma femme. Cela ne dura pas assez longtemps pour que je connaisse l’impact que ces pages eut sur la population brittophone qui n’avait pas appris à lire sa langue.

Cette maîtrise croissante du français nous plaça à un assez haut niveau de production intéressante parce que nous racontions beaucoup d’histoires qui avaient la mer pour cadre. Et contrairement aux enfants que j’avais connus dans des régions patoisantes, ceux de Trégastel avaient beaucoup plus de possibilités de créer des récits qui sortaient de l’ordinaire. Il se peut également qu’ayant affaire à des petits celtes et non à des petits « romans », les premiers ne manquaient pas d’imagination et de fantaisie.
Toujours est-il que nos productions connurent beaucoup de succès. Non seulement elles furent publiées par la C.E.L.-Pédagogie Freinet, mais nous participâmes également à plusieurs concours qui nous rapportèrent des prix intéressants. J’avais vite compris ce qui intéressait les jurys : de l’originalité avant toute chose. Et nous avions tous les éléments pour cela : le pays (la Côte de Granit Rose) était original, les enfants étaient imaginatifs et le maître les laissait aller à leur fantaisie en acceptant leurs formulations. De plus, j’avais un CP-CE1. Évidemment, c’était les « grands » qui étaient les plus créatifs ; les petits en prenaient de la graine et elle germait l’année suivante. Mais en toute liberté. C’était étonnant de voir comment le CE1 de chaque année avait, suivant les personnalités qui le composaient, une tonalité différente ou farfelue ou sérieuse ou poétique ou tendre etc.

Il faut dire que j’avais bénéficié des conseils de Freinet et d’Élise.
Le premier m’avait appris à centrer le récit autour d’un seul thème alors que les enfants partaient dans toutes les directions. Si une autre idée survenait, on en faisait une seconde histoire. Comme les enfants qui ont réussi une première fois et veulent s’installer dans le même registre, j’aurais eu tendance à m’installer dans le même style de production.
Mais Élise me poussait à sortir de l’ornière et à entreprendre d’autres styles de production.
Cela me donnait beaucoup de peine car, comme tous les camarades, j’étais un « primaire ». Et il fallut à Élise bien de la ténacité et du courage pour obliger notre troupeau à quitter ses lourds sabots. Mais cela me convint assez rapidement car je m’étais tellement ennuyé à l’école que je n’envisageais pas de soumettre mes élèves au même traitement.
Si, à ce moment-là, j’étais encore soumis à mes obligations d’instructeur, je voyais maintenant le moyen de les rendre plus légères et surtout plus efficaces. Et je faisais totalement confiance aux enfants. Au départ, je n’avais aucune idée d’un but qu’il aurait fallu poursuivre, d’une forme à privilégier, ou d’un résultat qu’il aurait fallu atteindre. Je ne tenais aucun compte des propositions de récit à observer pour le concours. Et ça marchait tout de même. Nous allions à l’aventure et cela nous réussissait.
Voici une liste de nos productions. Beaucoup d’histoires de mer et de marée :

Jean-Marie Pen-Coat (pen-Coat - tête de bois) Histoire d’un garçon qui, en allant à la pêche aux ormeaux, s’était coincé la tête dans un rocher alors que la mer montait.

La vache de Madame Corriou Une vache que cette dame avait mise à paître à marée basse dans une île et qui s’était trouvée cernée par la mer.

Légrestic (= petit homard) Histoire d’un petit homard qui était dans l’obligation de muer alors qu’un congre attendait ce moment pour le manger.

La mer a fait des dégâts Poème réalisé collectivement après une forte tempête à marée haute.

À L’Horizon (Album) Passage du bateau d’un père marin entre les Sept-Îles et la côte.

En dehors de la mer, nous prenions tous les éléments qui nous avaient émus ou fait rire :

Bernard Suspendu Un garçon accroché à un arbre par son pull-over qui commençait à l’étrangler.

Galahouate et Disposi À partir de deux vieux célibataires qui s’amusaient à faire peur aux enfants sur la route de l’école. Ceux-ci leur ont fait subir symboliquement toutes sortes d’avanies. Au lieu de durer trois ou quatre semaines, cette histoire a duré presqu’une année entière.

