Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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La musique au congrès de Niort : Qu’est-ce que la musique ?

Reportage libre de notre envoyé spécial

Ah ! pauvres congressistes, victimes de la richesse même de l’École Moderne qui colle de plus en plus à la vie et devient, comme elle, impossible à saisir dans sa totalité.

Où courir, où ne pas courir ? Voilà le dilemme quotidien. On avait couru à la salle du B.E.T.A., trop petite hélas. Mais les tard-venus, sur le point de défaillir, n’en restèrent pas moins, héroïquement, debout dans le couloir, car ils ne pouvaient s’arracher à ces lieux d’où l’on apercevait de nouvelles Amériques, Delbasty était dans la hune et nous étions sur le pont.

Il dit souvent à Freinet :
« C’est peut-être intéressant ce que tu dis, mais ce que nous écoutons surtout, c’est la musique que tu fais. »

Il nous ouvre aussi les yeux, il nous débouche les oreilles. Et les propos qu’il tient nous apparaissent de plus en plus vrais chaque année. Mais c’est nous qui grimpons sur les monts qui bornent cet état de disgrâce où nous nous enlisions emmi le conformisme, l’étroitesse, la myopie, la petitesse en étendant nos bras en V, comme l’autre pour crier victoire sur les victimes.

Mais trêve de bavardage ; écoutons-le : Qu’est-ce que la musique ?

Est-ce l’art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille ?
Non, car lorsque Berg compose une musique absolument déchirante, après la perte d’un être cher, il fait encore de la musique.

Est-ce que ce sont les notes ?
Non, il faut dépasser les notes. Il faut voir l’ensemble, l’atmosphère, le sentiment qui se trouvent bien au-delà des notes. Et les pauvres interprètes qui l’oublient n’atteignent pas Mozart parce qu’ils croient que Mozart, c’est des gammes. Est-ce que nos enfants font de la musique ?

Mais oui. On a trop souvent tendance à croire que la musique est un luxe. Et pourtant, ce sont les peuples les plus déshérités, les peuples chasseurs et pêcheurs qui en vivent constamment.

Qui connaît les règles de la musique ?
Ce sont les mamans qui sentent et non les musiciens qui essaient de la figer.

Actuellement, on dit que la musique est fondée sur la gamme et on se limite à ça, on n’a qu’une corde unique dans la tête.
On pense, par exemple, que les japonais chantent comme des chiens.
Et un jour, un japonais qui écoutait Caruso se demandait pourquoi il appelait si longtemps : « Au secours »...

On a voulu écrire la musique japonaise mais on l’a trahie en la figeant, car la grille des notes ne retient qu’un aspect et pas tout. L’écriture ne peut jamais restituer la vie qui est toujours sauvage et scandaleuse. C’est vrai d’ailleurs de toute écriture, de toute tentative pour schématiser et symboliser la vie. On n’a pas encore écrit la musique de la burette en matière plastique et, pourtant, l’enfant la sent...

Il est des domaines et des possibilités que nous avons toujours ignorés ou que nous avons perdus mais que les enfants connaissent encore.
L’enfant qui réécoute l’une de ses créations, totalement incohérente pour une oreille adulte, se souvient et rechante les mêmes passages de la même façon.

Celui qui chante croit qu’il chante ce qu’il veut et il se met dans les autres. Celui qui chante, tâtonne affectivement pour faire le monde joyeux pour les autres.

Mais, à propos, qu’est-ce qui a fait la supériorité de Mozart ? Tant de choses, mais surtout la richesse extrême du milieu musical dans lequel l’enfant baignait dès sa prime jeunesse. Et c’est dans ce sens que Saint-Ex. a pu parler des Mozarts assassinés. Assassinés par l’extrême misère des milieux qu’ils connurent.

Nous, les maîtres, nous sommes ces Mozarts non-nés par manque de moyens techniques. Et même quand nous les avions on nous mettait au... chose des choses... On nous faisait respirer les gammes qui sortaient du pot d’échappement au lieu de nous placer au volant.

Le peuple reste encore privé de musique parce qu’il ne dispose d’aucun instrument. Le progrès a toujours dépendu de la production d’outils nouveaux. Et, au cours des âges, le progrès musical a toujours suivi le progrès technique.

Il fallait donc offrir un outil à notre petit peuple enfantin. Un outil pour lui, un outil pour essayer, un outil pour tâtonner avant de réussir. Il faut laisser tâtonner l’enfant, sinon, comme Adolphin et Madeleine, une grande fatigue le prend et il abandonne. Et il laisse l’instrument au garage. C’est ce qui arrive avec les cithares qu’il faut toujours accorder et qui ne le sont jamais.

