Ce sont les objectifs chiffrés du VIIe Plan (communiqués par Bernard Charlot (1). Cela signifie :
Nombre d’enfants sortant de l’école :
– niveau VI (sans formation professionnelle) : 43 %
– niveau V (C.A.P., B.E.P., B.E.P.C.) : 30 à 35 %
– niveau I à IV (cadres moyens et supérieurs) : 20 à 25 %
(Pour le VIe Plan, les chiffres étaient les suivants : 25 - 45 - 30. On voit l’aggravation.)
Ainsi le rêve des parents d’une réussite sociale (niveau I à IV) ne sera certainement pas réalisé pour 75 % des enfants. L’échec est programmé pour les trois quarts de la population scolaire.
Ce chiffre, dans sa brutalité, n’est-il pas lumineux ? Il éclaire beaucoup de choses et, en particulier, toutes les tactiques du pouvoir pour camoufler cette réalité.
– Bon, de toute façon, nous devons parvenir à ce résultat. Tous les moyens ne sont-ils pas à notre disposition.
– Eh ! Non car nous devons tenir compte d’une autre réalité. « On ne peut pas dire cela au Français. » (Françoise Giroud, La comédie du pouvoir)
Alors, il va falloir imaginer toute une série de subterfuges, de camouflages, de faux-semblants pour faire avaler cette pilule amère.
Il faut que les enfants apprennent progressivement à accepter leur prétendue nullité. Mieux même, il faut qu’ils l’intègrent en culpabilisation. Sinon qui serait coupable, si ce n’est le système en place.
Il faut que les parents se résignent peu à peu, progressivement, à admettre que leurs enfants n’ont pas les capacités requises. Et, là aussi, il faut qu’ils ne puissent accuser personne d’autre qu’eux-mêmes ou leurs enfants. Sinon, qui serait coupable ?
Et cela est à l’origine de drames parfois terribles, et durables. Car les parents, pour survivre, doivent se débarrasser de leur culpabilité. Et les enfants sont bien placés pour l’endosser. On voit alors fleurir les disputes incessantes, les tortures morales, les rejets d’affection, les fuites de divers ordres.
Il faut aussi qu’à tous les échelons de l’enseignement, de l’inspection, de l’administration, chacun joue bien son rôle.
Et le système va employer toutes ses capacités de faire fonctionner les mots pour qu’il apparaisse très libéral, très progressiste dans les textes (2). Mais sous ce masque, la pratique de l’administration reste réactionnaire. Cela tend même à se renforcer (tentative de l’établissement de dossiers, instauration de bulletins trimestriels, dès le C.P.).
Oui, l’administration clame sa volonté de faire le bien de tous ces bons petits Français, alors qu’elle sait déjà qu’elle va en éliminer les trois quarts de la course è la réussite sociale.
Et n’est-ce pas se leurrer que de croire à la possibilité de l’amélioration de techniques pédagogiques pour faire parvenir toujours et toujours plus d’enfants (du peuple surtout) au niveau minimal. Alors qu’il est déjà prévu que les moyens, les assez bons et même les bons n’accéderont pas au palier supérieur.
Alors, que faire en la circonstance ?
À notre avis, il faut tout d’abord prendre conscience de cette réalité actuelle. Et puis chercher. Pour l’instant, avançons deux idées.
Si le salaire est un tel élément de réussite, il faut le transformer. Il faut parvenir à la trinité du salaire – au salaire trinitaire – dont les éléments seraient : le temps, l’argent, le plaisir.
Actuellement, certaines personnes ont, à la fois, le temps, l’argent et le plaisir. C’est vraiment trop pour les mêmes. On comprend la généralisation de l’angoisse de ne pas parvenir à cette situation. Il faudrait diversifier.
Nous savons, par exemple, que des jeunes accepteraient de travailler dur, mais court, parce que le temps a du prix pour eux. D’autres accepteraient de travailler dur, mais avec une rétribution en conséquence.
Et ceux qui ont des métiers de plaisir sont déjà bien payés comme cela. Évidemment, il faudrait creuser cette idée du plaisir. Ça peut être : la responsabilité, la place dans la hiérarchie, la valorisation, la recherche, la compréhension, l’innovation, le partage, l’équipe, le plaisir des divers sens, les relations, la création.
Le plaisir est un élément important du salaire.
Les vedettes de la télévision (Drucker, Denise Fabre, Alain Jérôme) disent qu’ils travaillent quinze heures par jour. Ils en sont bien payés. Ils ne s’en plaignent pas. Ils aimeraient que ça dure. Quelle chance d’avoir un métier passionnant.
Tous les métiers ne sauraient être de ce type. Eh bien, il faudrait qu’il y ait des compensations de temps ou d’argent pour que ça puisse se retrouver ailleurs.
Deuxième Idée : l’école prépare au métier. Mais, bon dieu, il n’y a pas que le métier dans la vie. Il faut certes aider à survivre. Mais ne faudrait-il pas, surtout, enseigner à vivre. Des tâches indispensables sont à effectuer, si on veut que les enfants en conservent le goût. Et, ce qui peut alimenter ce goût de vivre, c’est : la compréhension de soi, la recherche, la création, l’expression, le dialogue, la réalisation manuelle, l’activité physique, le partage, la revanche et même la vengeance symboliques, la jouissance, la responsabilité, l’autonomie, l’organisation, la structuration...
Ce sont comme des drogues de vie qui entraînent si fort qu’elles empêchent de poindre, à l’horizon du possible, les solutions ersatz auxquelles sont contraints de s’adonner ceux qui ont dû renoncer au courant de vie pour tourner en rond dans les mares croupissantes jusqu’à s’y engloutir.
Jeannette et Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur n°15, 20 juin 1978, rubrique billet du jour, p.13-14
(1) Un compte rendu de la rencontre avec B. Charlot dans le cadre de l’Université ouverte est paru dans le n°13 de l’Éducateur, mai 1978,
(2) C’est pour cette raison qu’on y trouve notre vocabulaire.