Je pense, donc je dis. (Sous-entendu : tant pis !)
Généralement, les programmes scolaires se succèdent au rythme d’une ou deux décennies, mais jamais on a vu des programmes comme ceux de 2002 devenir aussi rapidement obsolètes. Quel est donc l’évènement qui a pu être à la source de ce changement ? Cela vaut vraiment la peine de s’y arrêter.
Une Recette Simple pour devenir un personnage considérable en trompant des millions de parents et en coinçant des millions d’enfants dans un couloir insensé. Voici la recette :
1. avoir l’air d’avoir raison
2. coloniser les médias
3. s’appuyer sur un semblant de logique
4. jouer sur la nostalgie
1. Avoir l’air
Il veut nous faire croire qu’un signe (graphème) ne correspond qu’à un seul son (phonème) et qu’à un phonème ne correspond qu’un seul graphème. Et si on s’arrête aux syllabes composées des consonnes m, n, r, l associées aux voyelles simples a, e, i, o, u, il a l’air d’avoir raison. Et en Italie, il aurait raison à 100% parce que l’italien est construit de cette façon.
Mais nous sommes en France. Tout au long des siècles, les peuples français successifs semblent avoir eu pour unique objet de raccourcir les mots. Si bien qu’il y a un nombre considérable de mots d’une ou deux syllabes. Cela a eu des conséquences importantes. Pour commencer, il a fallu habiller différemment chaque mot de même prononciation, par exemple les mots italiens suivants, concia, tanto, tafano, tempo, tende, tendi, te ne se traduisent par tan, tant, taon, temps, tend, tends, t’en... En outre, dans son désir de multiplier les vocables, la langue française a introduit plusieurs éléments nouveaux tels que les l et n mouillés (ill et gn) et surtout les nasales. Et cela apporte une intense variabilité dans les prononciations et les graphies. Par exemple, on a m+en = men comme dans moment, il ment, mais examen ? Abdomen ? Ils aiment ?
Si on demande à n’importe quel Italien d’écrire le son lai (les, lait, laie...), il écrira sans hésiter lè. Mais les Français ont au moins 27 façons de transcrire ce son : les, lai, laid, laie, l’es, l’ai, l’est, let, legs, l’è, l’ê, etc.
C’est à foison que l’on peut trouver des exemples de cette variabilité : une balle, un hall ; tram - tambour ; tempe - flemme - femme ; il tient - quotient ; fille - ville ; album - parfum ; seconde (gon) ; enfant - neuf ans (9 van) ; chômer - chromer ; j’ai eu - eux – heure ; patent - patient ; idiotisme - idiotie ; wagon - water ; mes fils - mes fils ; sans compter le s intervocalique : rose, rosse, mais aussi : transi - ainsi – soubresaut.
Pour s’en sortir, « Il » pourrait dire : « Évidemment, il y a des exceptions qui confirment la règle. » À quoi, on pourrait répondre qu’en français, c’est l’exception qui est devenue la règle. C’est clair, son système ne correspond pas aux faits de la langue. Mais à ses yeux, cela n’a aucune importance.
2. Coloniser les médias
Lors de la bagarre qu’il avait suscitée, le groupe « Sauvons les lettres » (et tuons les esprits) a donné toute sa mesure. Ils n’étaient qu’une poignée et ils ont occupé tout l’espace. Pour cela, il leur suffisait d’être totalement fidèle à un principe : on affirme et on ne discute jamais. Lorsque quelqu’un voulait introduire des nuances dans la discussion :
« Mais pour arriver à la lecture courante qui ne s’appuie que sur quelques indices, il faudra bien apprendre à lire globalement
– Seule est valable la méthode syllabique. »
Cela fait penser à Chirac qui coupait court à toute discussion en disant : « Oui, mais, la fracture sociale ? » et à Sarkozy : « Travailler plus pour gagner plus. »
Les médias aiment les positions bien tranchées, pour ne pas dire assénées parce qu’elles sont provocatrices. Ils n’aiment pas les nuances.
Et c’est ainsi qu’un ministre de l’Éducation Nationale s’est alors laissé prendre au piège. Il n’y connaissait rien mais, de voir des gens si accrochés à leurs convictions, c’était peut-être parce qu’ils avaient raison. Et c’est ainsi, qu’à sa grande surprise, « Il » s’est trouvé accueilli au ministère et doté de pouvoirs. Et, le plus fort, c’est qu’après le changement de ministre, il a marqué les nouveaux programmes de ses idées infiniment réactionnaires nullement en phase avec les impérieuses nécessités du moment. Pour lui, c’est simple, il faut en revenir à l’école d’autrefois qui donnait de si beaux résultats. Et voilà comment il est devenu un personnage considérable, considérablement négatif.
