— J’ai la tête comme ça !
— Je suis dépassé, submergé, noyé ...
— Je suis perdu !
Telles étaient les réflexions que l’on entendait au stage de Nantes, comme on les entend à chaque stage ou à chaque congrès.
À cela Gouzil répondait :
— Mais vous êtes venus là pour ça !
En effet, au cours des années, les anciens du mouvement se sont forgé des idées personnelles sur chaque question. Ils viennent aux réunions École Moderne pour soumettre leurs constructions à l’épreuve de la critique des camarades. Et ils s’aperçoivent qu’ici ou là, il leur faut revenir en arrière parce que ça commençait à s’éloigner de la ligne juste. Il y avait déviation.
Mais pour les jeunes, c’est une autre affaire. Ils ont, quoi ? Deux ans, cinq ans d’enseignement ? Quand ils accèdent à nos techniques, ils s’aperçoivent que leur tricot était mal parti : ils n’avaient pas vu assez grand ; ils sont dans l’obligation de défaire tout leur ouvrage avant de prendre un meilleur départ. Par la suite, bien sûr, il leur arrivera d’avoir à défaire quelques rangs mais, jamais plus, ils ne seront dans l’obligation de repartir à zéro.
On comprend leur affolement à l’issue de leur premier stage.
Moi aussi, comme eux, j’ai été souvent affolé jusqu’à ces dernières années. Et pourtant j’avais derrière moi une quinzaine d’années d’École Moderne. Et j’ai lutté pour voir clair et j’ai même mis ça noir sur blanc pour ne plus être, ni perdu, ni éperdu.
Maintenant, après Nantes, je crois avoir compris quelque chose, définitivement.
Ce qui m’affolait, c’est que sans cesse, les camarades cherchaient et découvraient de nouvelles techniques. Qui la gravure sur zinc, qui le plâtre, qui les monotypes, la photo, le filicoupeur, que sais-je encore ?
Les camarades chevronnés ou non étaient déjà assez inquiets comme cela. Pourquoi en ajouter ?
Est-ce qu’on ne pénétrerait donc jamais dans un monde rassurant où l’on puisse s’arrêter à quelque chose de solide, de momentanément définitif ?
Mais non, comme la vie qui suit son cours et déborde, les découvertes s’ajoutaient les unes aux autres si bien que l’on se sentait définitivement coupable.
Et l’on pensait, en face de chaque nouvelle technique : « Oui, c’est intéressant ; c’est vraiment indispensable ; on ne peut se passer de cette technique. Ni de celle-ci, ni de cette autre, ni de celle-là ! Oh ! là ! là ! Ma tête ! »
Maintenant j’ai compris !
Il faut bien sûr introduire dans sa classe des techniques bienfaisantes, rééquilibrantes, etc. mais il n’est pas nécessaire de les introduire toutes.
Dans l’arsenal qui nous est présenté au cours des contacts École Moderne, chacun choisit ce qui lui plaît, ce qui lui convient. Et je crois que cette notion de plaisir du maître n’est pas à dédaigner. S’il a un certain élan pour telle ou telle chose, il en fera mieux profiter ses enfants. Par exemple, au Château d’Aux, on nous a donné quelques trucs pour la réussite des linos, des monotypes, des peintures, etc. Maintenant, nous nous sentons capables d’essayer ou de réessayer avec, cette fois, beaucoup de chances de succès. Et cela nous incitera à nous préoccuper de l’essentiel, à savoir ; l’installation, dans la classe, de bonnes conditions matérielles de travail.
Pour aider les débutants, Freinet ferait bien de réaliser son projet de guidage des premiers pas :
– Ce que vous pouvez essayer sans crainte (feu vert) ;
– Ce que vous pourrez aborder, par la suite, prudemment (feu orange) ;
– Ce qui est provisoirement peu recommandé (feu rouge).
À ce sujet, je pense que le dessin libre par exemple (et la thèse de Pigeon si démonstrative l’a confirmé) apporte déjà d’emblée 50 % de ce qu’il faut pratiquer. Ajoutons-y le texte libre et nous voilà à 70 % déjà !
Naturellement, ce sont les 100 % qui nous tentent. Patience, cela viendra. De toute façon, une chose est sûre : tout n’est pas à faire. Heureusement !
Certes, il y a des techniques fondamentales, mais il en est d’accessoires. Évidemment, la classe joue mieux son rôle d’éducatrice lorsque l’éventail est ouvert en grand. Et le maître s’efforcera d’offrir à ses enfants un maximum de pistes. C’est pour cela qu’il reviendra puiser dans le creuset commun de l’École Moderne. Mais, au départ, il doit être assuré que certaines techniques sont sensiblement équivalentes et qu’on peut faire des économies.
Pour notre tranquillité à tous, il serait bon qu’une équipe de courageux fasse le recensement de ce qui se fait dans nos classes. Un tableau d’équivalences et une progression ne seraient peut-être pas superflus. Nous avons besoin de voir clair. Nous ne voulons pas courir le risque de nous perdre dans des détails pour bâcler l’essentiel.
Par exemple, si dans le domaine des arts graphiques nous offrons dix possibilités et aucune dans le domaine de l’expression orale ou de l’expression corporelle, il y a un déséquilibre flagrant.
Oui, anciens et nouveaux, nous avons besoin de voir clair et nous avons besoin d’avoir, quelquefois, une bonne conscience École Moderne.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°2, tribune de discussion, 15 octobre 1961, p.7-8