Maintenant, l’idée de la mathématique à l’École Primaire est partout acceptée. Aussi le moment est-il venu de faire trêve à la théorie et à la recherche de justifications philosophiques. Il faut nous lancer à corps perdu dans la pratique, car seule, maintenant, une pratique intensive peut nous éclairer. Mais il faut l’organiser pour qu’elle porte des fruits immédiats, étendus et profonds.
Il n’est pas cependant interdit de partir de quelques principes pour situer notre action. En effet, ce que nous avons à mettre sur pied, c’est une pédagogie Freinet de la mathématique. Et il est tout naturel que nous songions à nous appuyer sur les principes de l’École Moderne, c’est-à-dire : la créativité enfantine, le tâtonnement expérimental, l’affectivité, la vie, le milieu, le rôle du groupe.
Examinons ces divers points mais, rapidement, car nous sommes pressés d’agir.
LA VIE
Si notre pédagogie ne nous permet pas de recevoir la vie, alors elle n’est pas « freinétiste ». Mais le réel que nous accepterons doit être un vrai réel, c’est-à-dire celui qui apparaît sous forme d’événement. Et non pas un réel créé, fabriqué par le maître pour sa satisfaction intellectuelle ou psychologique. Non, ce n’est que lorsque le réel apparaît de lui-même qu’il est chargé d’un maximum d’atomes crochus et que son coefficient d’assimilabilité est le plus grand.
Mais avant d’atteindre ce haut niveau d’appréhension du réel, nous serons sans doute obligés de passer par des étapes intermédiaires.
LE MILIEU
Il y a le milieu de vie où se produit l’événement et c’est souvent l’école, évidemment, puisque c’est là que se produit l’action éducative. Le maître peut et doit organiser un milieu riche, mais il doit attendre l’étincelle qui se produit entre l’enfant et un élément du milieu. S’il agit avant, il décharge l’événement.
Quand j’ai reçu « la moitié du rectangle » de Serge, je ne l’ai pas tout de suite offerte à mes enfants. Nous avions sans doute quelque chose en route et je ne voulais pas les en détourner. Mais, un jour, pendant la récréation j’avais cet Éducateur (N° 8 du 15 Janvier 1966) en mains lorsque Patrick, qui rôdait par là, me dit :
« Qu’est-ce que vous lisez là, monsieur ? »
Je lui dis :
« Tiens, c’est pour vous. »
Aussitôt, Jacques a démarré une série d’inventions de quadrillages numérotés et cela nous a conduits à de riches découvertes. Nous disions alors :
« Tout ça, c’est de la faute à Patrick. Oh ! le méchant. »
Et Patrick riait, content de nous avoir fait une farce et les autres riaient de leur joie des quadrillages.
Si, au lieu de cela, j’avais dit :
« Maintenant, vous allez faire des recherches sur le rectangle », ça n’aurait pas été la même chose. J’aurais peut-être eu des recherches, mais elles auraient été étriquées et Jacques, limité par mes exigences implicites, n’aurait pas pensé à mettre des nombres dans les parties de rectangle.
L’AFFECTIVITÉ
C’est le catalyseur indispensable. C’est la relation de l’enfant à l’objet (mathématique ou autre) qui assure une solide prise. À propos de telle création, de telle invention, de telle découverte, il se produit un entrelacement inextricable de relations : non seulement entre l’enfant et l’objet mais entre cet enfant-là et les autres enfants. Relations situées dans le présent, évidemment, mais reliées également à tout un complexe de relations passées et même anciennes.
C’est l’affectivité qui assure l’excellence des points de repère, la solidité des références, parce qu’elle inscrit les événements dans les psychologies.
LE GROUPE
C’est lui qui renforce la coloration affective. Mais il a un second rôle à jouer : celui de la critique indispensable au progrès des sciences. Car c’est la critique du groupe qui éclaire l’événement et qui aide à la prise de conscience véritable.
LE TÂTONNEMENT EXPÉRIMENTAL
Maintenant, nous commençons à bien comprendre cette idée de Freinet ; il faut l’appliquer et ne plus user sa salive et ses forces à des tâches aussi impossibles que d’essayer de remplir des sacs fermés.
