Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Ce que cherche l’être humain (survivre)

Paul le Bohec reprend l’idée des onze verbes de ce que cherche l’être humain, idée évoquée dans l’article « Les sept dimensions du langage », février 2003.

La société a cru pouvoir faire des économies en se dispensant de créer des structures d’enseignement à dimensions humaines... et elle a dépensé dix fois plus en policiers, gendarmes, juges, prisons, gardiens, psychiatres, hôpitaux car elle a récolté incivilité, chahut, délinquance, violence, conduites de fuite dans la maladie, la drogue, le suicide...
Que peut-on faire face à ce désastre généralisé ? C’est, me semble-t-il, essentiellement au niveau de l’école qu’il faudrait reprendre les choses à la base et revoir entièrement la copie.

Il y a urgence et soutien à apporter à personnes en danger. Et plus tôt on interviendra et plus on sera efficace. Georges Mauco, un psychothérapeute disait : « Je ne connais rien de plus émouvant que de voir un homme de quarante-cinq ans se délivrer en sanglotant d’un chagrin d’enfant qu’il n’avait jamais pu exprimer jusque-là. » Oui mais, s’il avait pu le faire, sous une forme ou une autre, au cours même de son enfance, ce sont trois ou quatre décennies de souffrance qui lui auraient été épargnées !
L’école peut avoir une grande influence. Dans un premier temps, elle peut permettre la symbolisation de problèmes par l’expression-création et préparer éventuellement leur future sublimation. J’aime la formule : « L’enfant dicte, l’adulte écrit. »

Ma participation à plus de quatre cents co-biographies d’adultes et la lecture, entre autres, de Freud, Cyrulnik, Morin... etc. m’ont persuadé de la très grande véracité de cette idée. Cependant, au niveau du primaire, nous sommes placés à un moment où l’enfance peut encore se remodeler. Et ce qui peut s’y passer pourra avoir une influence importante, sinon considérable, pour la suite de la vie. Je propose ici d’examiner comment notre pédagogie peut aider les êtres à partir de leurs données personnelles : hérédité, événements, incidents, accidents de l’enfance. Il ne s’agit pas de sortir de notre rôle mais de faire simplement ce qui devrait être l’essentiel de notre métier, c’est-à-dire de permettre la conquête d’un maximum de langages que les enfants pourraient utiliser à leur gré suivant leurs besoins du moment et leur degré de sécurité.
Pour avoir instauré très tôt dans ma classe une dominante expression-création avec un certain nombre d’enfants cognés par la vie, j’ai pu vérifier qu’ils ne se privaient pas de le faire dès que l’occasion leur en était donnée.

Pour essayer de mettre un peu d’ordre dans l’examen de tout ce qui a pu ou pourrait se réaliser, on peut s’appuyer sur « ce que cherche fondamentalement l’être humain », à savoir :
« survivre, exister, risquer, régresser, montrer, voir, subir, salir, revivre pour se réparer et pour re-jouir »
(Tout en sachant bien évidemment, parce que nous avons souvent été amenés à prendre en compte la complexité, que chaque verbe est rarement totalement séparable des autres.)
Ces verbes doivent correspondre à une certaine réalité puisque, lorsque l’on pousse les choses, on débouche sur : autoritarisme, racisme, conduites suicidaires, mégalomanie, infantilisme, exhibitionnisme, voyeurisme, perversion, masochisme, sadisme... C’est la preuve que ces pulsions existent chez l’être humain. Mais, à notre avis, l’un des rôles de l’école serait de les circonscrire dans des limites acceptables et même de les rendre bénéfiques pour tous. Voici ce qu’en dit Freinet :
« L’individu qui peut, par (des) moyens normaux conserver et exalter sa puissance, ne reste pas sur le quai et n’a donc pas à envisager des règles de vie anormales pour s’en sortir.
Il est malheureusement bien des cas où les conditions physiologiques, l’attitude rejetante ou accaparante des recours-barrières empêchent l’individu de se réaliser selon ses vraies lignes de vie. Comme il ne veut pas sombrer, il est contraint d’avoir recours à des règles de vie ersatz.
Si aucun recours sympathique ne l’aide ni le conseille, il en est réduit à se livrer à une empirique expérience tâtonnée qui, selon les circonstances, peut l’entraîner aux pratiques les plus maléfiques qui tendent malheureusement à s’ancrer dans le comportement pour dégénérer en indélébiles techniques de vie.
Il appartient aux parents et aux éducateurs qui n’ont pas su, ou pas pu éviter le refoulement, d’aider au moins les enfants à s’orienter vers les règles de vie les moins dangereuses, jusqu’à les conduire si possible vers celles qui lui permettront encore de se libérer et de retrouver la puissance...
Sauf dans les cas exceptionnels, il est toujours possible de faire monter les enfants... et d’autant plus facilement qu’ils sont plus jeunes – dans cette hiérarchie des valeurs pour les conduire vers la jouissance artistique qui est comme la sublimation des auto-jouissances des degrés inférieurs et, par delà la jouissance artistique, jusqu’à l’expression et la réalisation artistique qui sont l’exaltante envolée vers les sommets pour retrouver les lignes de vie et reconquérir la puissance. » (Essai de psychologie sensible appliquée à l’éducation p. 240, Éditions de l’École Moderne Française, Cannes, 1950.)

