Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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L’exemple et la parole

Le maître de forges ! (1)
Rêvons :

Forge des eaux forge des airs
Forge du feu forge des terres
Forge des mots forge du corps
Forge des mains des airs encore.

Non, non ; ne rêvons pas. Revenons sur la terre, dans cette vie de tous les jours où il faut apprendre à marcher, à parler, à sentir le vent, à conduire, à se conduire...

Mais pour changer tout de même quelque chose, je commence cette fois-ci par le schéma. En effet, en relisant mon texte, les choses me sont apparues si compliquées que j’éprouve le besoin de me rassurer en proposant tout d’abord une structure simple.

J’ai écrit le mois dernier : ce sont les faits qui enseignent. Oui, mais à condition d’être sensible à la leçon des faits. Tenez, par exemple, lorsque je heurte du front, pour la cinquième fois, la fenêtre de ma caravane, l’un me dit :
– Mon pauvre ami, rien jamais ne t’apprendra vraiment jamais rien.
Et l’autre dit :
– Le pauvre homme !
Ou bien j’entends :
– Cela fait dix fois que je te vois te cogner à cette branche. Pas de danger que tu l’évites ou que tu la coupes.

Certains enfants sont ainsi. Ils ne savent pas qu’ils sont mal à l’aise parce qu’ils sont trop habillés. Il faut leur dire qu’ils ont trop chaud. Il faut dire aussi à certains jeunes gens qu’on ne met pas de pull over en été mais qu’on en met plutôt deux en hiver.

C’est vrai : parfois on rêve, on est préoccupé ; ou bien on est oppressé par un malheur personnel. Alors, on reste parfaitement insensible à la leçon des faits extérieurs.

L’un des premiers devoirs de la pédagogie est donc de libérer d’abord l’individu de ses chaînes subjectives pour qu’il puisse accéder à l’objectivité. Nous le savons, l’homme est un tout : il n’est pas fait de parties mathématicienne, grammairienne, chagrinée, complexée, souffrante... parties qui seraient disjointes ou séparées. C’est pour cette raison que, pour réussir en mathématique, par exemple, il faut aussi pratiquer l’expression libre qui libère la personnalité profonde du chercheur. Oui mais, même si l’on est parfaitement équilibré, on ne sait pas toujours percevoir   la réalité.

Heureusement, il y a les Autres. Observez l’enfant qui n’a pas encore réussi. Vous le verrez jeter à la dérobée un regard sur celui « qui sait faire ». Observez-vous, vous-même, quand vous tentez d’assimiler une technique nouvelle. Moi, j’ai pu le faire récemment. Je voulais acquérir le « r » anglais : celui qui vibre à la pointe de la langue. Alors, j’ai écouté Lynda, Ghislain, Jocelyn, Patricia. Et j’ai essayé de parler comme elles.

Mais le meilleur moyen d’y parvenir, c’était peut-être de ne pas essayer. En effet, à Lévis, je m’étais aperçu que certaines intonations s’étaient installées dans ma bouche sans que j’eusse rien fait pour cela. Il n’y a d’ailleurs là rien d’étonnant. Au contraire, même, c’est tout naturel. Pour s’en convaincre il suffit de relire Psychologie sensible. « L’imitation des gestes dont on est témoin n’est jamais, à l’origine, l’effet d’un raisonnement. L’imitation ne demande jamais aucun effort ; c’est pour s’y soustraire qu’il faut réagir. » (p. 62). Cette imitation doit prendre sa source dans le grégarisme des ancêtres de l’homme. Elle devait être, au fond, un facteur d’adaptation, un élément de survie.

On le sait bien que pour progresser, il importe d’être placé dans un bon milieu qui vous pénètre par une sorte d’osmose. Car il n’est pas nécessairement nécessaire d’analyser (cela doit d’ailleurs dépendre des individus). Celui qui se met « en état de Zen », qui s’abandonne vraiment, progresse peut-être plus vite que celui qui analyse. Mais, de toute façon, on regarde les autres. Et sans doute avec d’autant plus d’activité que les leçons reçues sont plus dures. Je pense en particulier à l’apprenti patineur sur glace. Il doit se dire : « Mais enfin, comment font les autres pour ne pas tomber ? » Il doit être pressé de savoir. Jeannette me dit également :
– Puisque, cette année, nos classes sont géminées, tu devrais, quand tu fais peinture, commencer à mettre quelques-uns de tes garçons parmi mes filles de l’an dernier. Peu à peu, ils s’imprégneraient de leur façon de peindre proprement.

