Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Actualité de la pédagogie Freinet (Lettre d’Italie)

Je viens de terminer une tournée de huit séminaires, en Italie, sur « le comportement de l’être humain dans l’apprentissage ». À l’occasion de ce déplacement, on a demandé à l’étranger que j’étais de participer à des tables rondes-débats avec comme thème principal « l’actualité de la pédagogie Freinet ». Voici les quelques éléments que, pour ma part, j’ai proposés à la réflexion des participants.

Actualité ?
Est-ce qu’il ne faudrait pas, tout d’abord, préciser un premier point : qu’est-ce que l’actualité ? C’est aujourd’hui ? Ces années-ci ? Cette fin de siècle ?...
Et pour juger de l’actualité d’une pédagogie, ne devrait-on pas se préoccuper aujourd’hui des résultats qu’elle a pu donner jusqu’à maintenant ? Malheureusement, en ce qui concerne la pédagogie Freinet c’est difficile, sinon impossible, car elle a rencontré par le passé tellement d’oppositions qu’il ne semble pas possible actuellement d’en jauger statistiquement la valeur.
En fait, ce n’est pas véritablement de cela qu’il s’agit. Est-ce qu’on ne serait pas actuellement, face à la carence de la pédagogie traditionnelle, en train de se demander s’il ne conviendrait pas tout de même d’essayer un peu autre chose ? D’autant plus que l’avenir n’a jamais été aussi incertain. Et les solutions anciennes qui ne paraissent plus guère adaptées ne risquent-elles pas de ne plus l’être du tout dans un proche avenir ?

Et si la pédagogie Freinet devenait de plus en plus actuelle ?
Eh bien examinons cette question de l’avenir puisque c’est là-dessus que se construit essentiellement, semble-t-il, une pédagogie.
Quand Freinet disait : « Préparer dans les enfants d’aujourd’hui les hommes de demain », cela semblait clair. Mais ce n’était tout de même pas si évident que cela, puisqu’à ce moment-là, on continuait à préparer les hommes comme par le passé sans prendre conscience que le monde changeait. Cependant, à cette époque, il ne se transformait encore qu’imperceptiblement, de façon très acceptable.
Mais maintenant les choses changent puisque c’est tous les cinq ans que ça change. Alors sur quelles bases asseoir une pédagogie puisqu’on ne voit pas à quoi il faut préparer les enfants ? Quelle sera la situation du travail en 1995, en 2000 ? Quel genre de travail existera à ce moment-là ? Aura-t-il été partagé ? Et comment préparer à des métiers qui n’existent pas encore et dont personne ne sait rien, ni vous, ni moi ?
Et pourtant, si on veut agir dans un sens ou dans un autre, il faut bien qu’on ait des perspectives. C’est ce que se dit, par exemple, le gouvernement français qui pense que les super résultats économiques des Japonais sont dus au fait que, dans leur pays, 94 % des jeunes terminent leurs études secondaires alors qu’on n’en est qu’à 37 % en France.
Mais paradoxalement, c’est précisément au moment où les Français tournent leurs regards vers le Japon que ce pays est en train de vouloir changer complètement son système d’enseignement. Et cela – soulignons-le de plusieurs traits parce que c’est un argument qui peut intéresser – pour des raisons économiques. C’est du moins ce que disait un article du journal « Le Monde » du 20 octobre :
« Les solutions proposées par la commission réunie par le premier ministre sont particulièrement intéressantes pour nous. Elles reposent en effet sur deux grandes idées. La première est que le but de notre école est moins de transmettre des connaissances que de former des personnalités. Ce dont le Japon a besoin, à l’aube du XXIe siècle, c’est d’individualités fortes, créatrices, compétentes mais aussi sensibles, imaginatives et dévouées. D’où l’accent mis sur le sport, l’art, la morale, l’ouverture sur le monde et sur l’avenir (par les langues vivantes, les voyages, l’informatique) mais aussi sur le retour à la tradition (le sens de la nation, de la nature, de la famille).
La deuxième idée est que la massification de l’enseignement doit s’accompagner d’une très grande diversification. Monsieur Nakasone (le premier ministre) veut imposer une réforme et la commission ad hoc qu’il a mise sur pied a dégagé dans ses conclusions, en juin dernier, huit points fondamentaux : mise de l’accent sur l’individualité, promotion des matières fondamentales, promotion de la créativité et de la réflexion, élargissement des choix à partir du secondaire, humanisation de l’environnement scolaire, internationalisation, éducation permanente, priorité à l’information. »
Et également, «... Nécessité de remédier aux effets désastreux de l’importance donnée aux résultats académiques (titres universitaires), ainsi qu’à la compétition intense pour les examens d’admission. » Mais c’est tout l’article qu’il faudrait citer.
Comment ne pas retrouver, dans toutes ces indications, presque toutes les idées pour lesquelles nous nous sommes battus depuis tant d’années : des individualités fortes, créatives, compétentes, sensibles, imaginatives, dévouées... le corps, l’art, la nature, l’ouverture, etc. En lisant cela, on se retrouve plongé dans notre propre univers. Et c’est cela qu’il faudrait faire aussi pour des raisons économiques !!! Voilà de quoi ébranler sérieusement nos détracteurs habituels et les conservateurs de tous poils. Et si la pédagogie Freinet devenait de plus en plus actuelle ?

