Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Apprendre à lire : deux voies

L’enfant
L’enfant va sur ses six ans. C’est pour lui le moment d’entrer dans l’Entreprise Lecture qu’ont créée un enseignant et des parents. Il faut qu’il y adhère. Il faut absolument qu’il en fasse aussi son affaire. Il en va de leur réputation, de la sécurité des parents au sujet de son avenir... Il ne peut s’y soustraire.
Alors, il est bien obligé d’accepter de reconnaître des détails, des regroupements de détails... on appelle cela déchiffrer. Mais à quoi ça peut servir de déchiffrer : « salade, tube, dureté, raton, literie, colère, gâteau, fève, voiture, poterie, butane »...?
Mais, c’est comme ça. C’est la seule façon d’apprendre. Il n’y en a pas d’autre. L’école, c’est ennuyeux, on le sait. Mais c’est pour son bien.
« Tu verras : plus tard, tu seras content d’en être passé par là. » Puisqu’il n’y a pas moyen de procéder autrement, il se plie à la règle. Sans enthousiasme évidemment, mais il le fait. Les parents sont rassurés. Leur enfant sera comme les autres. Ils ont su mettre la pression au moment qu’il fallait.

« Et la Mère fermant le livre du devoir,
S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences
L’âme de son enfant livré aux répugnances.

Tout le jour, il suait d’obéissance ; très
Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits
Semblaient prouver chez lui d’âcres hypocrisies.
Dans l’ombre des couloirs, aux teintures moisies,

[...]

Et si, l’ayant surpris à des pitiés immondes,
Sa mère s’effrayait ; les tendresses, profondes,
De l’enfant se jetaient sur cet étonnement.
C’était bon. Elle avait le bleu regard, –qui ment ! »

Arthur Rimbaud (Les poètes de sept ans)

N-B : La Bretagne est championne de France pour les résultats au bac. Elle est également première sur le plan des suicides des 15 à 24 ans, avec un taux de surmortalité de 65%.

Le cousin
Dans une école voisine, son cousin avait passé cet âge depuis un certain temps. Ses parents avaient été également obligés de se joindre à un enseignant pour créer leur Entreprise Lecture.
Cependant, tous les trois, ils avaient bien eu soin d’associer l’enfant aux bénéfices de l’entreprise. Et que pouvait-il espérer de mieux que d’exister, c’est-à-dire d’être reconnu comme une personne ?
Comme tous les êtres humains, il éprouvait toujours le besoin d’exprimer ce que la vie avait imprimé en lui, de répercuter ce qui l’avait percuté. Le maître était prêt à l’accepter. Comme les enfants étaient nombreux, ils ne pouvaient parler tous en même temps. Mais ils pouvaient écrire. Chaque jour, le maître aidait chacun à mettre en forme ce qu’il avait commencé à penser. Au début, ce n’était pas grand-chose. Mais peu à peu, il a mieux su exprimer ses réactions, non seulement au monde extérieur, mais à son monde intérieur.
Au commencement, c’était uniquement pour lui, parce qu’il avait besoin de le dire. Et puis, il a écrit vers ses camarades.
Et, pour finir, avec ses camarades. Il était non seulement heureux que ses textes leur soient communiqués, mais il s’intéressait aussi aux leurs. Ils portaient un regard différent sur le monde. C’était intéressant.
Et sans même s’en apercevoir, il a commencé à tracer son chemin, un chemin qu’il nourrissait des expressions de ses « alter-égo » (autres soi-même) et de ses « ego-alter » (soi-même autres).

Et chemin faisant, agrandissant la vision de ses deux mondes, il a acquis la capacité de les refléter dans des mots. Il a ainsi taillé sa route. Sa personnalité qui s’inscrivait dans la ligne de son être physique, de son environnement et de ses incidents et accidents d’enfance, s’est peu à peu affirmée. Il a pu devenir ce qu’il était. Il s’est construit une pensée personnelle, s’enrichissant de tout ce qui pouvait s’intégrer à sa chaîne en cours de construction et qu’il puisait dans son champ de culture. Et il est devenu un élément actif de la société qui ne se contentait pas de déchiffrer mécaniquement la seule pensée des autres, mais qui avait appris à échafauder la sienne propre. Il savait de plus en plus écrilire, ce qui lui donnait encore plus d’élan et entretenait son moteur de développement en constant état de fonctionnement. Tous les jours, il tirait des récits de sa vie, de ses perceptions, de ses compréhensions, de ses interrogations, de ses rêveries. Il n’avait pas été réduit à l’état de robot, il pensait aussi par lui-même et contribuait pour sa part aux avancées du groupe en apportant, à l’instar des autres, ses idées, ses réflexions, ses hypothèses et ses critiques.
Mais son entreprise savait également diversifier ses activités, elle fonctionnait aussi dans d’autres domaines. Et en maths, sciences, philo, art, corporel... ça marchait aussi car des enfants associés aux bénéfices de l’entreprise ont toujours beaucoup plus d’élan, d’énergie et de soif de connaissances.

Et pendant ce temps, que faisait son petit cousin de six ans ?

« Tout le jour, il suait d’obéissance ; très… »

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°132, Avril 2004