Tout nous parle des mots ces jours-ci et, récemment encore, le Docteur Lucotte citait, dans Techniques de Vie, le cas d’une malade qui attendit quatre ans et subit une appendicectomie avant d’obtenir ce qu’elle voulait : une heure d’entretien.
C’est décidé, nos élèves n’attendront pas ces quatre années et nous ne prendrons pas leur appendice. Nous savons bien que, dans le monde perturbé où ils vivent, ce dont ils ont besoin avant toute chose, c’est d’attention. Le premier mur à renverser, c’est celui de l’incompréhension.
Mais, n’est-il pas à renverser pour le maître également ? Je sais combien ce que j’écris pourra paraître insolite, mais puis-je me résoudre à ne pas le faire ? Car j’ai fréquenté assez de congrès, j’ai parlé à suffisamment de camarades, et j’ai vécu assez moi-même pour savoir que l’on peut souffrir de solitude, parfois à en crier.
Je me souviens de ce premier congrès d’Angers où nous regardions, avec ravissement, les gens dans les travées du théâtre. Et nous n’osions pas y croire : « Ce sont des camarades, on peut leur parler, ils nous écouteraient, ils nous comprendraient : ce sont des frères. »
Celui qui porte l’École Moderne en lui, avant même de la connaître, c’est à cela qu’il est d’abord sensible : à la fraternité.
Mais ces contacts annuels sont trop rares pour être d’une efficacité continue. Et lorsqu’on est revenu dans son village, c’est dur de se retrouver à nouveau saisi dans les mâchoires de l’étau. Tant de choses nous oppressent qu’il faut garder pour soi !
Et pourtant, maintenant plus que jamais, nous devrions être libres. Dans ce monde en tempête, nous ne devons pas sombrer, parce que l’on a besoin de nous. Mais il nous faudrait pouvoir crier. Eh ! bien, puisqu’il nous faut crier, crions. Comment ? par la poésie ; le poème, n’est-ce pas le cri ?
Mais aussitôt, tu souris.
— Poète, moi ? Pourquoi serai-je poète ? Pour la gloire d’être imprimé ? Pour le plaisir d’être admiré ? Pour la fierté d’être l’auteur de vocables saisissants, le créateur de néologismes invus, le découvreur de cocktails raffinés de liquides, de chuintantes, de plosives, de fricatives significatives ? Pour l’espoir secret d’une réussite heureuse qui, sans trop de ma peine, aura soudain révélé, aux yeux du monde, mon génie inconnu, méconnu de moi-même ? C’est vrai. Et si, par hasard, jusqu’à ce jour, je ne m’étais pas gratté assez profond ?
— Non, non, n’use pas tes longues patiences à ces épuisantes tentatives de séduction de la poésie. C’est un monde ésotérique où n’entre pas qui veut. Pour y accéder, il faut entrer en religion et avoir prononcé ses vœux de refus ascétique du réel. Vivre la poésie, c’est difficile, ce n’est pas le lot de tout le monde. Et puis, il faudrait renoncer à tant de choses, alors que nous avons encore tant d’expériences à pressentir : celles du jardinier, du paysan, du cheminot, du pêcheur, du sportif, du radio-électricien, du père, du parrain et même du poète, pour les assimiler et les offrir à nos petits.
Dans la lande de la vie, nous devons circuler, sans pouvoir y descendre, entre les entonnoirs des fourmilions au fond desquels un être guette son morceau spécifique de ciel.
Non, nous ne pouvons céder à la tentation de creuser pour notre petit compte et celui d’un petit cercle.
Nous devons charruer large, charruer immense dans le présent et l’avenir. Aussi, la poésie nous est-elle inaccessible.
Mais, à cent lieues de là, dans quelque montagne, va lui demander de l’aide à cette fille toute simple qui marche pieds nus sans snobisme : la poésie minuscule.
Écoute-là, elle est de bon conseil, elle a de l’expérience. Voilà ce qu’elle te recommande.
