Je suis un papillon amoureux. Pas chérubin, mais presque. Je papillonne de fleur en fleur pour goûter à tous les nectars de la connaissance.
Mais ma bouchère me dit : « Il faut finir les choses. » Je lui réponds : « Moi, j’ai réussi ma vie parce que je n’ai jamais fait que la moitié des choses. »
C’est pas tout bénéfice, évidemment : je laisse souvent la porte du frigo entr’ouverte ; le robinet du lavabo pleure souvent son filet d’eau ; quand je ferme les persiennes, le rideau reste accroché au radiateur, mais je ne le vois pas parce que mon esprit est déjà devant la fenêtre de la pièce à côté...
Jeannette, elle, vient d’une famille de devoir. Elle finit toujours : elle va jusqu’au bout des choses. Mais si elle creuse profond, elle ne creuse pas large. Et elle ne peut pas accepter que son fils n’aille pas jusqu’au bout de tout ce qu’il entreprend. Je dois le défendre :
« S’il ne finit pas, c’est qu’il a déjà compris ce que ça va pouvoir donner. L’important pour lui, en ce moment, c’est d’explorer large. »
Mais rien n’est simple : elle oublie aussi, régulièrement, la lumière au sous-sol. Sans doute veut-elle que les profondeurs soient éclairées. Et c’est peut-être pour cela qu’elle a écrit ses souvenirs d’enfance.
Dans notre groupe 35, Pascale est visuelle, Christine aime étudier les langues, Annyvonne adore la linguistique, Christian plaisante sans cesse, Élisabeth est matheuse, même pour la lecture, Michèle réalise... Autant d’individus, autant de pulsions différentes, ou, plutôt, autant de conglomérats pulsionnels différents.
Mais pourquoi s’arrêter à cela ?
« Et dans le cas de notre étude, nous avons besoin de faire appel à l’auto-examen et à l’autoréflexion pour essayer de considérer de façon critique notre site, notre statut, mieux/pire, notre personne. » (Morin)
Cette importance des caractéristiques personnelles de l’enseignant fait qu’on ne peut réussir son enseignement à plus de 50%, car on ne peut donner une chose et son contraire. Mais par rapport aux 5% habituels, quels progrès !
Mais réussir, c’est quoi ?
Par exemple, faut-il maintenir des portes ouvertes ou enclore définitivement des connaissances achevées dans des lieux bien précis ? Problème central : plaisir-nécessité de l’accumulation des choses ou plaisir-nécessité de la conquête des choses ? Acquisition de programmes ou développement de l’aptitude à la stratégie ? Question actuelle aussi. C’est ça la caractéristique de la société d’aujourd’hui : des trucs qui avaient toujours réussi ne fonctionnent plus. Exemple : après 81, les socialistes ont voulu utiliser un procédé éprouvé : relance de l’activité par la consommation. D’accord, ont dit les français. Mais on n’était plus en économie fermée. Et ils ont acheté en Allemagne. Ce qui a aggravé le déficit du commerce extérieur.
Il faut toujours être neuf devant les nouvelles situations. Et elles se renouvellent constamment. Maintenant, on ne peut plus dire : « On sait depuis toujours que... » Et les succès déjà remportés sont dangereux parce qu’ils poussent à la réutilisation de procédés qui ont réussi, alors que les données sont différentes.
C’est à propos de cela que je veux en revenir à la méthode naturelle et à ce qui pourrait me séparer, à première vue du Pas-de-Calais. On comprendra que je veux aborder la question de la différence entre programme et stratégie. Autrefois, ce qu’on apprenait à l’école, c’était à manipuler des programmes. On nous donnait une situation et on devait chercher dans notre panoplie le programme qui convenait en l’occurrence. Et c’était des problèmes de courrier, de robinet, de l’âge du père et du fils, d’intervalles etc. Et c’était magique : il suffisait de faire ci et ça et on avait le résultat. Et Jeannette fonctionnait bien dans ce système. Mais quand les maths modernes sont arrivées, elle a été complètement submergée : trop de choses, il y avait trop de choses ! Il fallait sans cesse s’adapter. Elle n’a compris que le drapeau de Carol. Au lieu de dire : « Il y a ceux qui et qui pas qui. Et puis ceux qui pas qui et qui... oh là, là, c’est compliqué ! » Elle a très bien saisi les oui-oui, oui-non, non-oui, non-non. Mais pour le reste, la galère !
