Continuons notre conversation.
– Je comprends que je me trouve, en français, là où je me trouvais, il y a treize ans, quand je débutais en dessin. À ce moment-là, je n’obtenais que de « l’étriqué », du « pompier ». Pour démarrer, il a bien fallu que je donne ma part du maître. Grâce aux conseils d’Élise, cela n’a pas été trop difficile. Et je n’ai eu à le faire qu’une seule fois. En effet, dans nos classes à plusieurs cours, la bonne atmosphère se transmet d’année en année. Mieux même, elle s’améliore. C’est ainsi que, maintenant, quelle que soit l’origine des nouvelles élèves, elles deviennent créatrices en moins de deux mois.
Mais, en français, je n’ai pas d’ambiance.
– Tu le sens bien, c’est là une question essentielle. Il faut lancer l’enfant, c’est vrai, mais il est évident qu’il s’arrêtera, s’il rencontre des obstacles à son épanouissement.
Il faut également favoriser les premiers pas du groupe classe. Quand un enfant, un autre, puis un autre, se détachant de leur maison de silence, quittent leur position de repli, c’est la classe entière qui en bénéficie. L’exemple est contagieux et les arrivées à la liberté se succèdent suivant la fonction y = a x 2.
Examinons d’un peu plus près ce problème.
Dans notre petite classe, il s’agit surtout d’offrir à l’enfant un nouveau langage. Quand il nous arrive au CP, il n’est pas neuf, car il a six années d’expérience, Il sait déjà beaucoup de choses. En particulier, il possède assez bien le langage parlé, le langage graphique... Il faut maintenant le doter du langage écrit.
Évidemment, c’est en écrivant qu’on apprend à écrire. Mais l’enfant ne pourra posséder rapidement le nouvel outil que s’il s’engage à fond. Et il le fera seulement s’il peut exprimer ses propres pensées. Car, c’est en enfonçant de vraies pointes dans du vrai bois pour fabriquer de vrais objets que l’on domine le marteau. Et c’est en travaillant avec des idées véritables que l’on apprend à les maîtriser. Il devrait être révolu le temps où l’on accumulait des tonnes et des tonnes de matériaux sur le chantier (grammaire, analyse, conjugaison, vocabulaire, imitation de phrases...) sans jamais commencer la construction.
Donc, au CP, après un certain rodage, l’enfant écrira des textes relatant les faits de la vie courante : les textes vrais. Au CE1, il est temps de lui offrir d’autres pistes. En effet, il ignore la texture de sa personnalité. Sait-il que c’est grâce à la fable, à la poésie, à la fantaisie ou à la philosophie qu’il prendra un jour, la tête du peloton ? Sait-il qu’il aime le rythme, la géométrie du langage ? Sait-il que des associations telle que : petit ami, petit tamis ; chardonneret, jardin doré, peuvent le ravir ? Sait-il qu’il peut y avoir un plaisir de la forme et un plaisir du fond ? Non, il ne le sait pas. Et personne ne le sait pour lui. Mais il peut en avoir la révélation. Cela suppose évidemment que soient réalisées certaines conditions.
En effet si, comme chez toi, la route des textes narratifs existe seule :
– Hier, j’ai joué avec mon frère,
– Hier, j’ai vu un tracteur.
Alors, les enfants iront à la queue-leu-leu dans l’étroit sentier. Et les personnalités se dissoudront dans le groupe. Par contre, si le front de marche est vaste, si chacun peut choisir son chemin dans la montagne, les moissons de fleurs seront magnifiques.
Pour cela, il faut un bon climat de classe. Pour commencer, il faut rompre, à tout prix, le cercle fatal de l’ennui, de la médiocrité, du nivellement, de l’écrasement, de la mort de toute pensée. Le maître doit prendre sa part, c’est lui qui doit apporter la brisure.
– Mais, pour cela, ne faut-il pas que le maître soit libre lui-même ? Et, dans les circonstances actuelles, n’est-ce pas ce qui est le plus difficile ? À peine débarque-t-on dans l’île Lilliput de l’enseignement que l’on se trouve garrotté de mille petits liens.