3. Un semblant de logique
Mais enfin, est-ce que ça peut marcher sans une certaine conception, une sorte de théorie de l’apprentissage ? Oui, elle existe, mais comme pour tout le reste, elle est d’une très grande simplicité.
Les parents savent évidemment comment on réalise quelque chose : une maison, par exemple. On construit en ajoutant élément par élément, brique après brique, pierre après pierre. Et si on leur dit qu’en ce qui concerne l’acquisition du savoir, c’est la même chose, la majorité des parents est prête à marcher. Évidemment, si c’est aussi simple que cela, on peut accepter la présentation qui est faite du problème de la lecture : on part de zéro, on apprend les lettres, et puis on les associe deux par deux pour faire des syllabes, et puis on peut en faire des mots etc. Mais, on ne pousse pas plus loin parce que ça pourrait se compliquer. On préfère laisser en suspend. On se garde d’aller jusqu’à la phrase, au paragraphe, etc. On n’en reste qu’à l’idée du déchiffrage. La seule qui soit sûre.
Il est évident que si, face à cela, on cite Edgar Morin, l’accord ne risque guère de se faire. Voici ce qu’il écrit :
« Ainsi, tout événement cognitif nécessite la conjonction de processus énergétiques, électriques, chimiques, physiologiques, cérébraux, existentiels, psychologiques, culturels, linguistiques, logiques, idéels, individuels, collectifs, personnels, transpersonnels et impersonnels qui s’engrènent les uns dans les autres. […] La connaissance est donc bien un phénomène multidimensionnel dans le sens où elle est, de façon inséparable, à la fois physique, biologique, cérébrale, mentale, psychologique, culturelle, sociale. » (Edgar Morin, La Connaissance de la Connaissance, Seuil, 1986, p. 12)
Et, évidemment, les parents seront plus enclins à adopter une théorie accessible plutôt que d’avoir à se poser des questions difficiles.
Et pourtant, c’est seulement quand nous avons pris en compte la complexité des individus, des groupes et des situations que nous avons effectué nos plus grands progrès.
Et c’est plus facile à réaliser qu’on ne le croit. Il suffit de savoir où trouver le bon moteur.
4. La nostalgie
On pourrait penser que c’est pour séduire les parents que l’on en revient à ce point en arrière. Lorsqu’ils achètent la Méthode Boscher, ils risquent de retrouver la souffrance de leurs apprentissages, mais c’est surtout leur enfance qu’ils veulent revivre. Et ils retiennent tout en positif, alors que c’était loin de l’être. Mais l’auteur des programmes a vraiment une vision nostalgique des choses. C’est simple pour lui : pour avancer vraiment, il faut revenir soixante ans en arrière. Lorsqu’on lit le programme du CP-CE1, on croirait se retrouver au milieu du siècle précédent, comme si rien n’avait bougé, comme si la vie était immuable ; alors qu’il s’est passé bien des avancées qui changent fondamentalement les choses. Les enfants sont dans les mêmes conditions qu’autrefois. Le but est le même : les empêcher de penser. Et c’est pour ça que les instructions de 1923 lui plaisent tant.
En français, on retrouve les anciens procédés, comme si on s’était contenté de faire un copier-coller. Et pourtant, dans ce domaine, nous avons fait de grands progrès parce que nous avons envisagé différemment le but de l’école qui est maintenant, dans le monde dangereux où nous sommes, d’aider les enfants à vivre.
Mais je voudrais souligner un phénomène sur lequel on s’est très peu arrêté.
Supposons l’histoire d’un père qui achète un vélo à son fils. Évidemment, l’enfant voudrait immédiatement le chevaucher. « Pas question, dit le père. Avant d’aller plus loin, il faut d’abord que tu saches démonter et remonter la roue avant, la roue arrière, les freins, le dérailleur, etc. Alors, tu pourras monter sur le vélo. »
Il vous paraît vraiment bizarre, ce père. Mais c’est pourtant ainsi que fonctionne l’école. On apprend à décomposer la phrase simple. Et ça va parler à beaucoup. On se souvient du groupe du sujet, du groupe du verbe. Avant, c’était le sujet le verbe et les compléments. En remontant un peu plus haut, on retrouve : analyse grammaticale de telle phrase. Exemple : « Le chien aboie le soir. » Et tous les jours, on écrivait :
le : article défini
chien : nom commun, masculin, singulier, sujet de aboie
aboie : verbe aboyer, premier groupe, troisième personne du singulier
soir : nom commun, masculin, singulier, complément circonstanciel de temps de aboie.
C’était d’un mortel ennui. Et on n’avait même pas le plaisir de monter sur le vélo, je veux dire qu’on ne pouvait jamais se servir des mots pour son plaisir personnel. Ce n’était jamais à l’ordre du jour. Revenons-en à cette « magnifique » école d’autrefois : elle durait 30 heures par semaine sans compter les heures d’études pour les enfants des villes. Pour quels résultats ?