Le cheval était dans la mer Récit tout imprégné de tendresse et de poésie.
« On parle doucement comme font les dames dans une maison quand quelqu’un est mort. »

Les années soixante ont été marquées par l’arrivée du magnétophone.
C’est vrai que l’introduction de cet appareil dans la classe a permis à l’expression-création de découvrir de surprenantes nouvelles pistes.
Pierre Guérin, qui avait déjà réussi à installer la radio dans toute son école, s’était entendu avec un électronicien de son pays pour construire un magnétophone adapté au travail en classe : robustesse, rembobinage rapide et facilités pour le montage. J’avais déjà tellement travaillé sur l’oral en classe que je ne pus me dispenser d’acquérir ce merveilleux Parisonor semi-professionnel dont j’avais pu vérifier les performances au cours de deux congrès. Deux stages organisés par le B.E.T.A. (Bureau d’Études des Techniques Audiovisuelles) de Dufour et Guérin me permirent de suffisamment l’apprivoiser.

Travaux personnels
Je m’aperçus rapidement que mes élèves étaient trop jeunes pour pouvoir l’utiliser eux-mêmes. Alors, je m’en servis pour réaliser des sujets que je destinais à la participation au Concours International du Meilleur Enregistrement Sonore (C.I.M.E.S.) qui intéressait beaucoup d’adeptes de la pédagogie Freinet. Avec quelle attention nous suivions les résultats pour voir quels copains de l’I.C.E.M. avaient obtenu des prix !  Je me trouvai aussi sur la liste avec : « Les Compagnons de Tour de France », « Mon copain Serge Prokofiev » (interview d’un marin), « les Français parlent français » (état actuel des liaisons et de la prononciation du « h » aspiré).
Cent heures de montage pour extraire 3 minutes 45 d’une bande de 21 minutes. Quelle ascèse, le montage ! Mais quelle compréhension il donne des émissions de la radio et de la télé !

Communication
Mais les productions de mes élèves étaient si étonnantes que je ne pouvais même plus penser à utiliser l’appareil pour mon usage personnel. En bon freinétiste, il me fallait les communiquer. Les enfants avaient vraiment exploré toutes les dimensions de la langue parlée : expérimentation, recherche du plaisir, communication, projection et entraînement pour une maîtrise.
Un jour, en rentrant de récréation, deux CE1 me dirent : « Monsieur, on a inventé du chinois. » Par chance, à ce moment-là, j’avais déjà compris que les enfants  travaillent même quand ils jouent. Aussi, je leur donnai toute la place. Ils voulurent faire croire à la classe qu’ils se comprenaient quand ils parlaient en simili-chinois. Je les aidai car je voulais mettre les autres devant un problème fort afin qu’ils apprennent à réagir et à ne pas accepter tout automatiquement. Mais ces deux malins essayèrent de me faire croire, à moi aussi, qu’ils se comprenaient. Il fallut tâtonner pour les mettre en échec. Par la suite, deux autres enfants inventèrent le dialogue en japonais. Si bien que, très tôt, ces enfants abordèrent des questions d’ordre linguistique : arbitraire du signe, langage = fait social, polysémie des mots...
Cette histoire allait au-delà d’une simple amusette ; l’environnement était peuplé de langues diverses : il y avait le breton des parents, le français, l’anglais des pères marins, l’italien des grands-parents carriers, l’allemand et l’anglais des aînés au lycée... Comment les enfants allaient-ils s’y prendre pour dominer et pénétrer ce chaos incontournable ? Eh ! bien, comme d’habitude, ils se sont fabriqué un modèle scientifique artificiel : le « coupélacabache ».
Comme nous avions le même appareil, je communiquais nos travaux aux camarades Freinet équipés. Mais, généralement, ils avaient des classes de grands et ne trouvaient pas d’application directe de nos inventions et découvertes dans leur classe.

