Élise Freinet écrit à propos de l’Art Enfantin :
« Rien ne périra de ce qui fut semé. »
Elle a raison : l’École Moderne a pleinement réussi sur le plan de l’expression artistique, et ses expositions, surtout celle de Coursegoules, en apportent une éclatante confirmation. Ça y est, nous avons atteint le palier : nous ne pouvons plus redescendre. Nous devons continuer dans cette voie qui fut si riche en résultats. Mais nous devons aussi appliquer les mêmes principes aux autres domaines : au chant, aux sciences, au travail manuel, à l’éducation physique... et nous obtiendrons d’aussi beaux résultats. Oui, avant même de commencer, nous pouvons affirmer : nous réussirons. Nous avons forgé un levier, il ne reste plus qu’à l’appliquer aux différents points d’appui de l’éducation.
Avant toute chose, il convient de ne pas séparer l’éducation physique des autres activités. La personnalité d’un individu constitue un tout, et il est antinaturel de vouloir le séparer en tranches. Tout est contingent : il y a une unité de l’individu. Si on l’oublie, on s’expose à des mécomptes. C’est ce qui se produit lorsqu’on fait une « gym » ennuyeuse, imposée de l’extérieur et non désirée par les enfants.
Il doit y avoir aussi une unité de l’enseignement, et je lis avec plaisir l’interview du docteur Fourestier, publié dans l’École et la Nation et rapportée par Freinet dans l’Éducateur :
« Il est certain que, dans les temps à venir, tout au moins à l’échelon de notre enseignement du premier degré, un vrai mi-temps pédagogique et sportif n’est compréhensible qu’avec un « maître unique », éducateur à la fois du corps, de l’esprit et du caractère. »
Maître unique, maître polyvalent, c’est beaucoup demander. Mais c’est nécessaire si l’on veut l’éducation polyvalente que l’époque exigera demain. Et, entre parenthèses, ceci est valable aussi pour le second degré.
Pourtant, bien des instituteurs ont rêvé d’être débarrassés de l’Éducation Physique et, dans la pratique, ils s’en débarrassaient. Leur revendication me paraît assez justifiée dans la situation présente. Mais il semble que, plutôt que de l’E.P., c’est de la surcharge des programmes dans les autres domaines qu’il faut les soulager. L’éducation doit être une chose simple ; il ne faudrait pas vouloir tout avaler. Et le rendement serait double.
D’autre part, la gymnastique elle-même ne doit pas être séparée en éléments juxtaposés, sans rapports entre eux. Le rythme, par exemple, doit être intégré à l’ensemble. Cela fait bien des exigences, mais ce n’est pas tout, il faut effectuer la révolution copernicienne : il faut partir de l’enfant.
Lorsque je faisais des leçons avec thème, au C.P.-C.E.1, j’étais souvent très content de moi. J’avais créé, j’avais trouvé une liaison très astucieuse, à mon avis du moins, entre les divers exercices, et cela suffisait à me combler. Et les enfants ? Les enfants ? Bah ! Ils avaient suivi tant bien que mal. D’ailleurs, tout à ma création, je n’avais pas trop su ce qu’ils faisaient.
Eh bien ! Non. Cela ne valait rien : le seul bénéficiaire, c’était moi. Il faut partir de l’enfant, et appliquer à l’E.P. le processus qui nous valut de si beaux succès dans d’autres domaines, à savoir : expérience tâtonnée, découverte, socialisation de la découverte, création, tension vers la beauté.
Et maintenant, il me faut bien donner quelques faits, non pas pour témoigner d’une réussite, mais pour participer au défrichage des sentiers qui pourraient nous mener à la voie royale.
1) Nécessité d’un outil
Dès le 16 septembre, en expression vocale, Gérard chante :
25 fleurs se promènent sur la route.
Le jardinier prend 10 roses
et les autres s’en vont à la plage
avec tes coquillages bleus.