Maintenant, il y a l’Ariel. (Instrument à cordes inventé par Delbasty. Écrire C.E.L. - Cannes)
Bien peint, ce serait aussi joli qu’un violon. Qu’on ne se trompe pas : pour la musique comme pour la science, la matière noble n’est pas nécessaire. D’ailleurs, le violon a des cordes en boyaux de chat. Pouah ! logiquement, d’une telle matière, il ne devrait sortir qu’une musique de.... merci, vous m’avez compris.

Est-ce ce genre de musique que vous avez obtenu avec l’Ariel ? Allez, les camarades dites un peu votre opinion.

L’opinion des camarades :
– Il serait peut-être possible de quadriller la planche pour répéter les diverses positions des chevalets et écrire les airs en cm.
– En classe de perfectionnement, une élève ne s’intéressait plus à rien, tout la rebutait. C’est l’Ariel qui l’a raccrochée.
– Mes élèves ont appris avec plaisir que les enfants des Pellissier tâtonnaient aussi pour le chant du grillon. Ça les a emballés.
– Même si le maître n’est pas musicien, les enfants le sont et se débrouillent très bien sans lui. C’est l’outil qui enseigne.
– Il ne faut pas donner la clé aux petits, ils casseraient les cordes. Il faut les éduquer comme on les éduque pour les pinceaux.
– On pourrait avoir l’impression que toutes les musiques vont se ressembler. On pourrait en dire autant des dessins exposés au Congrès puisqu’ils sont tous faits avec de la peinture CEL. Et pourtant, quelle diversité ! D’ailleurs la sensibilité de l’éducateur s’affinera.
Delbasty : Les bébés dansent la passion selon Saint-Matthieu et établissent un jeu dramatique sur cette musique. Quelles perspectives formidables !
– Un jour, un enfant emporte l’Ariel chez lui. Mais il ne le ramène pas le lendemain. Sa mère a voulu le garder encore un jour et elle en a joué jusqu’à minuit. Il y a tant de gens dans le peuple qui n’osent pas chanter parce qu’ils se croient infidèles à la musique classique. Et pourtant, ils ont une soif si intense de musique.

Maintenant, il faudrait nous en faire entendre un peu.

Audition de bandes magnétiques
Gautier de Clermont a travaillé en musicien. Il a accordé l’instrument et il en tire de parfaites sonorités. Ce n’est pas exactement dans ce sens que l’on doit utiliser l’Ariel. Cependant ce travail garde sa valeur. Si besoin en était, il pourrait prouver aux gens enfermés dans les critères classiques que, même en se plaçant à ce point de vue, l’Ariel est un instrument noble. Mais il ne faut pas s’arrêter à ce raffinement qui ne peut être l’apanage que de quelques uns. Il faut aller à la vie sauvage et, cela, tout le monde le peut. C’est comme en mathématiques : si l’on enferme l’enfant dans la numération et les opérations, il deviendra peut-être un virtuose dans ce domaine mais il n’aura pas de formation mathématique parce qu’une seule voie se sera offerte à lui.
Par contre, si l’enfant prépare sa palette lui-même, c’est un univers prodigieux qui s’ouvre à lui, Il cherchera de très gros écarts ou de petits écarts insensibles, perceptibles pour lui seulement, des écarts d’une infinie délicatesse. Il faut sauvegarder pardessus tout les mécanismes précieux qui existent en lui.
Dufour présente un poème lu par un enfant de 13 ans accompagné par un garçon de 11 ans. Cette collaboration à deux est très enrichissante.
Madame Mounier : D’abord un tâtonnement à un seul marteau et puis soudain une fillette de 10 ans joue à deux marteaux. On sent qu’elle a acquis la maîtrise de l’instrument : les accords et le rythme sont très beaux.
Gilbert Brault : Il nous a fait écouter : Belle poupée au cœur de rose. C’est une chanson travaillée dans un but précis : une fête scolaire. La fillette a travaillé sa chanson elle-même, mais elle ne l’a pas aplatie. Et le jour de la fête, elle l’a mimée et dansée.

Une remarque à propos de ce camarade. Il a fallu que Jeanne Vrillon le pousse pour qu’il accepte de montrer ce qu’il avait apporté. Beaucoup de jeunes et même de camarades chevronnés ont ainsi laissé, par timidité, des quantités de dessins et de chants dans leurs coffres et leurs valises.

Évidemment, un congrès ce n’est pas exactement une rencontre de travail. C’est une confrontation d’idées, une recherche de lignes directrices. En musique, nous voyons clair maintenant. Mais il va falloir prévoir tout de suite une organisation, car la moisson s’annonce magnifique. Il va falloir construire des granges, des magasins et organiser des circuits de distribution.

Et maintenant, pour terminer cette relation écrite, donc incomplète de cette séance de musique de Niort, redonnons la parole à Delbasty :

« Vous savez, moi, je suis content. »

Paul Le Bohec

Article paru dans Art Enfantin n°17-18, mai-juillet1963