Et quand on propose à sa sœur et à elle de jouer aux cartes en alternant le jeu pour gagner et le jeu pour perdre, elles abandonnent dès la deuxième partie. Déboussolées qu’elles sont, aussi, donc ! Alors que Freddo et Paul sont prêts à jouer interminablement de cette façon. Cependant, elles jouent très bien au jeu de cartes classique. Et Jeannette enseignait parfaitement le calcul. Et sa sœur la cuisine.
Si j’insiste tant sur les caractéristiques personnelles, c’est que ça concerne l’enseignant et les enseignements. Il n’y a d’ailleurs pas de jugement à porter : on est comme on est. Et tel qu’on est on peut apporter quelque chose aux autres – et surtout tel qu’on devient –. Il n’y a pas à faire de complexes : les suivants auront des qualités complémentaires. Et l’équipe pourra alors réussir à plus de 50%. Moi, je péchais par ma tendance à l’ouverture, à la stratégie. Au niveau des programmes, je me contentais trop de ce que pouvaient apporter les fichiers autocorrectifs. Et je me réjouis de ce que le Pas-de-Calais pourrait offrir sur le plan des programmes : acquisition de procédés qui permettent d’arriver plus rapidement au résultat. Mais attention, les programmes peuvent être HANDICAPANTS. Où est la juste mesure ? C’est là qu’il faut réfléchir.
Dans le bulletin de maths n°2, il est question « des soleils et de la fleur ». Et du « rayon petit et gros ». Ça me plaît beaucoup : Amandine est reconnue comme capable d’une recherche. C’est elle qui agit ou fait agir. Et il est question d’intériorisation.
Avec Bertrand, on fait sa place à l’affectivité. Et, naturellement, il est question d’un rayon petit et gros, grand et gros, petit et maigre etc. C’est spontanément qu’on aborde ce domaine, et non artificiellement, avec les blocs logiques de Dienes qui seraient parfaits s’ils arrivaient à leur heure. Mais en général, on veut faire fleurir cette plante dans un terrain qui ne contient pas l’humus de l'expérience. Mais je cite :
« La structure bien étudiée et comprise va lui apporter un pouvoir formidable. Il faudra ensuite étudier les propriétés de la loi, propriétés qui seront utiles pour d’autres recherches. »
On sent chez le maître un parti pris qui peut très bien se concevoir. Ce n’est pas le mien. Dans ma tête aussi, des cases s’allumaient. Mais j’ai su me faire violence pour ne pas les voir, car je ne voulais pas conduire à des programmes. J’avais trop présente à l’esprit l’expérience de Jeannette en Art Enfantin. – Là, elle témoignait d’un esprit d’ouverture total. Parce qu’elle n’avait pas peur. Et moi, j’avais décidé de ne pas avoir peur en mathématique. - Et je ne voulais pas imiter Socrate en disant :
« Venez à moi les petits enfants, car je sais où vous devez aller et ce qui vous est nécessaire. »
Bien sûr, il y a des choses qui sont nécessaires et on a même la responsabilité d’y amener les enfants. Ou de les laisser y venir d’eux-mêmes !
« Le sujet ici réintégré, c’est le sujet vivant, aléatoire, insuffisant, vacillant, modeste qui introduit sa propre finitude. » (Edgar Morin)
Mais si on pèse trop lourd, si on appuie trop fort, les enfants ne vont pas être autonomes dans la construction de leur vie. On va les déporter hors de leurs territoires. Ils vont, par exemple, répondre au désir de mathématique du maître. Je sais bien qu’un maître qui a des désirs vaut mieux qu’un maître qui n’en a pas, car celui-là n’apporte que la mort. Mais beaucoup d’enfants, sinon tous, ont peut-être d’abord d’autres chemins à parcourir, d’autres cheminements à effectuer. Ils ont peut-être, d’abord, à oublier des lumières dans les sous-sols et des filets d’eau sur les lavabos parce qu’ils doivent se consacrer à leurs priorités de vie. Chaque être humain est unique. Et les raisons de ses cheminements sont impénétrables. Oui, mais :
« Il est exceptionnel qu’il y ait épanouissement simultané et plein emploi de toutes les qualités intelligentes. Pas assez de complexité, pas assez d’adversité atrophient l’intelligence. Mais trop de complexité et trop d’adversité l’écrasent. »
– Alors, tu vois Paul, s’il n’y a pas assez de complexité, tu vois où ça mène !