Après le chant, le calcul a eu ses droits, vous pensez bien, et justement, ce jour-là, il y avait 25 élèves. Mais nous avons pensé aussi à la gymnastique.
Et, tout de suite, est apparue l’absence du magnétophone. Il fallait que soit chantée la magnifique première phrase de Gérard. Et après, pour la promenade, il aurait fallu de la musique libre, ou des vocalises, des la la li la la, ou le premier mouvement du quintette en la pour clarinette de Mozart, parce qu’il faut une alternance de pensée et de musique. L’argument est donné et, après, on le danse.
Et vous voyez comme auraient pu s’enchaîner : la promenade des fleurs, la cueillette du jardinier, etc. Mais nous n’avions pas de magnétophone. (Nous ne l’aurons qu’en février.) Ah ! Ce magnéto, quel excellent outil de création ! Et si, justement, l’École Moderne a peu produit jusqu’ici en E.P., c’est parce qu’il manquait l’outil essentiel. Le voici ! Au Congrès d’Angers déjà, les bases de la Méthode naturelle de gymnastique avaient été fixées par Antoinette Gréciet. Mais, depuis, nous n’étions pas devenus pianistes !
Alors, pratiquement, nous avons fait une sorte de jeu de l’épervier avec le jardinier (un vingt-sixième élève arrivé fort à propos) qui prenait dix fleurs.
L’épervier, oui, mais dix fois plus vivant que l’épervier du maître. Un jardinier qui veut saisir des fleurs qui ne veulent pas se laisser prendre ! On voit toute la résonance psychologique profonde de cette sorte de psychodrame à grands mouvements.
Il y avait, cette fois, création enfantine : tout est dans cette différence.
2) Liaison entre les divers enseignements
Deux jours après, un texte de Gouriou (7 ans) :
Ce matin, nous avons vu 6 hiboux sur le vieux moulin.
Oh ! La jolie histoire de hiboux qui nous a valu tant de choses ! Des dessins, bien sûr, du français, évidemment, du rêve, de la poésie.
C’était bien, les hiboux sur le moulin.
C’était un moulin décoré de hiboux.
Et les sapins étaient tout autour.
– de la géographie : Nous sommes allés voir le vieux moulin qui était sur une hauteur pour recevoir le vent de partout.
– de l’histoire : Le lieu-dit du moulin, c’est ; Creh ar Gan, qui signifie : La Crête du Combat. De là, nous sommes passés au moulin de Jemmapes des lapins ou plutôt au moulin de Valmy, pour lequel nous avions de la documentation. (Rôle des moulins dans l’histoire.)
– de la littérature : Chose extraordinaire, en créant le texte de l’album, nous avons parlé des lapins et, lors de notre visite au moulin, un hibou s’est enfui par la lucarne. Si bien qu’on ne sait plus très bien si c’est Alphonse Daudet qui a écrit le texte des lapins étonnés ou si c’est nous. Ce texte appartient à la classe et chaque enfant l’assimile pour son compte personnel en lisant le livret de lecture que l’on n’a pas manqué d’écrire aussitôt.
– du calcul : Naturellement, pour danser les rondes des 6 hiboux, il a fallu savoir combien on pouvait en faire avec 27 élèves.
– Et de la gymnastique : Jean-René chante :
Pourquoi les hiboux savent-ils voler ?
Pourquoi, pourquoi les hiboux
Savent-ils voter ?
Alors, Yann invente la ronde : il choisit cinq copains qui se mettent à danser en suivant ses indications :
Parce qu’ils ont des ailes
Ils vont au centre (comme dans la galette) et reviennent en battant des ailes :
Et le monsieur dans son jardin
qui les écoute chanter
Après plusieurs essais, Philippe est choisi et il marche entre les hiboux, les mains aux hanches.
Là s’arrête notre première expérience, mais elle donne déjà des idées pour l’avenir.
Dans ce domaine comme dans tous les autres, il faut faire confiance aux enfants : ils ont une énergie créatrice atomique. On commence seulement à savoir la libérer.