– (Évidemment, dans le désert culturel immense de l’école d’il y a soixante ans, l’art était pour les Freinet l’un des premiers nouveaux territoires à offrir aux enfants) –

 À mon avis, dans ce texte, il faut surtout s’arrêter sur le mot « sublimation » qui justifie beaucoup de nos actions. Il signifie, entre autres : « dérivation des instincts vers des buts altruistes, spirituels ». Par exemple, le « voyeurisme », condamnable sur le plan sexuel (pédophilie), peut se sublimer en observations scientifiques, en activités littéraires, artistiques, photographiques, cinématographiques.... (« Microcosmos », « les Oiseaux migrateurs », « La planète singe »...). C’est un voyeurisme, non seulement admis par la société, mais même souvent récompensé (Prix Nobel, Césars, Oscars...).

À l’I.C.E.M., nous nous sommes souvent attachés à observer le comportement de nos élèves pour essayer de réagir de la façon la plus adéquate possible. L’éthologie étant précisément la science des comportements, nous pouvons bénéficier de ses apports dans nos efforts pour rééquilibrer les enfants afin qu’ils deviennent disponibles pour la connaissance. C’est ainsi que nous pouvons nous appuyer sur les ouvrages de Boris Cyrulnik (« Un merveilleux malheur » Odile Jacob). Il cite, par exemple, un garçon qui, enfant, avait été déporté à Auschwitz et qui disait à peu près ceci :
« Il n’y a aucune situation, aussi catastrophique soit-elle, qui ne puisse être tournée au positif. » Il suffit de pouvoir s’appuyer sur des « tuteurs de résilience » (de résistance aux coups).
« La résilience est le processus qui permet à un développement de faire face à tous les événements qui se présentent. » (Cyrulnik).
Notre pédagogie qui s’est toujours préoccupée de développements peut en fournir un bon nombre. Nous allons essayer de les repérer en considérant successivement différents aspects.

Survivre

Le suicide des jeunes est l’un des phénomènes les plus révoltants de la société d’aujourd’hui. Après les accidents de la route, c’est la deuxième cause de mortalité des jeunes. Comment peut-on en arriver là alors que la tendance fondamentale de tout être vivant est de tout faire pour survivre ?
On sait maintenant que ce drame se produit à la suite d’un excès d’humiliation, de marginalisation, de dévalorisation, de difficulté à communiquer, d’épreuves trop fortes (abandon, séparation, divorce, deuil...). Mais comment se fait-il que ces accidents de vie n’aboutissent heureusement pas nécessairement au renoncement définitif ?

La nécessité d’une parole est, semble-t-il, un élément incontournable. Maintenant, dès qu’un événement grave s’est produit, on se préoccupe immédiatement de créer une cellule de soutien qui a pour fonction essentielle de permettre d’en parler. À l’école, c’est chaque jour que l’on peut mettre à la disposition des enfants qui en éprouveraient le besoin, un bon échantillon de langages : écrit, oral, chant, dessin, corporel, mathématique, audio-visuel, informatique...
Mais elle peut également initier à quelque chose de plus profondément inscrit dans l’être. Je veux parler de la passion qui est ce qui peut favoriser au maximum l’envie de continuer à vivre. Ceux qui ont pu s’y inscrire assez tôt y trouvent le moyen de faire face sans problème aux moments difficiles : passion de la connaissance, de la découverte, de la création, de l’écriture, du dessin, de l’art, de la musique, de l’échange, de la relation, de l’effort sportif, de la lutte, de l’engagement, de l’organisation d’activités, de l’animation de débats, de la prise de responsabilités, de l’aide aux autres... On a maints exemples d’individus qui ont réussi leur vie parce qu’ils se sont installés très tôt, par hasard ou par chance, dans une activité qui les a saisis ou dont ils se sont saisis. Généralement, au départ, c’est souvent dans le cadre de la famille que les choses s’inscrivent. Mais l’école peut également ouvrir tranquillement, simplement, sans grande démonstration, sans excès, sans outrance à des domaines qui ne sont pas de son ressort. Voici par exemple ce que m’en écrit Pierrick Descottes :

« En l’occurrence, je voudrais évoquer le cas singulier de Pedro, un garçon très chargé psychologiquement, hanté par les questions touchant à la mort et qui a de grandes difficultés à maîtriser ses impulsions. Les rares moments où il fait preuve de vraie concentration et de calme sont quand il dessine ou écrit librement. Autant dire qu’il investit fortement tous ces moments et bien d’autres encore, passant invariablement du dessin à l’écriture de manière quasi compulsive. Il a écrit, cette année, une multitude de textes souvent très noirs où la violence et la mort étaient omniprésentes. Ses dessins, toujours au stylo noir, étaient au diapason. Et puis, sur quelques instants de grâce créatrice, il nous a livré des poésies de toute beauté, avant de replonger dans ses affres. Côté dessin, il n’a jamais rien voulu présenter au groupe, se contentant d’amasser anarchiquement ses productions qui terminaient pour l’essentiel à la poubelle. Je me suis contenté de laisser faire de ce côté, parfois même sur des moments d’activité qui n’avaient rien à voir avec le dessin, convaincu que cela était nécessaire à son équilibre très instable.
J’ai la conviction que, sans cette liberté d’écrire ou dessiner presque à tout moment, Pedro pourrait littéralement disjoncter. On n’en a pas été loin, bien des fois, mais il a pu être ainsi disponible pour d’autres apprentissages, même si cela s’est avéré très inconstant.
Qu’adviendra-t-il pour lui au collège qui lui laissera certainement moins de liberté en la matière ? »
(lettre du 10-02-2003)

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération pédagogique N°124, mai 2003, p.10-11.