Quelle ironie dans le titre de ce film ! Il est clair qu’à aucun moment les enfants ne « sont ». Et, au bout du compte, ce qu’ils « ont » est dérisoire. Ils n’existent qu’au moment de la récréation : la classe les a dé-créés et, dehors, ils se re-créent.
Le seul qui « soit » dans cette affaire, c’est le maître. Et il conserve précieusement pour lui seul le pouvoir que lui donne son « savoir ». Il « est » mais il ne devient pas. Il reste. Il reste tel qu’on l’a formé trente-cinq années auparavant. Il doit sans doute avoir conservé le même type d’exercices. Comment aurait-il su qu’il y avait d’autres façons de faire classe puisqu’à l’École normale on s’est bien gardé de le lui signaler.
Mais, incontestablement, ce maître aime ses élèves. Cependant, on a l’impression qu’il les aime pour lui et non pour eux-mêmes. Certains lui font souci. Mais il s’y prend mal pour les aider car, là aussi, il part encore de lui. Il réussit à obtenir la confidence du chagrin de Jonathan. Mais Nathalie dont le mutisme cause un tel souci à sa mère, ne se livre pas. Elle ne dit qu’un seul mot à la fin de sa question deux fois répétée : « On a bien fait d’en parler, Nathalie ? » II lui arrache un faible « oui » qui n’est satisfaisant ni pour l’un, ni pour l’autre.
Cela, il n’a pas à le faire. Ce n’est pas lui qui doit être le moteur de l’expression des soucis, des chagrins, des pensées. Le travail de l’enseignant, c’est d’offrir un certain nombre de langages que les enfants utiliseront librement, selon leurs besoins. Car il s’agit alors d’enfants et non plus d’élèves. Le moteur doit être en eux. Et compte tenu des avatars de chacun, ce moteur est si puissant qu’il pourrait produire beaucoup de positif si on ne le bridait pas.
L’élève Jojo s’ennuie à colorier par obligation des formes imposées alors que l’enfant Jojo aurait des quantités de dessins à réaliser librement pour exprimer ses découvertes du monde. Et Julien qui travaille chez lui et fait le repas de sa petite sœur n’a-t-il pas une base importante de données sur lesquelles on pourrait l’aider à réfléchir ? Parce qu’il est un être humain, chacun a besoin d’exprimer ses réactions naturelles à son environnement physique, humain, économique, sociétal... Il faut qu’il puisse, grâce aux langages offerts, expérimenter, trouver du plaisir, communiquer, se projeter et finalement acquérir une telle passion et une telle maîtrise de l’écrit, de l’oral, du dessin, du corporel, du chant, de la mathématique... qu’il sera ainsi armé pour se construire des compétences, des savoirs, des modes d’être au monde suffisamment satisfaisants pour qu’il n’ait pas besoin de recourir aux solutions de vie ersatz : chahut, violence, délinquance, drogue, maladie... ou fuite définitive de la vie. Il suffit de regarder les informations de chaque jour pour constater la réalité d ces solutions à défaut. Les journaux en sont remplis.
Mais une autre école est-elle possible ? Bien sûr, elle se pratique quotidiennement, mais de façon marginale, car le pouvoir académique se garde bien de faire connaître ces expériences pratiques. II faut le savoir : « L’école, c’est fait pour empêcher d’apprendre. » (Roger Gentis). La connaissance ne doit être réservée qu’à l’« Élite ». Où irions-nous si l’école ordinaire permettait, pour soi et avec les autres, d’apprendre à penser et à se construire ?
Paul Le Bohec
(Réactions au film de Nicolas Philibert paru en 2002)
Texte paru dans Le Nouvel Éducateur N°143, courrier, Novembre 2002, p.4
Texte paru dans Coopération Pédagogique N°118, Novembre 2002, p.23
Texte paru dans Bulletin des Amis de Freinet N°79, juillet 2003, p.51