Interdire la classe à un cours pour trois raisons principales :
– impossibilité d’une culture de la classe
– atomisation des relations
– inexistence du tâtonnement de l’inconscient
Culture de la classe
Une culture de la classe ne peut exister dans une classe à un seul cours, même si c’est le même maître qui a les enfants l’année suivante, car cela reste un système fermé, à l’abri des perturbations.
En effet, une culture se constitue, s’organise, se transmet, se transforme... Elle est à la fois élément d’ouverture et de fermeture.
« Une culture ouvre et ferme les potentialités bio-anthropiques de connaissance. Elle les ouvre et les actualise en fournissant aux individus son savoir accumulé, son langage, ses paradigmes, sa logique, ses schèmes, ses méthodes d’apprentissages, d’investigation, de vérifications, etc. Mais en même temps, elle les ferme et les inhibe avec ses normes, ses règles, ses prohibitions, tabous, son ethnocentrisme, son auto-sacralisation, son ignorance de son ignorance. » Edgar Morin (La méthode, les idées)
J’ai toujours pensé que ce qui était un souci et un atout dans les classes de l’éducation spécialisée, c’était la création d’une culture. Avec, je crois, pour commencer, une dominante de fermeture. Beaucoup d’enfants qui y arrivent sont tellement ouverts, d’un certain point de vue, qu’ils n’ont aucun point de repère, aucune structure sur laquelle s’appuyer, aucune référence solide. Et quand ils entrent dans de telles classes (à plusieurs cours), surtout si elles ont plusieurs années derrière elles, ils se trouvent insérés dans un tissu de relations, incorporés dans des systèmes de comportements licites... qui leur permettent de se situer dans le groupe et de se construire une personnalité plus recentrée, plus homogène... Et ils peuvent alors bénéficier de l’ouverture de cette culture. Car, évidemment, elle est évolutive, elle intègre les expériences, bref, elle est vivante.
Les camarades de l’éducation spécialisée doivent pouvoir nous dire que, si les élèves changeaient chaque année, rien ne pourrait se construire ni s’inscrire durablement dans les faits. À peine quelque chose commencerait-il enfin à émerger que l’année serait déjà finie. Et c’est vrai de toutes les classes à un seul cours. Chaque année, il faut recommencer avec une fournée d’enfants que l’on ne connaît pas. Si bien que l’enseignant se décourage, s’abandonne et se met à fonctionner comme un fonctionnaire.
Mais, en dehors de l’enseignement spécialisé, c’est l’aspect ouverture qui est dominant dans beaucoup de classes. Songez à des enfants qui débarquent dans un CP-CE1. Ils arrivent dans un climat immédiatement favorable. Et ils ne sont qu’une dizaine à être accueillis. Avec eux, on peut démarrer tout de suite.
Une classe de CP-CE1-CE2 obtenait des résultats étonnants sur le plan des textes, de l’art et de l’étude du milieu. Et cela avait duré de longues années (vingt-trois). Mais le problème de la « mise à la liberté » ne s’était posé qu’une seule fois, tout au début. Cependant, le climat de la classe avait constamment évolué car des personnalités étaient apparues. Elles avaient ouvert de nouvelles pistes et posé d’autres regards sur le monde. Bénéficiant de la liberté, elles en avaient agrandi les limites.
Cet esprit d’ouverture perdure. Enrichissement des possibilités pour chacun, non seulement par l’ajustement des individus, mais également par celui des groupes. On ne saurait tourner en rond dans ses habitudes car chaque individu nourrit son groupe de ses désirs, ses tendances, ses réussites. Mais le groupe des anciens se trouve, chaque année, obligé de reconsidérer ses bases de comportements qui commençaient à devenir un peu trop systématiques. Car les nouveaux arrivants apportent une nouvelle tonalité. Ainsi, on peut avoir affaire, successivement, à des classes tendres, malicieuses, fantaisistes, frondeuses, réalistes, réalisatrices, espiègles, sérieuses, chercheuses... chanteuses, corporelles, matheuses... Mais les ajustements, les rééquilibrages se font en douceur, sur un temps suffisamment étalé.
Autre avantage de la classe à plusieurs cours : il y a certes des différences d’âges. Mais moins grandes qu’on ne le croit car les enfants du second trimestre d’une année sont proches par l’âge des enfants du premier semestre de l’année suivante. Entre eux, il y a des affinités, des correspondances. Évidemment, on ne peut nier les différences de maturité. Mais les « petits » sont comme sollicités, entraînés, aspirés par les mêmes démarches des « grands ». Et certains de ceux-ci ont l’occasion de revenir en arrière, de revoir, de réviser, de consolider leur savoir en regardant fonctionner les petits. Et ceux-ci apportent leur fraîcheur, leur originalité, leur différence, leurs perspectives.
D’autre part on connaît – on devrait connaître – le rôle capital du groupe sur l’acquisition et la fixation des connaissances. Or, à cause du nombre, il ne saurait y avoir de groupe dans une classe à un seul cours, mais seulement une assemblée d’enfants. Avec deux cours ou plusieurs, deux groupes ou plusieurs peuvent exister vraiment et fonctionner d’une façon optimale.
Est-ce plus difficile pour le maître ? Pas sûr, car apprendre à lire à 25 enfants, enseigner des opérations, faire acquérir des pratiques, combien ce doit être fastidieux. D’autant qu’il faut recommencer chaque année et se hâter de boucler le programme dans un temps limité et très délimité. Car on sera jugé ! Alors que les acquisitions de base sont plus faciles à assurer sur un demi-groupe. Et on dispose de deux années ou plus avant qu’on ne nous demande des comptes.
