On peut ne pas avoir de projet défini pour faire un album mais il faut nécessairement être apte à déceler l’évènement, petit ou grand, qui tient en germe le développement du drame.
« Le talent est une longue patience. »
Qu’est-ce que la conception, biologiquement ? C'est une excitation, un ébranlement, un choc d'une cellule.
L'œuvre doit naître aussi d’un choc, d’un événement, d’une révélation. Mais elle n'arrivera à son terme qu'à la suite d’une longue maturation. Elle doit se nourrir du sang de la classe, enrichi lui même de l'apport que constituent les expériences de chacun, de ses contacts avec le milieu ambiant.
Il faut attendre le temps qu’il faut. Le meilleur de ce que nous avons fait dans ma classe a été longuement mûri, repris sans cesse, perfectionné, d'une semaine, d’un mois et souvent d'une année à l'autre.
Généralement, nous achevons, au début de l’année, l’œuvre ébauchée ou presque achevée l’année précédente (nous laissons dormir pendant les vacances). Puis, nous entamons une histoire qui sera achevée l’année suivante par le CP devenu CE1.
Ainsi, nous nous racontons des histoires et nous les lançons dans la vie lorsqu’elles sont arrivées à terme. Il faut ce qu’il faut, il ne faut pas être pressé. Quelquefois, c’est assez d’une semaine, d’autres fois, il faut un jour… ou une année.
Le réel
Pour beaucoup d’entre nous, la poésie naît du quotidien, du réel. Cela demande pour la découvrir, une grande tension de la part du maître. Il faut que son œil, son oreille, son esprit s’affinent. Et, pour améliorer ses appareils enregistreurs, il lui faut travailler, travailler. Alors, il sera sensible à toute poésie et transmettra ses conquêtes à ses enfants. Nous devons les rendre sensibles, non pas par des mots, des flots d'éloquence, mais en action.
Ce qu'il faut, c'est partir de ce qui est et trouver ce qui touche, ce qui émeut, ce qui prend et ajouter au feu qui s'éprend quelques brindilles tirées de la vie de l’enfant et de ses camarades.
L'atmosphère poétique ne doit pas exclure le comique, à condition qu’il ne soit qu’une touche légère. II faut qu’il y ait coloration et non pas ossature.
C’est d’ailleurs vrai dans l’autre sens : une histoire comique peut avoir une aura poétique, mais légère, infinitésimale, indiscernable.
Il doit y avoir le corps… et la parure.
– Je relis le poème d Aragon : « La Ballade de celui qui chanta dans les supplices ». Tout y est dit en peu de mots et une seule chose est dite. C’est court, centré sur soi, riche, condensé.
– Je pense au concerto brandebourgeois n°6. Un seul thème développé, agrandi, épanoui, puis résumé en une phrase : c’est fini, tout a été dit… et une seule chose.
Dans un autre ordre d’idée, et pour en revenir à quelque chose que je connais bien, la première version de Jean-Marie Pen Coat était une succession d’aventures plus ou moins abracadabrantes.
Élise m’a conseillé de n’en prendre qu’une et nous avons choisi la plus dramatique.
Court ou long, le texte doit avoir la longueur nécessaire et surtout avoir une unité.
Pour que l’œuvre soit une réussite, il faut que la beauté du texte s’allie miraculeusement à la beauté des couleurs, des lignes, de la composition, du papier. Mais pour être beau, le texte doit allier miraculeusement l'émotion, l’ironie, la naïveté, la fraîcheur (et encore 20 qualités absolument indispensables). Difficile, très difficile mais tentant parce que difficile. Les Everest tentent les hommes parce qu’ils existent ; et impossible n’est pas École Moderne.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°8, 15 janvier 1960, p.376