Et ce thème, intégré à la vie des enfants, c’était autre chose que le thème fourni par le maître qui, soi-disant, va à la chasse et se dresse ridiculement sur la pointe des pieds pour voir ses chiens couri.
3) L’expérience tâtonnée
Mais, naturellement, on ne rencontre pas chaque jour des thèmes de cette-valeur. Et puis, un magnétophone, c’est une chose très rare.
Heureusement, avant d’atteindre le stade supérieur de la création collective, de la tension vers la beauté, il faut effectuer le travail de base, il faut favoriser le tâtonnement expérimental. C’est ainsi que se font les découvertes.
Je mets les 26 élèves au mur. Je demande qui a des idées de marche. Et on me fournit une dizaine de marches variées parmi lesquelles je retiens immédiatement celle de Gérard L’Hévon. C’est une marche suédoise qui nous servira de retour à la base après chaque mouvement. Ce n’est pas : Soyez grands, c’est la marche de Gérard ; cela fait toute la différence.
Trois autres garçons la réussissent presque aussitôt et marchent ensemble ; c’est beau, vraiment beau. C’est une marche belle, calme, détendue qui, corrigée jour après jour, permet d’obtenir quelque chose de très efficace sur le plan de l’attitude.
Et sur la base hébertiste : marche, course, saut, quadrupédie, grimper, équilibre, lever, lancer, défense, natation, on peut expérimenter en profondeur. Il semble, en effet, qu’avec cette trame, on ne risque pas de rien oublier.
S’il y a un thème, on fait la marche des hiboux (sorte de pas de l’oie), la course des hiboux (pas de l’oie couru), la danse des hiboux (g g d d gg dd, avec montée latérale du pied opposé), quadrupédie des hiboux, etc.
S’il n’y a pas de thème, on demande : Qui a une idée de saut, de course, etc. ?
Donc, une expérience tâtonnée, multipliée par le fait qu’en dehors de la classe, en gardant les vaches, par exemple, les enfants continuent à chercher, à prendre conscience de leur corps et de sa situation dans l’espace.
De là, se détachent assez vite quelques éléments qui, étendus à la classe, donnent, aux autres élèves, des idées. Ils apportent des corrections, des prolongements. On voit combien serait excellente la socialisation d’une pensée gymnique, comme on le fait pour la pensée littéraire. Et, peu à peu, avec la musique, la poésie, on arrivera à une création où rentreront des éléments vocaux, instrumentaux, rythmiques, gymniques, mathématiques, poétiques, philosophiques et, surtout, psychiques.
N’est-ce pas aller vers une expression, une création réalisée par des êtres pris dans leur totalité ?
Mais le chemin qui nous en sépare est long. Nous y parviendrons par la coopération entre les instituteurs et les professeurs des C.R.E.P.S. Car les premiers ont besoin d’une culture et les seconds ont besoin de discerner des lignes directrices dans les expériences réalisées au stade de l’enseignement primaire. Oui, nous pourrons nous serrer la main car, après avoir été longtemps divergentes, nos voies se rejoignent et nous chercherons ensemble.
Évidemment, avec un magnétophone, nous sommes en avance de dix années peut-être. Ce n’est pas le régime actuel qui donnera à tous de telles possibilités de travail. Et, outre le magnétophone, il faudrait de vastes gymnases et des cours ou terrains d’évolution sonorisés. C’est du domaine de l’avenir. Mais si nous ne sommes pas encore à l’âge d’or, il faut y songer, il faut le préparer. D’ailleurs, des perspectives radieuses ne peuvent que renforcer notre potentiel pour la lutte nécessaire. Et si nous ne travaillons pas pour nous, nous travaillons pour les Cuba présents et à venir.
En gymnastique, comme ailleurs, les paroles de Semenov (Prix Nobel de Chimie) sont vraies :
"L’activité créatrice constitue, au fond, la condition essentielle du bonheur authentique de chaque individu."
Paul Le Bohec
Texte paru dans Techniques de vie N°14, juin 1962, p. 17-20