Beaucoup d’éléments me permettent maintenant de comprendre l’importance de la place de l’enfant dans sa fratrie.
J’ai su très tôt, – parce que cela m’avait vraiment sauté aux yeux – que l’hypothèse de l’existence d’un complexe de l’aîné était fondée. Et la lecture d’Adler me renforça dans cette opinion. Cependant, ce n’était encore qu’une connaissance intellectuelle. Maintenant, après toutes ces années vécues, dans ce virage de mon existence qui me permet de jeter un regard en perspective profonde, je le sais beaucoup plus intimement. Au niveau des fibres. À un degré de conviction ancrée.
Ayant eu, très tôt, accès à l’enfant vrai, j’ai pu faire la somme des comportements semblables. Si bien que, maintenant, j’ai comme un détecteur sensible de certains orages intérieurs. Il suffit parfois d’une assez longue conversation pour que j’éprouve le besoin de connaître la place de l’interlocuteur dans sa famille. Et le numéro Un sort si souvent, quand je l’attends, que j’en demeure saisi, frappé d’étonnement. Non pas de ma perspicacité, qui n’est qu’une facile et longue expérience, mais de cette similitude des réponses données à une même situation. Et je m’étonne aussi, alors que ce complexe est si courant, que nous, les enseignants, nous devions le découvrir tout seuls.
Hâtons-nous de dire qu’il ne produit pas que des effets catastrophiques. Il est d’ailleurs assez facilement compensé et sublimé par et dans des prises de responsabilité, l’accession à des postes de commandement, à des fonctions de direction. Le malheur veut cependant qu’il soit souvent associé au complexe d’Œdipe. Et cela donne, alors, des situations difficiles et même graves. J’en ai trop d’exemples à l’esprit pour ne pas l’affirmer avec cette certitude.
Et aujourd’hui même, je viens d’en avoir une confirmation bouleversante. En fait, un nombre très élevé de personnes pourraient être concernées par ce problème puisqu’il y a un aîné par fratrie. La situation n’est pas fatalement traumatisante. Mais elle l’est si souvent que l’on se demande comment l’école pourrait ignorer ce qui charge tant les êtres. Qu’est-ce qu’elle fait l’école ? – pour ne pas dire : qu’est-ce qu’elle fout ? – si elle néglige de s’intéresser à ce qui peut troubler à ce point la personnalité. Alors qu’elle peut aider. Considérablement.
Et s’il n’y avait que le complexe de Caïn et le complexe d’Œdipe ! Car ils ne sont pas les seules nourritures du sentiment de culpabilité. La sexualité infantile en fournit malheureusement beaucoup d’autres dans notre civilisation chrétienne, notamment en pays breton.
Non, écoutez ! J’ai trop d’expérience. Je puis vous affirmer que sept ans, ce n’est pas l’âge de raison. C’est l’âge du catéchisme. C’est l’âge de la croix que l’on imprime au fer rouge sur l’âme. Pour la vie si cela se peut. Écoutez Anna Freud :
« Il n’est manifestement pas sans danger d’apprendre la sagesse aux enfants. Les refoulements que cela entraîne, les structures réactionnelles et les sublimations qu’il s’agit d’édifier sont payés d’un prix bien défini...
...Quand nous songeons aux difficultés que l’enfant a connues lors de son complexe d’Œdipe, nous nous effrayons avec raison à l’idée qu’il devra passer par des conflits semblables et encore multipliés au contact d’une classe d’école avec son maître. »
Et encore, s’il n’y avait que les classes d’école !
« Le pauvre moi de l’enfant doit maintenant s’efforcer tout au long de sa vie future, de satisfaire les exigences de cet idéal, de ce sur-moi…»
Je veux parler ici de ce que je sais, de ce que j’ai vu pendant ces trente années passées avec des enfants de 6 à 9 ans. J’ai trop vu les regards et les attitudes virer sous mes yeux. J’ai vu des enfants au regard limpide, à l’attitude détendue, heureux, joyeux, clairs de vivre se transformer du jour au lendemain. Regards voilés, ternis ; comportements difficiles, trouble de l’âme, inquiétude, perte définitive de la sérénité. Et cela était d’autant plus sensible que les quelques rares enfants qui étaient préservés du catéchisme continuaient d’aller dans la vie, le front haut, avec un sur-moi vivable, sans être marqués de cette culpabilité fondamentale et quasi définitive.
Oh ! comme ces phrases sont dramatiques pour les petits garçons et les petites filles.