– C’est vrai, il y a là encore, du pain sur la planche pour l’École Moderne. Mais revenons, si tu le veux, au problème de l’installation de la liberté dans une classe.
Peut-elle surgir de l’intérieur ? À mon avis, oui ; si le maître sait prêter l’oreille, s’il sait faire attention à l’enfant. C’est surtout à l’arriéré, à l’anormal qu’il faut prendre garde. Car, c’est lui l’enfant le plus libre, parce qu’il éprouve, moins que les autres, le besoin de porter un masque.
Pour l’enfant, une culture de l’enfant
L’introduction de nouvelles formes de pensée dans la classe est également un bon moyen. Chez moi, elles entrent par la porte du CP. Lorsque les enfants abordent les livrets, les gerbes, les albums, c’est toute la classe qui s’imprègne de Ninine, la Guerre, le Breezand etc. À ce sujet, je crois qu’un livre de lecture de textes d’enfants rendrait également service.
Il est bon que les enfants baignent dans une culture enfantine directement assimilable. Elle permet souvent le démarrage, Pour te le prouver, je vais te donner un exemple personnel :
Un matin, Yann, petit garçon de huit ans, m’apporte un texte impeccable. À la récréation, son frère m’apprend que c’est un texte de la Gerbe Enfantine. Alors, je félicite Yann pour son bon goût.
– Tu trouves cela joli, moi aussi. Mais, ce qui est encore plus beau pour moi, ce qui est le plus précieux, c’est ce que tu écris tout seul, toi, Yann ; c’est ce que tu penses, ce que tu dis. Tu vois, tu ne savais pas encore cela.
Maintenant, il le sait et toute la classe le sait. Mais, pour Jean-Yves (8 ans), la morale de l’histoire c’est qu’il y avait accord sur la beauté du texte de la Gerbe. Aussi, sans toutefois le copier, il s’en inspire pour écrire son premier texte vraiment personnel, son premier texte non circonstancié. Pour cela, il utilise la formule d’introduction. Voici ce que cela donne.
– Moi j’adore les pigeons qui se planent au-dessus du grillage, et les oiseaux sont contents de voir les pigeons se planer.
Alors, les jours suivants, toute la classe se met au Moi, j’adore. Puis, Jean-Yves trouve une nouvelle forme : « Je vois dans ma tête », puis une autre, puis une autre. Si bien que chacun, pour imiter cet inventeur, se met à inventer des textes. Et c’est ainsi que chacun, trouve son langage. Cette année, cela a encore été plus vite. Et quelle variété de thèmes, quelle imagination, quel degré de liberté ! Certains enfants alternent, texte reportage et texte inventé, tandis que d’autres, depuis le début de l’année, jouent avec leurs papillons, leurs reines et leurs petits poissons. Voici d’ailleurs trois textes récents de Martial :
« Ce matin, en venant à l’école, nous étions des mages : nous avons suivi l’étoile. Avec mon doigt je lui faisais signe de venir et Guillou riait. »
« Mon cœur saute comme un grillon. Il fait tic ! tac ! Comme un petit moulin. Le grillon marche dans l’herbe. Il va chercher le lait. »
« Je vois dans ma tête, mon cœur qui fait des marionnettes. Il court sur la route. Il va dans les voitures et les camions. »
– C’est vrai, il y a chez l’enfant, tant de choses que l’adulte ne saurait inventer. En dessin, par exemple, je me suis longtemps figuré qu’il fallait offrir les paysages, puis les personnages, le décoratif etc. Je voyais ça avec mes yeux d’adulte. Mais c’était, là encore, de la persécution. Heureusement, j’ai appris à laisser l’enfant aller son chemin. Et, dans un milieu favorable, il va très loin. C’est à cette liberté que je dois mes petits émerveillements.
Alors, en français aussi, je vais essayer. Car j’ai faim pour lui et faim pour nous.
– Oui, tu as raison, il faut avoir immensément faim.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°9, la part du maitre, 1er février 1963, p.11-13