Action du magnétophone
J’enregistrai également l’évolution d’un bégaiement qui me valut un premier prix au C.I.M.E.S. J’avais remarqué, sans aucun mérite parce que c’était vraiment criant, qu’un garçon qui bégayait écrivait sans arrêt des textes agressifs contre les enfants qui le gênaient constamment dans sa vie. Je pensais immédiatement qu’il en voulait à son petit frère. Ceci parce que j’avais eu plusieurs expériences de cette situation parfois très dramatique. J’avais vu le fils aîné d’un collègue malade au point d’être interné dans un hôpital psychiatrique. Et j’avais connaissance d’autres situations de ce type. D’ailleurs, Winnicott disait que ce complexe de Caïn était une source de mal-être des plus répandues. Mais est-ce que je pouvais quelque chose pour ce garçon ? Je n’étais ni psychothérapeute ni psychanalyste ; mais simplement instituteur. Je souffrais pour lui parce qu’il était vraiment handicapé. Mais je n’avais à ma disposition que l’expression-création. Je voulus d’abord savoir ce qu’il en était vraiment de mon hypothèse. Pour cela, je rassemblai une demi-douzaine d’aînés pour parler des petits frères. Certains les aimaient beaucoup. Mais Loïc se déchaîna : « Je n’aime pas mon petit frère, je l’amènerai à la boucherie ; ou plutôt, non, je le mettrai dans une cage à lapins, je lui donnerai de l’herbe et quand il sera assez gros : « Tec ! » Je fus un peu saisi par cette haine. Comme, à ce moment-là, je n’avais pas encore appris à ne pas trop m’adresser aux parents, ils m’apprirent que le bégaiement avait démarré à la naissance du petit frère.
On lui prodigua alors plus d’attention. Et je me permis même, à tout hasard et parce que cela ne présentait aucun risque pour l’enfant, de découper au ciseau la bande magnétique où j’avais enregistré ses difficiles paroles. Je ne sais ce qui eut de l’influence en cette occasion : l’attention plus grande des parents, les pilules calmantes qu’ils donnaient à l’enfant, l’expression de son mal-être, l’action magnétophonique, que sais-je encore ?... toujours est-il qu’un progrès très sensible se manifesta.
Cependant, un nouveau danger se présenta : la naissance de la petite sœur. Mais l’enfant l’accepta. Il chanta : « Tous les jours, je m’amuse à rêver pour savoir que les oiseaux m’aiment. La Reine arriva, la belle Reine des neiges.... » On était rassurés : il n’y aurait pas de second traumatisme.
Par chance, cela s’était bien terminé. Mais j’aurais pu, à cette occasion, jouer à l’apprenti sorcier. Aussi, par la suite, je me contentai d’accueillir toute expression en restant dans la plus extrême neutralité. D’ailleurs, l’année suivante, j’eus un autre enfant bègue. Sa mère m’avait dit spontanément, alors que je ne lui demandais rien, que c’était dû à une frayeur qu’il avait eue vers quatre ans. Mais cette fois, je ne lui offris que ma gentillesse et ma compréhension... qui ne lui furent d’aucune aide. Il passa au CE2 chez un maître traditionnel sévère qui, dès le premier jour, lui interdit de bégayer. Et il ne bégaya plus ! Définitivement !

L’utilisation par Loïc de formes symboliques m’avait intrigué ; mais j’eus sur ce plan d’autres surprises. Un matin, en rentrant de récréation, quelques enfants me dirent : « Monsieur, on a inventé des trucs.» Après les avoir écoutés, je leur dis : « C’est si intéressant que, cet après-midi, je vais apporter mon magnétophone (25kg) pour les enregistrer. » Au cours de la présentation de ces inventions, Christian Martin avait dit : « Le petit balai s’est marié avec la vache. »
Tout le monde s’était esclaffé. Mais quand ce fut son tour, il s’installa au bureau devant le micro avec un casque sur les oreilles. Il tournait presque entièrement le dos au reste de la classe et voilà le message qu’il délivra avec beaucoup de difficulté et de ravalements de salive :

 « Alors, le petit balai s’était marié avec la bouteille.
La bouteille s’est cassée.
Alors, la bouteille ne pouvait plus vivre.
Alors, le petit balai s’est marié avec un autre balai.
L’autre balai s’est cassé aussi.
Alors, la vache arriva se marier avec le petit balai.
Alors, la vache, elle se tua car elle en avait marre du petit balai.
Et alors, le petit balai va chercher un cochon.
Alors, le cochon s’est marié avec le petit balai.
Le petit balai se maria avec le cochon.
Alors, le cochon ne voulait plus vivre avec le petit balai.
Le petit balai se tua et alors, y’en n’a plus de petit balai.
Et alors, le cochon va se marier avec une autre vache.
Et alors, la vache et le petit cochon faisaient toujours la bagarre.
Et alors, le petit cochon prend les pattes de la vache.
Et la vache tombe.
Et alors la vache de ses cornes tue le petit cochon. »

Quel « crime » avait-il commis ce petit garçon pour être ainsi exilé, à 500 kilomètres de ses petites sœurs et de ses parents qui étaient en train de divorcer ?