Ajoutons qu’à plusieurs cours, il y a ouverture de la culture parce que, dans ce type de classe, existent un savoir accumulé, une maîtrise plus accomplie des langages, une transmission des pratiques par les aînés, par les frères et sœurs qui y sont passés. Car la classe a une unité, une existence durable : elle est une personne. Il y a même un folklore de la classe, des habitudes de production, des réalisations, des idées, des organisations à conserver ou à remettre en cause. La société bouge, il faut en tenir compte, être attentif, interroger ses habitudes de travail, ses schémas de comportement : bref, s’intégrer à la culture vivante.
Cependant, une solution existe pour les classes à un cours : dès le premier jour, le maître installe de façon très stricte le cadre dans lequel les choses devront se dérouler. Et ça pourra durer trente-sept années et demi sans aucune raison de changer suivant les circonstances et les enfants qui passent. Pour certains d’entre eux qui ont besoin de repères précis, cela pourrait avoir un aspect positif. Mais à peine ont-ils le temps de s’y adapter qu’il leur faut perdre leurs habitudes pour rentrer l’année suivante dans une autre structure où ils devront se glisser de gré ou de force. Et ainsi tout au long du cursus scolaire. Aussi, comme le maître, à la longue, l’enfant se fatigue, se décourage et abandonne toute velléité d’exister un peu par lui-même.
Émiettement des relations
Dans ce type de classe (à un cours), il est évident qu’il ne saurait exister de relations. Les tranches d’âge sont nettement, définitivement séparées. Elles ne vivent rien ensemble. Elles restent parallèles et le resteront toujours.
L’adaptation à l’adulte, si longue à établir, doit s’interrompre alors qu’elle commence à peine à se réaliser. Il faut tout arrêter et s’inscrire dans un autre recommencement qui n’aboutira pas davantage. Et maintenant c’est plus important que jamais. Actuellement, un tiers des enfants d’âge scolaire vivent dans la dissociation des relations familiales. Combien il serait important que l’école puisse apporter au moins une certaine pérennité de la présence adulte.
Tâtonnement de l’inconscient
J’ai une expérience de trente années d’enseignement dans une classe Freinet à plusieurs cours. Cela me permet de parler d’un élément qui m’apparaît essentiel et qui est rarement, sinon jamais perçu : le tâtonnement de l’inconscient. Lorsque les enfants ont plusieurs canaux d’expression libre, et du temps devant eux, certaines choses commencent à vouloir, à pouvoir se dire.
« Et si on pouvait cicatriser certaines blessures, ne serait-ce que par les mots ? »
« C’est dans le langage que l’homme trouve un substitut à l’acte, substitut grâce auquel l’affect peut être abréagit presque de la même manière. » Freud
Mais j’ai pu constater combien c’était long, combien on devait, préalablement, s’assurer de ses sécurités avant d’oser faire un pas de plus dans l’expression de ses problèmes. Comme on a pu le constater chez Rémi (1) qui ne s’est vraiment rééquilibré qu’au milieu de la troisième année. Suivant les libertés et les qualités pédagogiques de certains enseignants, cela peut se produire avant. Mais, généralement, avant que la pression ne soit particulièrement forte, une année ne saurait suffire. Surtout si l’enseignant se garde bien de jouer au psychothérapeute et se contente d’offrir les conditions d’expression nécessaires.
C’est qu’il en faut du temps à l’inconscient pour s’adapter, prendre la mesure des possibilités offertes, tâtonner, s’engager dans une direction, revenir en arrière pour en choisir une meilleure afin de réussir peut-être un jour, à accomplir l’acte d’expression ou de sublimation décisif.
Parfois, cela se fait sous forme spectaculaire comme dans les « Dessins de Patrick » (Casterman) où l’enfant liquide deux problèmes essentiels à huit jours d’intervalle.
Mais les catharsis sont généralement beaucoup plus longues. Elles s’opèrent par une sorte d’usure progressive des fantasmes (voir « Malheureux Francis » dans « Les Compagnons de Rémi (2) »).
Alors, vive la classe à plusieurs cours ! Mais évidemment avec vingt élèves maximum. Peut-on réellement refuser de comprendre que, même si on avait l’unique souci de permettre aux enfants d’acquérir des connaissances, il faudrait se préoccuper de les placer dans les conditions les plus favorables. En interdisant, pour commencer, la classe à un cours.
Mais on peut aussi avoir des préoccupations pour le présent et l’avenir des enfants. Par exemple, celle d’une écologie de l’éducation. Un jour viendra où une masse de gens se mobiliseront pour se révolter contre les mauvaises conditions de vie que cette société impose aux êtres humains. Et n’est-ce pas dans l’enfance que s’édifient, pour l’essentiel, les éléments de base de toute une vie ?
Paul Le Bohec
Texte paru dans le nouvel éducateur N°40, école et société, juin 1992, p.8-9
Extraits de cet article dans les documents du Nouvel Éducateur n°233, supplément au NE N°36, février 1992, p.7, sous le titre : Interdire la classe « traditionnelle » à un seul cours
(1) Paul LE BOHEC, Rémi à la conquête du langage écrit, éd. Odilon.
(2) Paul LE BOHEC, Les compagnons de Rémi, supplément à Rémi à la conquête du langage écrit, CEL, 1970.