Qu’il soit analysé point par point ou inconsciemment perçu dans sa totalité, l’exemple des autres peut jouer un rôle appréciable dans le développement harmonieux d’un individu.

Mais les Autres ne servent pas seulement à donner le désir d’entrer en résonance avec eux. Ils peuvent aussi quitter leur attitude passive.

Hervé me regarde jouer au volley. Il me dit :
– Eh ! bien, voilà ce que tu fais – et c’est pour cela que tu ne réussis pas –. Quand la balle descend, tu la frappes trop tôt. Attends un rien de plus et du verras.
– Ah ! bon. Merci.
– Pour le smash ainsi, tu sautes trop tard. Mais, attention, tu sais qu’il ne faut sauter ni trop tôt, ni trop tard. Ni trop, ni trop peu.

Pendant mon séjour au Canada, au 9600 boulevard Lasalle, Louisette Landreville me disait :
– Non, tu n’as pas encore pris le bon « r ».
Elle riait de mes efforts :
– Non, tu roules trop au fond.

À la télé, le frère du Docteur Barnard disait :
– Je suis le plus grand critique de mon frère ; je suis LE critique de mon frère.
Le voilà bien précisé ce second rôle des autres. Le docteur Barnard avait été, comme ses confrères, sensible à la critique des faits.
Lorsqu’on touchait trop peu (et même pas du tout) aux organismes de défense de l’individu, le greffon était toujours rejeté.
Lorsqu’on a trop affaibli les globules blancs par irradiation au cobalt, l’opéré a été emporté par une pneumonie (Washkansky). Mais le docteur Blaiberg semble devoir survivre parce que les nouveaux médicaments immunosuppressifs employés lui ont permis de rester à l’intérieur des limites à droite et à gauche.
On sait aussi que le docteur Barnard avait bénéficié de l’expérience et de l’exemple du docteur Shumway. Et l’on sait aussi qu’il dispose de la critique de son frère. Et elle doit être fraternelle : c’est-à-dire vigoureuse, intransigeante, totale.

Intéressons-nous maintenant aux recordmen du monde. N’est-ce point impensable ? Ils ont accompli des exploits que personne n’a jamais réalisés ; et ils ont besoin d’un entraîneur ! Eh ! oui, ils ont besoin, eux aussi, de quelqu’un qui puisse leur faciliter les prises de conscience en analysant méticuleusement leurs gestes, leur alimentation, leur comportement de champion.
– Tu vois, là, tu crois démarrer ta jambe au bon moment. Eh non ! Tu la lances encore top tôt.

Lorsqu’on peut « joindre l’exemple à la parole », c’est bien. Ce qui prouve que la parole ne suffit pas. « Le dire, c’est bien, mais le faire, c’est mieux. » Mais, réciproquement, il est utile de joindre aussi la parole à l’exemple. Et ceux qui savent le faire : Honoré Bonnet, Fontaine, Prouff, Joseph Maigrot, sont aussi connus dans leur art que le sont les champions à qui ils ont permis de réussir.

Dans une classe, par exemple, qu’est-ce qui favorise les prises de conscience ?
Il y a tout d’abord la critique de l’auteur qui voit mieux son travail lorsqu’il est détaché de lui et inscrit au tableau. Il y a la critique des camarades qui est souvent plus accessible que celle du maître. Et il y a la critique du maître qui doit être paternelle parce que le chercheur n’est pas encore assez mûr affectivement : « Les coups de marteau brisent le verre et trempent l’acier. » L’enfant est encore en verre. L’exemple et la parole, voilà ce que peuvent apporter les Autres. Et puis, soudain, c’est la réussite :
— Voilà, tu l’as bien dit « sleigh-ride ». Tu dis bien : O’Connor.
– Voilà, tu viens de réussir un smash.
– Voilà, tu as roulé 100 mètres sans tomber de vélo.

Oui, au bout du chemin – si on va jusqu’au bout – il y a la réussite. Qu’est-ce que réussir ? C’est réaliser une première fois ce que l’on avait entrepris. C’est découvrir la loi. On encadrait l’objectif et puis soudain, pan, on met « dans le mille ».
Ouf, je l’ai enfin atteint ce palier de la loi !

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur n°6, connaissance de l’enfant, 1er Mars 1968, p.15-18

(1) voir précédent article : Dans les limites