« Je sais qu’il y en a qui font de vilaines choses. »
Et voilà que pour des vétilles absolues, qui ne deviennent terribles que parce qu’on s’y attarde – pour la satisfaction de quelle pulsion – voilà que des vies entières sont irrémédiablement brisées.
Car cette première culpabilité est un abcès de fixation, un clou enfoncé dans la chair. Sur lequel pourront maintenant se concentrer les marteaux innombrables de vivre.
Et ce clou enfoncé tiendra longtemps, sinon toujours. Ce qui est terrible c’est ce longtemps. Ce n’est pas cinq ans, dix ans ou vingt ans seulement. Mais trente, quarante, cinquante, soixante. Le plus souvent la vie entière. Non sans avoir à un moment donné occasionné une crise grave dont on ne se remet jamais complètement. Quand on s’en remet ! C’est vraiment terrible. Et les prêtres, les éducateurs, les parents peuvent encourir une terrible responsabilité dont ils n’ont pas conscience.
Il faudrait crier à propos de la souffrance des gens. Il faudrait crier d’autant plus fort qu’elle n’est pas inévitable, qu’elle n’est nullement indispensable à l’harmonie du monde.
Écoutez : il y a une façon intellectuelle de savoir les choses. On peut savoir, comme ça, que la psychanalyse existe. Que Freud a existé. Et que certaines de ses idées se sont révélées justes. On peut aussi aller dans la vie le front haut, en évitant soigneusement de poser le pied dans ces régions dangereuses où l’on pourrait soi-même perdre des plumes et rompre un équilibre personnel parfois difficilement construit.
Je sais bien tout cela. Mais à quoi servons-nous si nous nous masquons la réalité. Certes, nous pouvons démissionner. Mais si tout le monde démissionne ! Bien sûr, personne ne nous a chargés de mission. Et il y a sans doute quelque chose de trouble à le faire. Et puis, ce ne serait peut-être pas à nous de nous en préoccuper, mais à celui-ci, à celle-là, à telle organisation et, en fin de compte, pourquoi pas à l’État ?
Je ne sais. Je sais seulement qu’un complexe, ça existe. Que certains êtres sont investis de l’intérieur par une sorte de clématite qui déroule ses bras flexibles et insinuants et s’agrippe à toutes les parties de la personnalité. Non, clématite, ce n’est pas assez dire. C’est beaucoup plus que ça, beaucoup moins passif qu’une plante qui ne cherche que des soutiens à ses longues productions. Non, il faut voir ça comme un animal qui se serait installé en soi. Mais beaucoup plus fort qu’un ténia. Car, ce n’est pas seulement cohabitation ; mais intrusion, envahissement. Je vois comme une hydre aux cent têtes avec des mâchoires qui s’accrochent à toutes les parties de notre être et qui ne les lâchent plus.
Non, elle a plutôt des mains, une multiplicité de mains qui saisissent comme des pinces, qui étreignent, qui poignent les muscles, les glandes, le cerveau. C’est un envahisseur aux armes multipliées, à la volonté têtue, obstinée, farouche. Les mots qui lui conviennent : ténacité, domination, coercition, indéfectibilité. Il ne s’intéresse qu’à ce qui le nourrit. Comme le jeune coucou dans le nid, il rejette au dehors, tout ce qui n’est pas lui. Il faut qu’il apaise sa faim, son désir est incoercible ; il est empli de cette obligation unique. Alors, il commande à tout l’être, il dirige les pas, il fait dire des mots qui n’étaient pas voulus, il provoque des erreurs, il conduit à des maladresses, il ajoute son paramètre à toutes les intentions et fait dévier toute réalisation de projet. Plus encore, il façonne le regard, le port de tète, la démarche. Il s’empare des mains, des bras et les manipule à sa guise. Il est le maître des lèvres et les tord à son empreinte, du visage qu’il modèle à sa volonté. Il emplit les nuits, les silences, les discours, et jusqu’aux chansons. En un mot, l’être envahi est habité, dépossédé de lui-même.
N’est-ce pas un cauchemar affreux, digne de la science fiction, des êtres de la Guerre des Mondes et de tout ce qu’on peut voir du même genre dans les œuvres des romanciers, dans les tableaux, dans les films ? Ce sont des fantaisies oniriques qui symbolisent des réalités si profondes que l’écho de ces visions retentit longuement en nous.
Mais est-elle inéluctable, définitive, indestructible, cette saisie totale et totalitaire par cet ennemi ? Eh ! bien, non, je ne le crois pas. J’en suis si persuadé que cette conviction est toute ma vie. Et aussi toute mon impatience de voir la lenteur des gens à en prendre conscience.
