Réagir… Faire réagir...
Freinet a tenu à ce que j’assure cette année encore la rubrique de « la part du maître ». Il pense qu’il faut remuer les camarades par des propos qui les déconcertent un peu afin qu’ils réagissent et ne se laissent pas prendre en gelée par la routine. Au besoin, dit-il, il faudrait le faire exprès.
J’accepterais assez facilement « d’appuyer sur l’exagérateur » mais je n’en ai pas besoin. Il suffit de regarder les choses autour de soi pour qu’immédiatement, on éprouve le besoin de réagir.
Et le tâtonnement expérimental ?
Cette année, à Vence, quand j’ai vu les camarades s’employer avec tant de dévouement et de compétence à la rédaction des bandes programmées, quelque chose s’est révolté en moi.
Comment ? Nous nous sommes saisis de la loi de l’acquisition des connaissances : le tâtonnement expérimental. Cette loi est reconnue dans la pratique quotidienne de chacun ; les maternelles l’utilisent à fond en milieu scolaire, et, de plus, les plus grands noms de la philosophie et de la science la reconnaissent pour vraie. Et nous, nous ne l’appliquons pas !
À cela, Freinet répond :
« C’est vrai : il y a d’une part l’idéal et, de l’autre, la réalité des programmes. Alors, il faut bien signer des compromis. D’ailleurs, nous n’avons fait que cela toute notre vie. Constamment, nous avons butté sur des obstacles. Il nous a toujours fallu lâcher un peu de lest pour aller plus avant. Ce qui n’empêche pas que nos idées restent vivantes dans notre esprit et, intact, notre désir de les réaliser. Sur ce plan, nous n’abandonnons pas. Mais, nous sommes bien obligés de regarder la réalité en face. »
Oui, je comprends. Et maintenant que je suis presque à mi-côte de la vie, je n’ai plus l’intransigeance automatique de la jeunesse. Mon intransigeance se colore de compréhension.
Vers les cimes
Nous voulons monter vers les plus hautes cimes. Il nous faut, pour cela, organiser l’expédition.
Le camp de base numéro 1, c’est la méthode traditionnelle. N’en disons pas de mal. Elle a réussi à plusieurs d’entre nous. Elle nous a permis de progresser dans la plate plaine et d’arriver au pied des montagnes. C’est le train à vapeur qui nous a amenés au Fayet.
Puisque nous en parlons, allons pour une fois jusqu’au fond des choses. Nous ne parlons pas toujours juste. Nous avons souvent besoin de comparer, d’opposer notre école moderne à quelque chose et, sans trop réfléchir, nous utilisons l’expression « école traditionnelle ». Nous voulons parler d’une école sans relations affectives, d’une école à opposition maître-élèves constante. Et ce n’est pas vrai, il s’en faut heureusement de beaucoup, de la plupart des écoles traditionnelles. Personnellement, j’ai connu de nombreuses classes où l’on éprouvait beaucoup d’affection pour tel maître, tel ou tel professeur.
L’école traditionnelle a été à la pointe du progrès pendant longtemps et bien des pays l’ont enviée à la France. Nous en sommes les continuateurs.
Freinet est arrivé juste au moment où nous allions nous engager dans l’impasse de l’isolement et de la satisfaction de soi. Il nous a appris à coopérer et nous nous sommes remis en marche.
Notre contraire, c’est Delbasty qui en a le mieux dessiné la figure en nommant « l’enseignement routinier ».
Pour moi, maintenant les choses sont plus claires.
Les fichiers autocorrectifs et les cahiers, voilà le petit train électrique qui nous a permis de nous hisser à Chamonix, le camp de base numéro 2.
Grâce à eux, nous avons été un peu soulagés de l’acquisition fastidieuse des mécanismes et nous avons pu pousser des pointes vers les Bossons et les Houches.
Cette année, avec l’aide des boîtes enseignantes, nous allons faire un pas de plus.
Les boîtes enseignantes, c’est le train à crémaillère qui nous conduit au Montenvers, le camp de base numéro 3. Nous ne savons pas encore exactement ce qu’elles nous apportent. Il se peut qu’elles nous fassent gagner beaucoup en altitude. Personnellement, j’en vois une utilisation possible en lecture puisque, là aussi, la société exagère en continuant d’exiger, anachroniquement, une acquisition rapide de la lecture au CP. Ce qui ne peut s’obtenir sans forçage, c’est-à-dire non sans dégâts.
Mais un jour, quand nous aurons réagi, quand nous aurons gagné à notre cause – et à leur cause – les parents, les éducateurs, les gens intelligents et les gens généreux, nous pourrons atteindre de nombreux sommets et peut-être, qui sait, le quatre mille huit cent septième mètre. Il nous suffira alors de nous baser uniquement sur le tâtonnement expérimental qui peut seul, à mon avis, assurer un développement harmonieux, efficace, utile, rapide de l’individu.
Nous n’en sommes pas encore là. Actuellement tout le monde pense qu’il faut gagner du temps. Sommes-nous si pressés qu’il faille à tout prix forcer les machines, sans attendre les rodages indispensables, en détruisant irrémédiablement les mécanismes autorégulateurs qui en assuraient le parfait fonctionnement.
Gagner du temps, mais quoi perdre en échange ?
Enfin, réfléchissons ! La majeure partie des programmes primaires datent de l’école de 6 à 12 ans. Maintenant, nos élèves du CP sont assurés d’aller à l’école jusqu’à 18 ans. Est-ce que tout ne devrait pas changer à partir de là ?
Nous n’avons d’ailleurs pas le monopole de cette découverte. En effet, l’idée de réforme est incontestablement dans l’air. Il ne faut pas changer pour changer, mais pour apporter quelque chose de solide.
« Nouveaux manuels ou instruments de travail, nouvelles techniques, nouveau matériel, nouveaux auteurs, nouvelles méthodes et nouveaux programmes seraient expérimentés avant d’être généralisés. » (Roger Gal)
Nos expériences
Personnellement, j’ai beaucoup expérimenté en 1963. Mes recherches ont effrayé certains camarades :
« Surtout, ne montre pas cela aux jeunes qui pourraient se lancer à corps perdu dans des voies dangereuses. »
Alors, j’ai remballé mes bandes magnétiques mais, apparemment, j’ai eu tort. En effet, à Étel, Delbasty s’est écrié :
« Vous ne voulez pas montrer vos expériences aux jeunes ! C’est donc que vous prétendez les enseigner. Non, on n’enseigne pas les camarades ; chacun s’enseigne lui- même et se construit dans le milieu pédagogique nouveau. »
Il a raison ; il faut faire confiance aux jeunes. Ils sauront bien découvrir, eux-mêmes, les obstacles scolaires, personnels, sociaux, matériels qui les empêcheront de se lancer à fond dans la voie que nous suivons. Mais ils sauront aussi découvrir les libertés qui leur permettront d’aller plus loin que nous dans d’autres domaines.
Alors, j’ai décidé à la veille du stage d’Étel et en ce début d’année scolaire de dire sans restriction tout ce que j’avais sur le cœur.
Et cela suffira peut-être pour que les camarades réagissent vigoureusement.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°2, la part du maître, 1er octobre 1963, p.7-9