Pour notre camarade Pigeon, le moyen idéal de l’investigation psychologique de l’enfant, c’est le dessin.
Mais il se pourrait que l’emploi des techniques littéraires se justifie également sur ce plan.
À mon avis, les mots peuvent, comme les traits, acquérir une charge considérable. Mais cette fois il y a une difficulté. En effet, l’enfant de 7 ans a déjà une assez grande expérience de la portée des mots qu’il emploie et elle n’a pas toujours été bénéfique. Aussi hésite-t-il souvent à les prendre pour masques. Il doute de leur efficacité. Et il craint qu’ils ne soient trop étroits, dissimulant mal sa personnalité qui n’a besoin que d’affleurer. Alors il use et abuse de l’autocensure.
Et pourtant, ça serait dommage de ne pas lui offrir les mots qui sont souvent – sans jeux – les grands remèdes. Mais il ne faut pas que l’enfant sache qu’on peut le lire entre les lignes de ses textes. Ou, s’il le sait, il faut qu’il ait la certitude absolue d’être totalement accueilli, compris, accepté. Alors, seulement, il ne craindra pas de se livrer et rédigera des textes qui ont une profonde signification. En voici un exemple :
Vers la fin du mois de juin, Yvon écrivit :
Ruisseau, coule, coule.
Autrement, tu ne veux pas couler
Méchant ruisseau.
Tu ne veux pas donner à boire au petit oiseau
Ni au petit enfant.
Croyez-vous qu’il y ait quelque chose de caché, là-dedans ? Non, bien sûr. Moi non plus, je n’y trouvais rien. Et comme ce thème du ruisseau avait été repris cinq fois en dix jours de classe, j’avais été obligé de conclure à une infirmation d’une loi que je m’étais forgée :
« Lorsque l’enfant a été mis à la liberté, il ne tourne plus jamais en rond. »
Je pensais que Yvon ne sortait plus de ce thème introduit dans la classe par son copain Jean-Yves et je le croyais définitivement condamné au ruisseau.
Mais, lorsqu’en revenant de vacances, j’ai appris que sa mère était décédée après un mois de maladie, j’ai su tout ce que pouvait signifier ce ruisseau qui ne voulait pas donner à boire au petit oiseau, ni au petit enfant.
Lorsqu’on a beaucoup d’élèves, on passe ainsi à côté de chagrins profonds. Et ce n’est pas bien.
Mais ce qui précède n’est peut-être pas très convaincant. Alors voici mieux :
Cette année, une nouvelle technique d’expression libre s’est introduite dans ma classe : le monologue joué. J’avais eu, jusque-là, des poètes, des chanteurs, des « dialogueurs » mais jamais de personnages jouant en solo. Un garçon de 7 ans l’a imposé à la classe et il a été immédiatement suivi par une dizaine de camarades, dont Christian.
Cette année ce Christian chétif est arrivé au CE1. Et ce garçon si pâle et si petit s’est révélé un acteur solitaire de premier ordre. Il marche en rond et parle et il pourrait parler ainsi pendant une demi-heure si je n’avais pitié de ses jambes.
Quand un certain lundi, il est allé à la chasse au loup, j’ai dressé l’oreille : le loup, c’est souvent le père. Mais, deux tours après, il avait déjà tué les enfants de l’école et le maître. Alors, j’ai compris que cet enfant avait peur. De moi, surtout, qui suis si grand.
Alors, j’ai changé d’attitude, au lieu de continuer à être avec lui, comme je suis avec mes autres CE1 qui sont habitués à ma hauteur et à mes travers, je me suis mis à sa disposition. Je n’ai plus exigé que le cahier soit le reflet du tableau ni que le texte libre soit écrit. Un mot par jour, cela me contentait. Je lui ai parlé de sa peur et il me l’a dite en paroles et, le lendemain, en chansons :
« L’éco-o-ole, c’est-est, du-u-ur. »
Et maintenant, cela marche très bien. Maintenant, il est heureux de me montrer des textes de 5 lignes et plus, des dessins, des fiches etc. Quelle chance qu’il ait pu, un jour, tuer le maître et que le maître se soit laissé tuer et se soit tu.
Chers camarades, restez-vous sceptiques ? Oui. Alors, lisez ceci : vous connaissez peut-être « Bernard Suspendu » (Gerbe de 1959). Bernard est un garçon qui, rôdant près d’une carrière pleine d’eau a eu subitement besoin d’un bâton pour attraper une vieille roue et s’est retrouvé pendu à un arbre par son pull-over des Trois-Suisses.
Et voici qu’en 1962, Noël et Bernard sont allés dans une autre carrière. Ils sont tombés dedans. Bernard s’est agrippé à un fil de fer et il a crié. Un ouvrier l’a entendu, il a plongé et il a ramené Noël qui est revenu à la vie après une heure d’efforts.
Je conte cela à mes garçons et aussitôt Jean-Yves (706) se met à écrire :
« Le serpent est dans une carrière, une carrière remplie d’eau ; il ne peut plus en sortir et voilà son amie la vipère qui veut le sortir. »
Pourquoi a-t-il eu besoin d’écrire ce que je venais de dire ?
Pourquoi a-t-il parlé d’un serpent ?
Pourquoi a-t-il choisi le procédé de la fable pour relater un fait réel ?
Voilà des questions que l’on pourrait se poser.
De toute façon, on s’aperçoit qu’en se penchant sur le miroir profond des textes libres « libres », on pourrait en obtenir mille et mille révélations.
On pourrait aussi se pencher sur ces textes de Marx :
« Même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement de leur processus de vie matériel. »
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. »
« Si la manifestation des choses coïncidait avec leur essence, toute science deviendrait superflue. »
Il nous faut donc donner liberté de libération à l’enfant et à nous-même pouvoir de connaissance.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°4, la part du maitre, 15 novembre 1962, p.7-8