Je voudrais bien dire deux mots du problème des langues locales afin de le bien poser. Je ne prétends pas faire le tour complet de la question ; je voudrais seulement planter quelques jalons. Je parle du breton parce que je suis dans les Côtes-du-Nord, mais ce que j’écris doit pouvoir s’appliquer à d’autres parlers locaux.
I. La langue bretonne est-elle digne d’intérêt ?
C’est une création de l’esprit humain et, ne serait-ce qu’à ce titre, elle présente un intérêt. Comme toutes les langues, elle a apporté une solution au problème de l’échange entre les êtres humains. Mais, dans quelle mesure, cette solution est-elle valable ? Quelle en est l’originalité ? Quel est le génie propre de la langue bretonne ? Voilà des questions excitantes, non seulement pour les bretonnants, mais également pour tous les esprits curieux. Les problèmes que posent l’anthroponymie et la toponymie bretonnes sont également très séduisants. Et les relations avec les dialectes britanniques (gallois, cornique, etc.), avec le gaulois ; et les points de grammaire tels que le duel, le double pluriel, le singulatif, les mutations consonantiques constituent également des faits capables de susciter un élargissement de la pensée.
II. Et le parler haut-breton ?
Quand j’ai pris contact avec le « patouais », j’ai été surpris de constater qu’il pouvait avoir une grande valeur sur le plan culturel. Et sa comparaison avec le français actuel, avec les autres parlers romans, avec le vieux français, avec Rabelais, avec le latin est très instructive.
Ceux qui ont à leur disposition une langue comme le breton ou un simple parler local, roman ou occitan, ont entre les mains un moyen de culture de premier ordre.
III. Mais la linguistique comparée est-elle possible à l’école primaire ou au Lycée ? Est-elle accessible à des enfants de 12 à 15 ans ?
Quand j’étais collégien, on ne se faisait pas beaucoup d’illusion sur la valeur de l’anglais qu’on nous enseignait.
Le professeur nous disait :
« L’enseignement de l’anglais a surtout pour but de faire travailler vos méninges et de vous aider à comprendre, par opposition, ce qui fait l’originalité de la langue française. »
Maintenant, l’enseignement de l’anglais est tout de même plus utilitaire, mais celui du latin – de l’allemand, du grec – continue, il me semble, à être donné dans cette double perspective.
Pour qu’on puisse se livrer à une étude comparative fructueuse de deux langues, il faut qu’elles soient suffisamment assimilées. En ce qui concerne le français, on peut obtenir assez rapidement un très bon résultat. Mais il est loin d’en être de même pour le latin, l’anglais, l’allemand, le russe, etc. Il n’est pas question de mettre en cause les méthodes employées, mais il faut bien constater que 5 ou 6 années d’études sérieuses (qui demandent tant de temps et de peine) ne suffisent pas à assurer une maîtrise de la langue considérée. Alors, pas de linguistique comparée ! ! !
Alors, on s’époumone, on s’évertue, on perd un temps précieux à enseigner des choses rebutantes que l’enfant subit avec résignation, à son corps défendant, sans cette exaltation, cette joie de vivre, que donne l’étude passionnée de choses passionnantes. Et n’est-ce pas pour lui un facteur supplémentaire de désadaptation ? Le monde est là, attirant, captivant, vertigineux. Il est à comprendre, à saisir, à appréhender. Mais on ne s’en préoccupe pas, les enfants passent la porte de la tour d’ivoire et derrière eux on relève le pont-levis. Et quand ils ressortent, des transformations, des révolutions même se sont accomplies ou s’accomplissent encore auxquelles ils n’ont point de part.
À l’école moderne, on ne dédaigne pas la hache préhistorique, le morceau de granit poli, la bogue de châtaigne, les trésors qu’apporte l’enfant. La langue que parle l’enfant recèle aussi des trésors. L’École Moderne ne devrait pas les ignorer car elle essaie d’asseoir la culture dans le milieu local et la langue en fait partie intégrante.
L’école traditionnelle (et le Lycée ?) qui se bornent à transmettre des notions non contingentes, valables en tous temps et en tous lieux, ignorent délibérément ces parlers locaux. Il y a dans cet ostracisme, un crime, je ne sais pas de quoi, mais certainement un crime, une dépossession, une frustration, un manquement de l’école à ses devoirs vis-à-vis de l’enfant et même vis-à-vis de l’humanité. Pourtant, il ne s’agirait plus d’acquérir péniblement et en ânonnant, des faits linguistiques. Non, ils sont là, ces faits, ils sont acquis. Il suffirait de déposer la moisson sur la table, d’en faire l’inventaire, de classer les richesses. Et quel gain de temps puisqu’on fait l’économie de l’apprentissage de la langue. Alors, pourquoi ne pas enseigner la langue du pays en première ou deuxième langue ?
Les bénéfices qu’en retirerait l’enfant seraient importants. D’abord, il garderait intacte sa réserve d’enthousiasme qui actuellement va diminuendo. Et puis, la formation de son esprit serait meilleure au contact des réalités linguistiques et historiques. Il serait très bien armé pour entreprendre des études classiques, par exemple, ou des études modernes. Pour ces dernières études on pourrait consacrer plus de temps à l’apprentissage de la langue vivante en elle-même, sans qu’interviennent de pesantes considérations scolastiques, qui réussissent si bien à rendre indigeste n’importe quel mets.
Et puis on mettrait les bœufs avant la charrue. Et surtout on partirait de la vie.
Je sais que, pour certains censeurs, c’est précisément la difficulté de l’étude de la langue qui serait formative. C’était peut-être valable autrefois, mais le monde a bien changé depuis. Beaucoup de jeunes gens n’acceptent plus cet état de choses, ils se révoltent. Ils veulent vivre ; la vie les intéresserait, les passionnerait ; mais depuis l’âge de 5 ans, on ne leur a offert que des choses mortes, flétries, desséchées, désincarnées sans relation avec la vie, avec le monde d’aujourd’hui. N’est-il pas temps de revenir à une plus sage conception des choses ?
Paul Le Bohec
Article paru dans Techniques de vie n°2, décembre 1959, p.43-44