Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Un coup d’arrêt

Lorsqu’Élise m’a demandé de rédiger quelques articles sur « la part du maître », je lui ai répondu :
« Je veux bien essayer, si vous croyez que cela puisse être utile ; mais j’espère bien dire des choses contestables. »
Et voilà, c’est arrivé, on les conteste. Voici, en effet, la lettre que je viens de recevoir :

 « Je viens de lire ton article « Saisir le fil ». Tu as raison peut-être, mais je voudrais te dire combien, globalement, je te dis non, non d’un bout à l’autre.

J’ai pensé et travaillé selon ton optique pendant longtemps pour beaucoup de raisons. C’est toute la ribambelle albums, journaux que je mets au feu, pétris de pensée. Pas de place pour le cochon d’Inde, ni pour le rôti et les pommes de terre. Non, rien que la belle pensée, reine à bord.
Ah ! Je pouvais être fier de moi ! Heureusement, à force d’en avoir fait de tous genres, de toutes rubriques, le tour a été vite fait.
Si tu veux que je te dise tes dominantes : c’est l’ordre et la propreté : c’étaient les miennes.
Je ne saurais t’exprimer toutes les conséquences en moi de tout cela. Mais un jour j’ai senti.
Je ne me range pourtant pas parmi les ultra-freinétistes mais dans les ultra-enfants, oui, oui mille fois.

« Et nous sommes revenus à la maison, à onze heures du soir. » Les journaux des jeunes, c’est rempli de telles choses : ils iront loin... »

Je connais suffisamment le travail de ce camarade, qui veut rester anonyme, pour ne pas céder à la tentation de balayer son objection en disant : « Il n’y connait rien. »

Mais si, justement, ils y connaissent quelque chose les quelques camarades qui, comme Delbasty par exemple, sont sur des voies que nous ne comprenons pas toujours parce qu’ils ont trop d’avance.
Mais je ne vais pas céder, non plus, à la tentation de dire : « C’est vrai, j’ai tort. »

Pour que nos techniques avancent, il faut qu’il y ait affrontement, confrontation d’idées. Après, on voit plus clair, plus juste. Alors, confrontons !
Ce camarade me définit par la propreté, le nettoyage – sur le plan de l’expression de la pensée de l’enfant s’entend –. C’est peut-être vrai : je nettoie ou, plutôt, je fais nettoyer, ce qui est différent. Je croyais que la beauté pouvait naître d’un rapprochement des choses qui faisait naître une certaine musique. Mais non, ce qui compte, ce n’est pas la musique, c’est le récepteur : l’oreille. « Ils avaient des oreilles et n’entendaient point. » Maintenant, « ils » savent écouter et découvrir la musique qu’ils n’entendaient point. Alors, ma conception est dépassée.

De mon côté, je voudrais définir ce camarade et lui dire : « Tu es de tendance artiste. »
Il serait injuste de prétendre qu’il n’est que cela. Mais il me semble que sa position est la suivante : après avoir apporté une grande part de lui-même dans son travail, il a appris à se retirer de plus en plus.

Et, ce faisant il rejoint Freinet qui écrit dans L’Éducation du Travail, ce livre qu’il faut continuellement méditer : « L’enfant ne joue que lorsqu’il ne peut pas travailler. C’est le travail qui éduque et le maître doit en créer les conditions – le mot travail n’étant pas pris, bien sûr dans le sens limitatif de travail manuel.
L’enfant veut travailler, comme il veut se nourrir. Et, pour y parvenir, il ne ménage pas sa peine. Expérimentation, création, documentation sont des activités qui lui sont naturelles pourvu que, au lieu de nous mettre prétentieusement en travers du mécanisme, nous lui apportions au contraire, nourriture et lubrifiant. » (L’Éducation du Travail, page 309)

Mais je définis mon correspondant comme étant de tendance artiste parce que je le connais et parce que je vois une relation entre son cheminement et l’évolution de l’art à notre époque.
L’art est passé de l’impressionnisme, au fauvisme, au cubisme, à Picasso puis à l’art abstrait et maintenant à l’art brut. Et cela a amené un certain affinement du regard. Nous en sommes redevables surtout à Picasso : il nous a ouvert les yeux sur le monde ; il nous a donné à voir, il nous a dessillé les yeux ; il nous a réconcilié avec les humbles objets de la vie.
L’art abstrait et l’art brut ont étendu le domaine de nos plaisirs esthétiques, ils nous ont appris à regarder plus serré ; à voir, par exemple, la dentelle précise et précieuse de la grille d’un grille-pain désaffecté, les entrelacs d’une toile de jute, les cordes, les pommes de pin, l’asphalte, les murs, etc.

Oui, à mon avis, la tendance actuelle est à la simplicité, à l’exploration fouillée de notre monde, à cet étonnement : « Eh ! Quoi ? Ces choses étaient là et nous ne le savions pas. » Après avoir fait le tour de toutes choses, après s’être creusé les méninges pour inventer, pour créer, pour démolir, pour dissocier, pour être original à tout prix, l’art semble un peu blasé et il aspire à la simplicité. Après la griserie, vive la soupe à l’oignon !

Alors, il faut regarder autour de soi. Et pour des yeux privés des musées et des livres d’art trop chers, il est vrai qu’ils sont bons à voir ces lichens, ces mousses, cette patine des pierres, ce rayon de soleil sur les ombilics de Vénus, ce coin de toit, ce revers de talus.
Et pour qui sait les entendre, elles sont riches de joie aussi les humbles paroles de la vie.

Et alors moi, pauvret, qu’est-ce que je vais faire ? Je vais revenir en arrière et dire aux jeunes qu’ils ont peut-être raison de pratiquer le texte simple de la vie de tous les jours et qu’ils ne doivent pas se sentir en retard s’ils n’ont pas de textes plus denses. C’est peut-être la simplicité qui doit être dense.
Et c’est vrai que, pour qui connait vraiment la vie simple des gens, combien loin vont, parfois, des gestes et des mots que l’on ne songe pas toujours à remarquer.

Prenons, par exemple, les phrases suivantes :

« Maman avait fait un flan d’œuf. »
« J’ai cassé du bois. »

Eh ! bien, ces phrases placées dans le texte de « La Guerre » de Buzet-sur-Baïse (Gerbe Enfantine 1959) acquièrent un pouvoir émotionnel surprenant.

Oui, c’est vrai, il faut affiner le regard de l’âme. Les majuscules sont-elles jamais nécessaires et le ton épique et toute la musique et la transposition ?

C’est si simple d’aimer, d’aller aux enfants lorsqu’on a vécu leur vie et qu’on devine tout et qu’on sait tout sans mot dire, par expérience, par partage.

Arrière complication, recherche, esthétique, intellectualisme ! Mais...

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur n°18, la part du maître, 15 juin 1962, p.7-8