Et si la pédagogie Freinet avait toujours été actuelle ?
Oui mais ! Et si la pédagogie Freinet avait toujours été actuelle ? Voilà ce que je voudrais maintenant démontrer. C’est qu’en dehors de toute prospective d’ordre économique, il y a toujours eu, en permanence, des nécessités. Par exemple la nécessité pour l’être humain d’acquérir des connaissances ; sinon il ne pourrait survivre. Et pour cela, la pédagogie Freinet s’est toujours préoccupée de la santé globale de l’individu parce qu’elle est la condition d’un bon apprentissage.
Nous disons « santé globale » parce que nous prenons l’être humain dans sa globalité, dans sa totalité. Et ce n’est que pour la commodité de la communication que nous allons en distinguer quelques aspects.
a) Santé physique : Souci d’une alimentation suffisante, saine, équilibrée. Souci d’un bien-être corporel, d’un sommeil réparateur, d’une alternance de repos et d’activité, d’une gymnastique créatrice individuelle et collective...
b) Santé psychologique : Je suis tenté de dire, essentiellement par l’expression-création. En effet, c’est dans ce domaine que la pédagogie Freinet a le plus apporté. On ne soupçonne même pas encore suffisamment ses possibilités. Nous sommes peu à être allés dans cette direction. Et pourtant, c’est une voie qui ne présente aucun danger car on ne joue surtout pas au psychothérapeute. Mais plus que jamais, dans la société si difficile d’aujourd’hui, il faut aider les jeunes à trouver leur équilibre. Ils ont essentiellement besoin de deux choses : récupérer des traumatismes (par le moyen de l’expression symbolique ou sous forme de réalisations, prises de responsabilités, productions, créations manuelles... Les traumatismes sont inévitables mais ils ne présentent aucun caractère de gravité s’il y a possibilité de les récupérer). Être reconnus (par un individu ou par un groupe). Si on accueille la vie dans toutes ses dimensions, si on accepte les individus dans toutes leurs manifestations, ils ont beaucoup plus de chances de se distinguer. Et la pédagogie Freinet, qui ne fait pas de distinction entre ce qui est scolairement valable et ce qui ne l’est pas, multiplie ces possibilités. Et une réussite dans un domaine, quel qu’il soit, rassure l’individu sur lui-même et le rend plus apte à effectuer d’autres progrès. C’est qu’il faut aussi être reconnu par soi, acquérir un minimum de confiance en soi.
(À propos de santé psychologique, j’ai lu dans « Informazioni 85 » :
« Avec la science, les grandes pathologies motrices et intellectuelles diminuent. Mais les microlésions et les microdysfonctionnements vont passer de 18 à 24 et même à 30 %. À l’école, il s’agira de ceux qui n’ont aucune motivation et de ceux qui ne peuvent se fixer sur rien. »
Il y aura donc toujours à se soucier de cet aspect de la santé. Et la pédagogie Freinet peut beaucoup dans ce domaine. )
c) Santé intellectuelle : Elle dépend des précédentes. Pour pouvoir poser un regard serein et intelligent sur l’extérieur, il faut être clair intérieurement et physiquement équilibré.
Ce qui aide à la santé intellectuelle, c’est le moment du rire, de la fantaisie. C’est indispensable à la santé. L’école s’est trompée quand elle a cru qu’elle pouvait ne se préoccuper que de l’Homo sapiens car la vraie nature de l’être humain, c’est d’être « Homo sapiens démens ». Il y a une dialectique du sérieux et de la fantaisie. Si on l’oublie, l’être ne peut progresser librement dans ses apprentissages. Mais également : pas d’asservissement, de l’autonomie. Il faut transformer la réception passive en réflexion critique. Et pour cela, il faut que l’enfant soit lui-même de la partie et producteur d’hypothèses et de messages écrits, sonores, graphiques, audiovisuels...

