J’observe une famille.
La mère
Troisième enfant, troisième fille de la famille. Elle aurait pu, comme ses sœurs, répondre à la « demande » de sa mère. Mais les succès de ses aînées avaient un peu atténué cette demande. Et, de ce fait, son effort n’a pas été maximal. Aussi est-elle restée à un niveau moyen dans l’échelle sociale. Très tôt entrée dans la « profession », elle n’y était pas mal. Mais le regret de n’être pas allée vraiment au bout de ses possibilités, était tout de même présent en elle comme un aiguillon.
Aussi, la naissance de son garçon fut-elle vécue comme une possibilité nouvelle qui s’offrait de compenser, de rattraper, d’éponger les manques de cette vie qu’elle croyait n’avoir pas réussie.
Avec quelle attention surveilla-t-elle les études de son fils. Elle était assez exigeante. Il fallait que toutes les leçons soient sues et tous les exercices faits. Ne le fallait-il pas ? N’était-ce pas comme ça depuis toujours que l’on réussissait ? Le courage seul ne suffisait-il pas ? Pas question de transiger : les choses étaient claires, elles étaient à prendre telles qu’elles se présentaient.
Le père
Orphelin de père de bonne heure, il avait aussi besoin de compenser dans son enfant, comme la plupart des parents. Ce père aussi, d’un certain point de vue, était demandeur. Mais il avait également d’autres rattrapages à effectuer. Et, d’autre part, il avait découvert des chemins qu’il estimait valables. Pourquoi ne les aurait-il pas proposés à son garçon ?
Pour compenser sa vie d’orphelin, il avait eu besoin de la compagnie des autres. Il avait trouvé en premier lieu des cousins qui l’avaient introduit aux façons de vivre d’une autre famille. Et puis, il avait découvert, sinon l’amitié, du moins la camaraderie. Et c’était une dimension nouvelle de vivre.
Contrairement à beaucoup de familles où les parents sont parallèlement motivés, sa famille offrait donc à cet enfant une contradiction essentielle. Car la façon de vivre du père donnait l’exemple d’une vie qui n’était pas tissée seulement de l’austérité que la mère eut assumé avec délectation.
Mais je ne parlerai pas du garçon. Je veux revenir à ce que je découvre, maintenant, avec une acuité de perception de plus en plus grande. Plus j’avance dans la vie et plus je suis éberlué devant cette constance de la tentative de compensation, non seulement des parents, mais de la majorité des êtres humains.
Le moteur essentiel de nos actes n’est-il pas la compensation de notre enfance. Je le sais, je le vois, je le touche du doigt lorsque j’assiste aux auto-évaluations des étudiants. Quand ils analysent leur évolution au cours de l’année écoulée, ils ne peuvent faire autrement que d’en exprimer les circonstances. Et pour cela, bien des fois, ils remontent à leur enfance.
Mais moi aussi, il faut bien que je fasse mon auto-évaluation et que je remonte loin dans le temps. Comme on est conditionné, comme on est peu libre ! C’est comme si l’on récoltait des charges pendant les premières années. Et, à partir de cette enfance, toute la vie se déroule avec le besoin constant, permanent, forcené de se défaire de ces charges. Il vous étreint, il vous enserre dans ses poignes impitoyables ; il vous oblige à agir pour combler les manques, corriger les insatisfactions, assouvir les soifs.
Ce qui est plus grave, c’est que l’on s’est souvent laissé coloniser par les désirs parentaux. Seules, parfois, leurs contradictions les révèlent aux yeux de l’enfant qui peut alors s’appuyer dessus pour fonder une relative autonomie. Mais le plus souvent, on essaie de réaliser les désirs des parents alors que c’est parfois contre notre nature propre ou au-delà de nos possibilités. Et cela se transmet de génération en génération.
Pauvres êtres humains. Te souviens-tu, Michèle, de la maison que tu as fait construire au-dessus de tes moyens pour paraître, pour afficher ta victoire, ta revanche de la vie ? Et cette voiture beaucoup trop luxueuse. Et ce voyage insensé ! Oh ! comme nous sommes peu sages de nous laisser ainsi dominer par nos passions héritées.
Mais, mes camarades, ce qui doit compter maintenant, n’est-ce pas de réfléchir à nos propres trajectoires, de prendre conscience de nos conditionnements, de voir qu’elle est, ou quelle fut, notre « utilisation » de nos enfants ? Nous pouvons le comprendre. Nous pouvons également lire certains auteurs (Krishnamurti) qui nous versent une douce sérénité dans l’âme et nous empêchent d’être des loups inconscients.
Réfléchissons aussi à cette donnée essentielle de l’éducation dont il faut absolument tenir compte : la demande inconsciente des parents.
Mais l’un des drames actuels des parents, c’est qu’il n’y a plus de voie sacrée de la réussite. Maintenant, qu’est-ce que réussir sa vie dans ses enfants ? Qu’est-ce que la réussite ? Les jeunes n’en veulent plus ; ils refusent de se laisser faire, de se « laisser posséder par leurs parents ». Que va-t-il se passer ? Quelle est la nouvelle vie ? Les enfants vont-ils enfin pouvoir vivre leur vie ? Mais comment aider les parents à l’accepter ?
Une révolution vient ; et pas seulement des mœurs. Les valeurs changent. Et, déjà, que valent les polytechniciens dans un milieu hippie ? Ils sortent si vieux de l’X que, comme les Shadoks qui sortent de leurs œufs de fer à 96 ans, c’était vraiment pas la peine. Comment aider les enfants à se construire leur vie ?
Paul Le Bohec, Saint-Gilles
Article paru dans l’éducateur n°5, connaissance de l’enfant, 15 novembre 1970, p.31-32