Une autre fois, Robin avait inventé ce que j’avais appelé la « poésie parlée ». Il racontait une histoire en s’arrêtant souvent :
« Mon pouce saignait... Pauvre pouce... J’étais tout seul dans le garage... Maman était partie chercher le lait... dans la voiture... au loin... Et moi, j’étais tout seul... enfermé dans le garage... Et j’ai coupé mon doigt avec mon couteau d’indien... J’étais tout seul dans le garage... Tout seul... Malheureux. »

Les silences que Robin introduisait dans son émission constituaient une nouveauté. On pouvait s’arrêter. On en avait le droit. C’était inscrit dans la constitution de la poésie parlée. Cette forme eut beaucoup de succès. (Elle était intéressante parce qu’elle pouvait laisser les choses monter des profondeurs). Et à chaque début de séance de « techniques parlées », les doigts se levaient en foule pour venir devant le tableau...

...Ce que Francis ne faisait jamais. C’était un enfant timide, complexé, solitaire, plein de tics, à l’écriture déchirée, sans jamais aucune idée. Un jour, cependant, il leva la main pour venir parler à son tour, mais il la rabaissa aussitôt. Trop tard ! Je l’avais vu parce qu’il me posait problème et que je le guettais. Je lui commandai : « Francis, viens ! » Il eut comme une secousse, hésita, puis se décida.
Pour mettre le micro à la hauteur des enfants, j’avais mis deux chaises l’une sur l’autre. Si bien que le dossier de la chaise supérieure masquait en grande partie les autres élèves. Et c’est peut-être pour cette raison qu’il se laissa aller à une sorte de complainte chargée de silences d’angoisse. La voici :

« Y’avait de la neige... Je marchais dans la neige... J’ai vu mon petit chat... Je lui ai dit de rentrer... mais il n’a pas voulu... Alors, après, je l’ai vu... Il était tout blanc comme un bonhomme de neige... J’ai cru que c’était un bonhomme de neige... Je suis parti vite me cacher... Je me suis enfoncé dans la neige... Très profond dans la neige... J’étais bien au chaud dans la neige... Mon père est venu avec une tranche... Il a creusé la neige... Il m’a coupé la tête... Et je ne voyais plus rien... Il a continué... Il m’a coupé une main... l’autre main... et après, c’était les deux pieds... Et je ne pouvais plus bouger. »

Évidemment, je n’ai pas réagi. C’était largement suffisant comme cela. Il s’agissait en fait d’une sorte de catharsis. Après cette expression de sa difficulté à vivre dans sa famille tourmentée, il s’est beaucoup mieux intégré sur plusieurs plans à la classe et il en devint même le meilleur mathématicien. Il avait des qualités intellectuelles supérieures mais les perturbations de son monde intérieur l’empêchait de les utiliser.

Il faut noter que, comme Christian, Francis avait oublié la classe et que les choses tues jusque-là avaient pu remonter à cette occasion. C’est ce que j’ai découvert : la présence du micro isole les enfants. Et en réécoutant des bandes, plusieurs années plus tard, un ami m’informa qu’il y avait trouvé des expressions de la nostalgie de la vie intra-utérine, de la haine mortelle d’un petit frère, d’un sentiment de solitude extrême, d’un désir de jardin secret etc. Ce qui m’effrayait un peu. Heureusement, il était trop tard pour que mes réactions puissent avoir de l’influence sur les enfants émetteurs.

De son côté, un camarade de l’Enfance Inadaptée nous informa un jour qu’il laissait de temps en temps un élève seul devant un magnétophone, dans la pièce à côté. Puis, au bout d’un moment, l’enfant revenait dans la classe après avoir effacé tout ce qu’il avait pu confier à l’appareil.

Il y aurait sans doute d’autres pistes à suivre sur l’emploi du magnétophone. Mais ce n’est pas de notre ressort. On n’a pas à jouer avec ça. C’est déjà beau de permettre l’expression-création dont l’enfant dispose à sa guise, suivant les circonstances plus ou moins sécurisantes, s’il le veut et quand il le veut.

 (à suivre...)

Paul Le Bohec

Texte paru dans le Bulletin des Amis de Freinet N°77, Juillet 2002, 20-31