Prenons une classe de certif (il se passait alors à 12 ans) : 55 élèves, tous fils de cheminots. 54 reçus à l’examen. Et qu’est-il sorti de cette promotion ? Trois instits, deux employés des impôts, dont un cadre, deux divers et, presque tout le reste : cheminots. Et plus de 80% des élèves de cette classe ont posé le porte-plume dès le lendemain de l’examen. Et ils ne l’ont même pas repris pour les lettres de bonne année parce que les femmes s’en chargeaient.
Pourtant, ils savaient parfaitement écrire le français. Ils avaient passé six années de leur vie à l’apprendre. Oui, mais pour quoi faire ? On ne leur avait pas dit qu’ils pourraient avoir des choses intéressantes à exprimer.
« C’est quand on commence à écrire qu’on commence à penser. » (Ricardou)
On s’est bien gardé de les mettre en condition de pouvoir commencer à écrire.
Un crime culturel
On ne se rend pas encore bien compte quelles avaient pu être les raisons souterraines de cette extrême obsession orthographique. Elles étaient politiques.
À un moment donné, la bourgeoisie s’était rendue compte qu’il était de son intérêt de disposer d’ouvriers et d’employés sachant lire, écrire et compter. Mais cela présentait un certain danger parce que le peuple pouvait en profiter pour se cultiver. Or, on sait que la maîtrise de l’orthographe peut être assurée à divers âges : 11, 13, 16, 18 ans...
Et c’est ce qui se passait dans les écoles de la bourgeoisie : petit lycée, puis lycée. Le baccalauréat étant le premier examen que l’on allait passer, on avait tout le temps d’apprendre à penser et à écrire correctement.
Mais pour les enfants du peuple, pas question ! Dès 12 ans, pour les Bourses Nationales et le CEP, on exigeait moins de cinq fautes dans la dictée, sinon c’était l’élimination. Que de souffrances pour les enfants et les familles, que d’angoisses pour les maîtres, que de drames, que d’humiliations, que de coups même, et en nombre ! Ainsi, parce qu’au jour fixé, des dizaines de millions de personnes n’avaient pas eu la possibilité ou la chance de franchir l’obstacle, elles s’étaient trouvées déconsidérées aux yeux de tous et à leurs propres yeux pour le restant de leur vie. Quel crime, cette obligation prématurée de la maîtrise de l’orthographe !
Mais pour la classe bourgeoise, c’était bien joué. Comme dans cette matière, on n’était jamais assuré de réussir, il fallait y consacrer beaucoup de temps. Et cela empêchait de faire autre chose. À l’approche de l’examen, les maîtres organisaient gratuitement des études le matin et le soir. Et si on entrait à l’École Normale d’Instituteurs, ce n’était pas pour des raisons de justesse des idées, d’excellence de la pensée, mais à la suite de la réussite à l’épreuve de la dictée qui avait un fort coefficient. Et ceux qui avaient réussi ne se rendaient pas compte qu’ils avaient été sélectionnés pour leur aptitude à perpétrer le crime culturel. Et on pourrait même parler de génocide parce que ce sont des centaines de millions d’individus qui ont été ainsi exclus de la culture.
Si l’école ne s’était pas alors préoccupée du calcul qui était absolument nécessaire et de quelques notions d’histoire et de géo et de faire apprendre quelques beaux textes, elle aurait travaillé pour rien. Elle n’a fonctionné qu’à 40% de ses possibilités.
Des enfants heureux
Cependant, malgré les difficultés, il existe des enfants heureux, essentiellement parce qu’on a libéré leur parole. Ils disposent de six langages, et ils s’en servent parfois de façon stupéfiante. Ils aiment venir à l’école parce qu’ils ont l’impression qu’ils vivent à plein leur enfance. Leurs parents sont étonnés de leur élan, de leur dynamisme. Mais que s’est-il donc passé pour qu’ils soient tellement différents ? C’est que, progressivement, année après année, technique après technique, ils sont devenus sujets de leurs apprentissages. C’est une sorte de révolution copernicienne face aux ridicules ambitions des programmes. On s’est installé dans de nouvelles visions des choses. En voici la formulation :
L’enseignement doit permettre à chacun de se constituer sa propre culture, sur la base de ses données particulières de départ, par le moyen de l’expression-création et de la communication dans un groupe positif.
(L’école, réparatrice de destins ? Paul Le Bohec, L’Harmattan, 2007)
Paul Le Bohec, 87 ans, 02/12/2008
Texte paru dans Le Nouvel Éducateur N°191, Février 2009, p.53-55
Texte paru dans Chantiers pédagogiques de l’est N°417-418, Janvier-Février 2009, p.51-53