C’est quand l’esprit tâtonne que le sac est ouvert au plein et qu’il se remplit en avançant, comme le chalut. Il y a d’ailleurs plusieurs tâtonnements. Le tâtonnement de l’enfant ; le tâtonnement du groupe ; le tâtonnement du maître sur le plan pédagogique ; le tâtonnement du groupe École Moderne ; le tâtonnement de la pédagogie tout entière...
LA CRÉATIVITÉ
Elle me paraît rassembler tout le reste, parce que c’est dans un milieu donné, dans un groupe donné, avec telles données personnelles que l’enfant crée dialectiquement, c’est-à-dire qu’il se réalise en exprimant, « successivement », le monde à sa façon. C’est l’expression libre mathématique.
À mon point de vue, hors de ces six points principaux (il en est certainement d’autres), il ne peut y avoir de pédagogie Freinet de la mathématique, mais seulement des caricatures ou des pédagogies approchées par défaut. Évidemment, ce sont ces dernières que nous connaîtrons d’abord.
– Tut, tut, tut, tut, tut, tut, tu théorises, tu théorises, c’est tout ce que tu sais faire.
– Je vous en prie, encore un petit mot. Jusqu’à maintenant, le ballon des mathématiques était un tout petit ballon. Seuls, des virtuoses pouvaient s’en servir avec la même habileté que ces internationaux de football qui jouaient avec une petite balle sur la plage de Trestraou. Pendant ce temps, nous, les joueurs moyens, nous étions sur le sable parce que la partie était trop difficile pour nous. Nous étions admiratifs, certes, mais nous étions aussi inactifs.
Pour que notre ballon redevienne jouable, c’est-à-dire pour que nous puissions assimiler les maths, il faut, de temps en temps, le regonfler de réel. Mais, pendant un moment, nous avons exagéré dans l’autre sens : nous avons fait comme le garagiste de mon village qui, un dimanche matin, avait trop bien fait les choses en fourrant, dans le ballon du match, je ne sais combien d’atmosphères. Il l’avait rendu injouable en lui faisant perdre sa qualité principale : la maniabilité.
Oui, nous avons exagéré parce que le calcul vivant n’a été, pendant un certain temps, que du calcul. Et, comme c’était justement ce que les programmes nous demandaient, dans les petites classes, tout au moins, nous étions très fiers de remplir le programme dans des conditions plus acceptables pour les enfants et les maîtres.
Mais le monde moderne n’a plus besoin de calculateurs, mais de mathématiciens. Et pour cela, il ne faut pas que le ballon soit trop lourd, trop gonflé de concret, trop enrobé de terre. Il faut qu’il soit léger, léger. Si, d’aventure, il se rapetissait par trop au-dessus de nos moyens, il suffirait de le regonfler d’une bouffée de réel.
J’en ai fait l’expérience cette année : parfois, je me demandais où nous allions, c’est-à-dire où les enfants m’entraîneraient. Mais toujours, au bon moment, l’un d’eux nous rebranchait sur la réalité et alors tout s’éclairait : nos constructions mathématiques étaient fondées en fait et le réel était éclairé par ces constructions, Certains enfants sont d’emblée aptes à jongler avec de petits ballons et les autres, peu à peu, acquièrent cette aptitude. Mais le calcul vivant, c’était un pas immense en avant, à cause du second terme : il faisait sa place à la vie. Il suffit de changer maintenant le premier terme pour accéder à la « mathématique vivante ». Et, justement, Revuz a écrit un livre « Mathématique moderne, mathématique vivante ». Peut-être bien que c’est commutatif.
Il faut non seulement réfléchir sur les quantités, mais aussi sur les espaces, les déplacements, les rotations… tout ce qui est inscrit dans les simples faits de tous les jours. Il nous faut voir la vie large et non la vie étriquée du calcul.
Et si vous saviez comme tout devient simple et facile quand, pour assimiler des notions autrefois difficiles, on se réfère à ce que l’on a sous les yeux.
À mon avis, pour réussir dans notre entreprise, nous devrions considérer la mathématisation comme l’un des beaux-arts. Pourquoi cette comparaison ? Parce que nous avons tous cette référence commune : l’Art Enfantin. Il suffit de transposer. La pédagogie Freinet a réussi dans ce domaine parce que c’était un monde neuf : s’il y avait un programme, il était resté lettre morte : en effet, on avait mieux à faire et surtout à apprendre à mettre deux l à l’imbécillité pour qu’elle puisse voler partout.