– Oui, mais s’il y a trop d’adversité ?
Ce n’est pas simple :
« La culture qui favorise l’éveil de l’intelligence est aussi ce qui l’inhibe en imposant ses sens uniques et ses sens interdits. »
Mais comment ne pas assassiner en chacun ses Mozart et Vinci ? Le problème pour nous, c’est d’aider aux quatre santés en aidant à réussir, à être reconnu mais sans trop tirer la couverture pour recouvrir nos propres désirs (d’être reconnu, de réussir, de rattraper, de compenser, de dominer, mais aussi, de comprendre, de voir clair, de fonctionner juste, de libérer, d’offrir...).
« C’est pourquoi la conscience de ce qui atrophie ou inhibe l’intelligence est une nécessité vitale pour le développement des intelligences. »
Ainsi, il faudrait que nous soyons conscients des nécessités contradictoires. Mais comment s’en sortir ? Eh bien, précisément, ce dont j’ai eu la pleine expérience, c’est la confiance que l’on peut avoir dans le groupe (de développement, d’épanouissement, de recherche). C’est en son sein que peuvent se produire les régulations, les ouvertures, les répétitions, les propositions, les complicités, les collaborations, les complémentarités, les oppositions, les contradictions, les sollicitations, les complexités, les adversités indispensables. – C’est vrai aussi pour un groupe Freinet. –
Alors, à ce moment-là, notre rôle est très léger : on organise le fonctionnement, on suggère légèrement, on veille au respect, à l’autonomie, à la communication... Et on a confiance. Et on ne risque plus alors de rabaisser à de la simple information ce qui allait pouvoir devenir de la connaissance, comme je le fais ici en citant lourdement à nouveau Edgar Morin (La connaissance de la connaissance, Seuil).
« Le programme est constitué par une séquence préétablie d’actions s’enchaînant les unes les autres et se déclenchant sur un signe ou signal donné. La stratégie se construit au cours de l’action en modifiant, selon le surgissement des événements ou la réception des informations, la conduite de l’action envisagée. »
« Le programme est prédéterminé dans ses opérations et, dans ce sens, il est « automatique ». La stratégie est prédéterminée dans ses finalités, mais non dans toutes ses opérations. En fait, il est utile à la stratégie de disposer de très nombreux automatismes (séquences programmées). »
C’est pourquoi la marche aventureuse d’un groupe en méthode naturelle de maths est riche d’aléas, d’incertitude, de nouveau, d’inconnu qui sont des nourritures. Mais il est aussi producteur de programmes qui ne devraient être systématisés que plus tard.
Je sais que ce que j’essaie de communiquer est subtil. Mais vos intelligences sont subtiles et vous avez déjà de l’expérience. Et si certains d’entre vous jouent aussi sur le groupe, je les écouterai avec passion. Pour terminer, une anecdote :
Une année, les normaliennes de Rennes avaient réussi à obtenir une semaine banalisée. Elles m’avaient invité. Au niveau du corporel, j’avais proposé une séance « Dialectique et globalité ». Malheureusement, un prof de gym sympathique avait demandé à participer. J’avais bêtement accepté. Mais au bout d’un moment, au cours d’une phase d’individuation, il avait repéré une fille qui commençait une recherche de pas. Il s’était jointe à elle pour la faire travailler afin d’obtenir un résultat en allant jusqu’au bout. Mais le reste du groupe, saturé d’individuation, s’était recomposé par couples, demi-groupes, puis groupe entier en quittant le gestuel pour explorer le chant à bouche fermée. Mais ces deux-là, avec leur recherche poussée, avait perturbé tout le groupe et l’avait empêché de fonctionner. Et aucun sujet vivant n’avait pu introduire sa propre finitude.
N.B. Le document « Méthode Naturelle de Mathématique » a été trop rapidement composé. Le 56-57-58 (1) est plus proche de la réalité de mon expérience.
Paul Le Bohec La Mézière
non édité, 1987 (?)
(1) Paul LE BOHEC, Un trimestre de mathématique libre au cours élémentaire deuxième année, dossier pédagogique n°56-57-58 de l’éducateur, juillet 1970.