« Si quelque chose ne va pas, si, ce soir, tu te sens lourd, mécontent, gêné, tracassé par une réflexion de parent, d’inspecteur, de collègue, par un incident de la vie, ne reste pas comme cela, fâché de toi-même, des autres et de l’univers. Prends un papier, un coin d’enveloppe, un bout de journal et portes-y ton tourment. Mets-les sur la table, pour les trier, les causes de tes contrariétés. Ensuite, brûle ces roseaux de barbier de Midas. Ça y est, parti, envolé en fumée : ce n’était donc que cela.
Cependant, si c’est plus grave, n’hésite pas : joue avec ta peine et, à coup de rythmes, de rimes, d’assonances, exprime-la en entier. Et, tandis que tu te livres entièrement à ce jeu, l’oppression diminue et la sérénité remonte des profondeurs de toi-même.
Va, crois-moi, tu rêves de grandes choses qui t’étouffent parfois, certaines actions te tentent, mais tu es trop faible, trop timoré pour les entreprendre, tes idées rencontrent trop d’obstacles dans leurs réalisations, tu ne vis que vingt-quatre heures par jour et il te faudrait cent ans pour faire tout ce que tu veux, pour deviner ce que tu pressens, pour partager ce que tu ressens. Alors, écris. Et, par la magie d’une bille roulant sur d’anciens chiffons triturés, tu pourras recouvrer un acceptable équilibre. Quand l’action est impossible, le comme-ci, c’est l’écriture.
Évidemment, si l’on écrit, c’est pour quelqu’un. Tu peux adresser ta prose ou tes vers aux plus grands noms de l’époque.
Bien sûr, le grand homme n’en sera pas informé et ce sera quelque secrétaire surchargé qui jettera ton papier au panier :
– Kessex stydio-ci ?
Qu’importe ! Le principal, c’est que, le centre de gravité de ta lettre ayant franchi le bord intérieur de la fente de la boîte postale, tu aies, après une longue hésitation, écarté ton pouce de ton index en disant :
– Alea jacta est.
O le bruit délivrant de la chute d’une enveloppe sur un matelas d’autres pensées !
Mais, toi que voilà, lisant L’Éducateur, il te faut à toute force des lecteurs. Eh ! quoi, ne sommes-nous pas là, tes copains de l’École Moderne, si sensibles, si compréhensifs, si attentifs à autrui, si prêts à partager ?
Et qui sait ? Dans un pli de l’éventail de nos tempéraments, de nos gentillesses, il s’y trouve peut-être le point sensible de la galère qui permettra ta totale réception. Il n’existe pas en toute certitude, mais il suffit de l’espérer. Alors, écris !
Et si trop de pudeur, trop de mauvais plis pris, trop de complexes enracinés empêchent le langage direct alors, déguise, déguise, habille tes choses nues de feuilles, d’insectes, de chansons, de lumière, de fantaisie, de mystère. »
Allons camarade, ne recule pas, laisse-toi tenter par la voix de la poésie minuscule.
Pour commencer, pourquoi n’écrirais-tu pas trois poèmes, trois seulement pour ne pas nous encombrer, où tu exprimerais ta détresse, tes rêves, tes désirs, tes joies. Car on peut aussi suffoquer de joie, d’élan, de tendresse, d’enthousiasme et en être malade.
Nous en confectionnerons un cahier qui circulera entre tous ceux qui auront écrit sous leur nom propre ou leur pseudonyme.
Mais, attention, si tu as le secret espoir d’étonner, de surprendre par ta science des mots, tu perdrais ton temps parce qu’il n’est pas prévu d’édition. Nous sommes-là seulement pour aider celui qui a besoin de guérir par totale sincérité.
Et ne te plains pas d’ailleurs : il est de vrais poètes, et des meilleurs, qui n’auront pas autant de lecteurs.
Et quels lecteurs ! Si variés, si ouverts, si chargés de bénévolence que chacun pourra croire sans beaucoup se leurrer à la réelle existence de ce double parfait dont il a un si incoercible besoin.
Laisse-toi tenter par la voix.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’Éducateur n°10, la part du maître, 15 février 1963, p.9-11