Aussi, c’est en toute liberté, dans un domaine sans a priori, que l’École Moderne a pu progresser et obtenir les résultats que l’on sait en fondant son action sur la créativité et l’affectivité.
Et sans se soucier d’aucun « rrrésultat », elle en a obtenu au moins un, celui justement que des esprits tatillons et bornés auraient pu exiger, à savoir : l’habileté manuelle. Et c’est ainsi que beaucoup de nos anciens élèves sont devenus d’excellents dessinateurs industriels. Mais cette habileté leur a été donnée par surcroît, sans qu’ils s’en soucient et peut-être justement parce qu’ils ne se sont souciés de rien, si ce n’est d’exprimer, par le moyen de la création artistique, tout ce qu’ils voyaient du monde extérieur, de leur monde intérieur et des relations entre ces mondes. Le talent est venu parce que le génie personnel a pu se donner libre cours.
Si le libre art mathématique pouvait se dérouler dans les mêmes conditions, on obtiendrait, de même, des résultats magnifiques. Et, savez-vous, le calcul nous serait donné par surcroît car il n’est que le parfum de la mathématique. Il est donné en prime avec la fleur sans que l’on ait à s’en préoccuper. En fait, nous sommes en mathématique primaire excellemment placés parce qu’il n’y a pas de programme et parce que, là aussi, nous ne savons rien.
Nous n’allons pas dire : « Venez à moi les petits enfants, là où je veux que vous alliez. » Mais nous allons marcher à côté d’eux. Comme eux, nous avons tout à découvrir et nous ne serons plus le maître qui impose sa personnalité au groupe, mais le copain qui cherche avec les autres. En attendant que l’idée de la mathématique soit inscrite dans les programmes il nous faudra peut-être avancer avec précaution et pratiquer l’expression mathématique libre, un jour par semaine au début, puis une semaine par mois, en attendant le mois, le trimestre, l’année complète. Cependant, il faut bien en convenir, nous allons en grande partie vers l’inconnu. Comment prendre la chose ? Peut-on vraiment le savoir ? Ne faut-il pas se jeter à l’eau avant de voir plus clair, comme on l’a fait pour les bandes enseignantes ?
LA CULTURE MATHÉMATIQUE
Un camarade du Finistère m’écrit :
« Dans la salle des maths à Perpignan, j’ai vu des constructions géométriques, de grandes feuilles couvertes de signes et j’ai lu des cahiers. Partout j’ai senti votre culture mathématique. Elle vous permet d’être réceptifs et de tirer toujours parti des productions de vos enfants. Nous nous rendons compte que, dans ce domaine, nous avons des lacunes ; mais nous avons aussi du courage et nous allons nous mettre à bûcher pour dominer cette mathématique et progresser aussi de notre côté. »
Cette lettre me paraît très importante parce qu’elle me semble contenir des idées largement répandues, mais erronées. En premier lieu, il faut tout de suite parler de « notre culture », car si nous ne tordons pas immédiatement le cou à ce canard, on va l’entendre couiner dans tous les coins.
En effet, il serait extrêmement grave de penser que seuls quelques privilégiés peuvent enseigner la mathématique au premier degré. Nous serions alors loin de la pédagogie de masse et rien ne vaudrait la peine d’être entrepris. En réalité, et je le dis sérieusement, savoir que 2 + 1 = 3 c’est déjà beaucoup et, à partir de là, on peut aller loin. Car, je le répète encore une fois, il s’agit plus de pédagogie que de mathématique. « Pour enseigner le latin à John, il vaut mieux connaître John que le latin. » Évidemment, il est bon de connaître les deux. Nous, nous avons commencé par John et il ne nous reste plus que la mathématique. Ce n’est pas le plus gros morceau ; d’autant plus que chacun de nous possède un certain acquis qu’il s’agit surtout de réorganiser. Aussi, les pauvres camarades qui se faisaient une gloire de leur prétendue incompétence en maths, vont-ils devoir se mettre en marche également. En fait, ils avaient fait preuve d’intelligence, ou plutôt d’équilibre, quand ils avaient à un certain moment, refusé de suivre des chemins où l’on perd contact avec la vie. Si nous parvenons à leur rendre la vie, tous ces camarades vont pouvoir marcher et même courir. Mais oui, Simone, tu courras aussi.
Si quelques-uns d’entre nous paraissent plus riches, c’est parce qu’ils sont partis avant les autres, parce qu’ils se sont posés « la question » avant les autres. Mais, maintenant, depuis le Congrès de Perpignan, tout le monde a faim.