Aujourd’hui plus qu’hier…
Mais revenons aux aspects conjoncturels.
Quelles sont les qualités qui semblent devoir être développées dans la société du présent et celle de l’avenir ?
L’adaptabilité
Il faut que l’être humain soit en marche et qu’il puisse se glisser facilement dans les situations successives qu’il aura à connaître. Il semble qu’une bonne préparation à cela soit de partir de ses propres hypothèses, de les soumettre à la critique, de garder les plus prometteuses, d’en recevoir d’autres, de les amalgamer aux siennes dans le constant souci de voir plus loin et de s’adapter non seulement à d’autres points de vue sur une question, mais d’accéder à de nouveaux domaines de pensée qui surgissent alors. C’est donc une attitude de mobilité, d’élimination de ce qui est erroné, bref de non-conservatisme.
Mais il semble qu’il faille aussi, dans cette société si mouvante, apprendre à avoir une approche globale de la réalité globale. Cela ne semble pouvoir se construire que sur un centre fort, sur une personnalité consolidée, sur une identité fortement constituée...
Partout, même dans les postes subalternes qui seront les plus nombreux (les Américains prévoient dans quinze ans 40 mille emplois média-supérieurs pour 6 millions d’emplois média-inférieurs), on aura besoin d’être inventif, capable de relations et capable de se mouvoir hors des itinéraires formels.
Aptitude au travail en groupe
(Cela existe déjà dans les laboratoires de recherche, les cercles de qualité dans les usines...)
On peut bénéficier du soutien du groupe et inversement le soutenir. Il est enrichissant sur bien des aspects. Il peut permettre à chacun de se trouver sa place, car dans un groupe de recherche les défauts deviennent des qualités. Il y a évidemment des prises de leadership, mais si chacun a son tour on peut accepter les leaderships tournants des autres.
Esprit d’initiative
Il faut prendre l’habitude de se risquer dans ses expressions, dans ses hypothèses, ses réalisations, ses inventions. Il faut s’entraîner à une multiplicité de propositions, de réalisations, d’inventions. Tout échec devient alors relatif. Aucun ne prend figure de catastrophe parce qu’on a de multiples chances. Les rattrapages sont possibles et souvent consolidants. Le coup de marteau brise le verre et trempe l’acier. Si on s’est forgé une personnalité en acier, alors les coups inévitables ne peuvent que fortifier. Bref développer le dynamisme, l’originalité, la confiance en soi et le courage d’expérimenter.
Internationaliser
Une politique neuve d’éducation est à expérimenter sur ce plan.

Conclusion
On pourrait dire que la pédagogie Freinet n’a pas d’âge parce qu’elle se préoccupe de l’enfant d’aujourd’hui qui est, pour une part, l’enfant de toujours et, pour l’autre, l’enfant du futur.
Mais cela suppose de la part des praticiens qu’ils soient eux-mêmes en marche et qu’ils travaillent sur eux-mêmes et avec les autres pour disposer aussi d’un centre fort. Ils en ont bien besoin. Il suffit d’appliquer aux praticiens eux-mêmes, pour leur propre développement individuel et professionnel... la pédagogie Freinet.

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°7, mars 1986, p.2-3

Texte paru dans le bulletin des amis de Freinet n°46, mars 1987, p.14-15