Mes camarades, il faut aussi crier d’indignation et, d’abord, contre vous-mêmes qui vous attardez à vos petits plaisirs sécurisants et devenus maintenant honorants. Alors que c’est peut-être déshonorant de s’y traîner encore, de s’y complaire.
Écoutez Janou :
«... et voilà que bon nombre d’entre nous pratiquent encore, avec une régularité consciencieuse, le vote du meilleur texte, la mise au point collective, l’exploitation thématique du texte libre élu dans la semaine et se pourlèchent d’amitié ou de racisme pendant une bonne quinzaine pour la joie de quelques élèves, leur conscience de professeur cultivé, et l’indifférence polie, voire le désaccord apathique de la masse... »
Car, ces mains accrochées, ces mains prégnantes, dirigeantes, annihilantes, on peut les faire lâcher. On peut percevoir l’ennemi intérieur, on peut apaiser, assouvir cet être. Et lui faire lâcher prise. D’abord par petits morceaux, une prise après l’autre. Et puis, parfois, c’est un rameau entier qui cède. Alors, en cet endroit, le reflux de la végétation parasite provoque un espace soudain, une soudaine liberté. Alors, là, l’air pur peut circuler. Les poumons palpitent régulièrement jusqu’à la pleine amplitude de leurs possibilités. Et le cœur lui aussi peut battre plus large. Et qui sait si cet être saprophyte ne se trouvera pas, un jour, dominé, désintégré, dissous. Et les muscles assimilant les sucs de ses mucus en auront des forces nouvelles.
Mais avant d’y parvenir, il y aura eu des stades de liberté progressive avec une coexistence possible, équilibrée, vivable. Et, peu à peu, les têtes auront pu se lever, les fronts se redresser, les regards s’affranchir, les tailles s’agrandir, les paroles et les pas s’assurer.
Voilà ce que j’ai déjà vu, moi qui vous parle. Et, déjà, pour de nombreux enfants, j’ai vu cela se produire, je l’ai vu, de mes yeux vu, entendu, de mes oreilles entendu.
J’ai pu le faire sans quitter la ligne de Freinet, pour l’enfant qui rencontre soudain un obstacle dans sa vie et qui s’en sort comme il peut, soit en trouvant en lui l’énergie suffisante, soit en s’appuyant sur le milieu. J’ai pu le faire parce que j’y ai consacré du temps, parce que j’y ai consacré tout le temps dont je disposais, sans souci des contraintes extérieures, parce que je m’étais donné cette contrainte intérieure de libérer tout ce que je pouvais. Chacun peut le faire ; il faut le faire. Vous non plus, n’acceptez pas. Que la colère vous habite ! Et prenez garde, ne vous laissez pas assujettir par des personnes extérieures, elles-mêmes trop colonisées. Devenez fort, vous-même ; pour les autres et pour vous.
Paul Le Bohec 35 - St Gilles
P.S. J’ai écrit toutes ces pages avec une sorte de soulagement, de délivrance. Comme si je les avais fait tomber de mon être. Si je le voulais, je saurais bien voir, pour moi, de quelles mains anciennes je desserre les doigts. Et quels bras de mon enfance, je provoque à renoncer.
C’est vrai, il pourrait y avoir aussi la lutte du conscient contre la bête qui peut la faire lâcher prise par morceaux successifs avant de la transpercer. Cela n’est pas notre travail. Notre travail, c’est d’attaquer ce qui peut céder, avant l’incrustation quasi-définitive, alors que les êtres sont jeunes et près, par le temps, de la perturbation dévastatrice ; avant que les coups de la vie n’aient renforcé les premières prises. Notre travail c’est de permettre l’attaque, l’usure, le grignotement par le cri, le trait, la tâche, la terre, l’écrit, le parlé, le dansé... et que sais-je tous les autres que nous aurons bientôt.
Maintenant, avant de rester songeur, écoutez Meb :
« Ah ! si nous devions définir autre chose : un mouvement davantage tourné sur l’action, offert à un rôle d’avant-garde, prospectif, inventif, imaginatif se projetant vers une ou deux décennies d’avance, sans cesse aux aguets des soubresauts de ce monde, actuel quoi, vivant dans les enfants du siècle et les enfants du présent, au sein de l’École, passionné d’humain et de social, productif et efficace, avec autant d’élan dans la masse que dans l’avant-garde, continuellement en campagne (comme avec Freinet, quoi) alors oui. »
Mais qui le veut, ça ?
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°11, connaissance de l’enfant, 15 février 1971, p.3-7