À mon avis, il ne faut ni se tendre, ni se contracter : si l’on bûche, tout est perdu. Et d’ailleurs, il est vain de vouloir dominer la mathématique. En effet, ce que l’on apprend en premier lieu, c’est qu’elle est infinie parce que c’est sur l’infini de la vie qu’elle s’applique. Jamais on ne sera à point ; jamais on n’atteindra le niveau à partir duquel on pourrait commencer. Non, il faut se lancer résolument à l’eau. Car il ne s’agit pas d’assimiler les maths, mais de mettre au point, par tâtonnement expérimental, une pédagogie de la mathématique dans l’enseignement primaire.
Nous devrions obtenir assez rapidement de bons résultats car nous avons des principes, des pratiques, des outils et des possibilités d’échange. Ce qui, joint à notre appétit, va nous permettre de dévorer les espaces et les sous- espaces.
L’EXEMPLE
Voilà comment les choses pourraient se passer. On sait que, dans une classe, seule l’expérience personnelle de chaque élève lui est vraiment profitable, Mais l’expérience des autres lui sert d’information. Et si l’information est riche, il peut y découvrir des pistes qui lui agréent, c’est-à-dire qui vont dans le sens de ses tâtonnements.
Rappelons les paroles de Freinet :
– L’exemple n’est imité que si la chaîne est en cours de formation (pour nous, elle l’est).
– L’exemple est d’autant mieux imité qu’il s’inscrit plus facilement dans la série des expériences tâtonnées. (Il faut donc une large information pour que chacun puisse y trouver ce qui peut s’inscrire dans sa série).
– Si l’exemple ne s’imbrique pas dans la série tâtonnée du comportement, il n’est que rapporté et non intégré. Un exemple à moitié imbriqué peut nuire considérablement à la solidité, à l’harmonie de la chaîne.
Donc, il faut commencer une série de tâtonnements : se jeter à l’eau. Et il ne faut pas imiter, à toute force, tel ou tel camarade, parce que ses chemins ne nous conviennent peut-être pas. Il nous faut : courage, information, autonomie.
LES MOYENS
Comment aurons-nous des informations sur le plan de la pédagogie ? Par la publication d’expériences dans la série Documents de l’institut Freinet ou par des BEM, par des récits d’expériences dans L’Éducateur, par des cahiers de roulement, des rencontres interdépartementales, des stages, peut-être même spécialisés.
Comment s’enrichir sur le plan de la mathématique ? Par des livres, des articles et pourquoi pas, par la télé.
En effet, nous avons essayé de glaner quelque chose à l’émission Chantiers Mathématiques. Mais il faut dire qu’elle nous passait souvent par dessus la tête. Après tout, pourquoi ne demanderions-nous pas une série d’émissions de pédagogie des maths bâties sur des récits d’expériences ?
Enfin, nous avons les bandes enseignantes. L’École Moderne en a maintenant une grande expérience et elle commence à voir clair. C’est ainsi que les bandes de l’« Atelier de Calcul » aident l’enfant à se construire des outils qu’il peut utiliser librement par la suite.
Ne pourrions-nous mettre également au point des bandes de fabrication d’outils conceptuels que les enfants utiliseraient pour leurs libres recherches ? Je dis : les enfants, mais les maîtres aussi, évidemment, puisqu’ils sont avec eux. Pour les maîtres, ce serait excellent parce qu’ils sont pressés : ils ont maintenant leur question, ils sont donc prêts à tout : à la philosophie, à la physique et même aux bandes enseignantes qui sont un moyen d’information très rapide. Les enfants, eux, sont moins pressés, les jeunes enfants tout au moins. Il vaut mieux les laisser tâtonner librement pour qu’ils montent des mécanismes sûrs, sous la direction de maîtres informés. Mais pour l’information de ces maîtres, et pour les enfants de plus de onze ans qui ont dépassé l’âge, les bandes seraient utiles. Elles mettraient de l’ordre dans tout leur savoir et leur ouvriraient de multiples perspectives. Voilà donc effectué le tour de la question. Est-ce juste, est-ce faux ? Je ne sais. Mais je sais bien que nous allons, dès maintenant, faire de bons mathématiciens.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°1, la mathématique moderne, 1er octobre 1966, p.5-11