Ainsi, tu t’ajoutes à la liste des capitaines expérimentés qui ont quitté le navire après l’avoir mené si souvent à bon port. Mais je suis encore là et je puis, moi aussi, témoigner de l’importance de ton action.
Tu as été surtout un démultiplicateur. Sans toi, la Pédagogie Freinet n’aurait pu devenir à ce point internationale. Il fallait que cette idée soit solidement accrochée en toi pour réussir, malgré les difficultés de tous ordres, à mettre au point les Rencontres Internationales des Éducateurs Freinet (RIDEF). De l’extérieur, on avait l’impression que tu réalisais cela en te jouant, mais, une certaine année, j’avais pu prendre conscience de l’énorme travail que cela représentait. Il fallait prendre contact, proposer des rapprochements, aider à la constitution de réseaux… Heureusement, ta connaissance de plusieurs langues étrangères t’aidait beaucoup dans cette réalisation de communication.
Mais cela n’empêchait pas qu’il te fallait une conviction profonde et un engagement de tout ton être pour que les fils se nouent et que les choses s’organisent harmonieusement. Le travail que nous réalisions dans ces RIDEF a permis de solides avancées sur le plan de la saisie et de la compréhension des éléments de notre pédagogie. Ces rencontres étaient le lieu et le moment de solides échanges mais, également, d’audacieuses expériences. Nous arrivions parfois à impliquer des gens de diverses nationalités dans des apprentissages. Et à cette occasion, pouvoir vérifier la validité des concepts de notre pédagogie en dehors du système français, permettait d’en confirmer la valeur. Je me souviens tout particulièrement de nos voyages à Berlin-Est et au Québec. À Berlin, tu avais ri quand j’avais dit au directeur de L’École Supérieure de Pédagogie qu’ils n’étaient pas marxistes. Réponse : « Comment, nous ne sommes pas marxistes, alors qu’après la chute du régime nazi, nous avons remplacé tous les enseignants par des ouvriers ! » Et le texte que tu avais écrit en allemand sur le livre d’or de l’école technique que nous visitions avait été l’occasion du rire et de l’admiration de tout le personnel de l’établissement. Cela me permet d’insister sur deux points particuliers de ta personnalité : tu avais beaucoup d’humour mais, également, beaucoup d’esprit. L’humour met à distance et c’est parfois bien utile, mais l’esprit permet de construire. Et nous en avions singulièrement besoin.
Cher Roger, nous étions tous deux complices parce que nous avions en commun l’amour des mots. Aux Journées de Vence, tu participais supérieurement aux séances de création collective orale. Cependant, au Québec, tu nous avais étonnés. Nous étions quatre intervenants : toi, Monthubert, Delobbe et moi. Et nous étions chacun responsable d’un groupe que nous devions faire travailler selon nos propres dominantes. Lorsque j’ai appris que tu faisais réaliser des diapositives dessinées à tes stagiaires, je me demandais quel rapport pouvait bien avoir ce travail avec la Pédagogie Freinet. Mais lors de la séance collective finale, nous avions été ébahis de la cohérence de votre entreprise. Tu avais beaucoup d’avance sur nous sur le plan du traitement de l’image.
Tu abordais avec maîtrise des domaines que nous ignorions encore. Et tes nombreux portraits photographiés étaient stupéfiants d’authenticité et d’humanité.
Pour terminer, un dernier souvenir. Au tout début d’une séance où je devais parler du tâtonnement expérimental, et en attendant que les gens finissent de se mettre en place, tu m’avais provoqué :
« Le grand professeur Le Bohec, doyen de la Faculté Freinet va procéder à la démonstration de la formule : relativité des sensations / canal maritime=1. »
Et les Québécois étaient suffoqués de voir comment ces deux maudits français pouvaient s’amuser à de tels jeux intellectuels.
Voilà, cher Roger, tout ce que j’avais à dire à ton propos. Au revoir.
Paul Le Bohec
Hommage à Roger Ueberschlag
Texte paru dans le bulletin des Amis de Freinet N°89, Octobre 2008, p.30