Deux secteurs dans l’enseignement ?
Ainsi, tout éducateur « École Moderne » prend conscience qu’il existe deux secteurs dans l’enseignement : un secteur libre avec tâtonnement expérimental et un secteur contrôlé.
Ce dernier secteur, c’est le secteur public avec censures, autocensures et droits de regard d’une foule de gens.
Avec des armes dans les mains des censeurs, des lois, des programmes, des instructions qu’ils utilisent directement ou en les retournant... ou en les oubliant.
Avec l’immobilisme des gens, les têtes cachées sous le sable, les yeux levés au ciel, les épaules haussées et parfois, une volonté certaine, quoique dissimulée sous un masque de modernisme, d’être retardataire ou antédiluvien.
Attention, camarades, ce secteur est dangereux, saisissez vos boucliers, revêtez vos armures, coiffez vos casques, progressez sous le couvert : il y a, en face, un œil à chaque créneau. Un seul mot d’ordre : prudence ; une seule consigne : avoir l’air.
Et puis il y a le secteur libre, celui dont nul ne se soucie, le secteur où l’on peut courir sans crainte, sans contrainte, sans contrôle. Surtout, si on a eu la sagesse de montrer qu’on se préoccupe aussi et avant tout du secteur principal, c’est-à-dire au CE1 de l’écriture, des opérations et de la lecture.
Pour les amateurs de libertés et de galops utiles, il y a de la place. À eux le dessin, la peinture, l’imprimerie, le journal, la correspondance, l’éducation de la pensée, la musique, la gymnastique, la danse, le théâtre, le français, les mathématiques, la philosophie...
Je ne vous le cacherai pas : j’en suis. Et j’ai pu effectuer de grandes chevauchées qui m’ont parfois conduit dans des domaines imprévus que je croyais réservés. Par exemple dans les forêts de la psychothérapie.
Un problème
Il faut que je vous le raconte.
Un jour d’octobre, un garçon de 6 ans est arrivé dans mon CP. Sa nervosité m’a tout de suite frappé et aussi son bégaiement. Mais je n’y ai pas prêté une telle attention. Je me suis dit : « Ça finira bien par s’arranger. » Et puis, il faut dire que je sortais de deux années scolaires où j’avais eu 36 et 28 élèves. Et je ne m’étais pas encore fait à l’idée qu’avec 22 élèves, j’allais pouvoir m’intéresser d’assez près à chaque cas particulier.
Mais l’année suivante, au début du CE1 j’ai bien été obligé de constater que ça ne s’était pas du tout arrangé.
Il faut vous dire que jusque-là je ne m’en étais pas préoccupé car, pour moi, le CP c’est le cours préparatoire, le cours où il ne se passe rien, celui où l’on prépare seulement, où l’on tâtonne, où l’on accumule, où l’on expérimente.
Mais au CE1, le moment est venu de faire le point, au moins dans certains domaines. En lecture, par exemple, il s’agit d’atteindre le palier de la lecture courante.
Ah ! Courante, elle n’était pas prête de l’être la lecture de Loïc. Force m’était bien de le constater. Ce garçon bégayait terriblement. Ce n’était pas le bégaiement nerveux, précipité qui l’affole. L’enfant répétait cinq ou six fois le même mot ou la même syllabe.
« Pen-pen-pen-pendant l’hiver, pen-dant-dant l’hiver on, pendant l’hiver on avait, on avait, l’avait de la neige, de la neige-la neige. »
Mais il le faisait à une telle vitesse que le déroulement de la pensée exprimée était presque normal. Cependant la lecture n’était ni correcte, ni courante parce qu’il y avait ralentissement et surtout incohérence.
Mais le plus grave c’était les moqueries des camarades qui énervaient le garçon et le rendaient encore plus agressif.
Oui, il était bien réel le problème. Même si j’avais été seulement un « maître d’acquisitions » je me serais trouvé placé devant un élève qui n’était pas physiquement, ni psychologiquement en état de les recevoir.
Je sais que l’on peut délibérément ignorer ce genre de problème en disant : « à l’impossible nul n’est tenu ». Mais dans ma classe à effectif raisonnable, je ne pouvais plus fermer les yeux ; je voyais l’enfant et je souffrais pour lui.
Cependant, que pouvais-je faire ? À tout hasard, j’ai demandé aux parents s’il n’y avait pas eu de gaucherie contrariée. Non ; alors j’étais en panne parce que mon latin du bégaiement s’arrêtait à cela. D’ailleurs, en cas de réponse positive, je n’aurais pas été plus avancé !
Mais Loïc n’était pas vraiment malheureux. En effet, grâce à un garçon qui les avait pour ainsi dire imposées à la classe, j’employais les techniques parlées. Il y avait, par exemple, le monologue joué. Il faut que j’en dise deux mots. Voilà comment ça se passe.
Le monologue joué
Un enfant volontaire vient devant ses camarades et se met à jouer :
– Ah ! Où vais-je aller maintenant ? Bon, je vais aller chercher mes vaches... »
Et il tourne autour du tableau pivotant, utilisant parfois, avec une sorte de génie, un bout de craie, un chiffon, une chaise pour exprimer ce qu’il avait à dire.
Le roi du monologue joué, c’était justement Loïc. Il avait un sens certain du comique. Il n’était pas du tout gêné par son élocution difficile. Au contraire, il en tirait parti.
Il jouait celui à qui il arrivait toujours malheur, il était la victime permanente de toutes sortes d’aventures et, naturellement, cela faisait rire les camarades. Il était toujours volontaire pour ce jeu un peu masochiste qui cependant lui était bénéfique je le sentais bien, ne serait-ce que parce qu’il avait pris la tête du peloton, au moins dans un domaine.
Non, en classe, il n’était pas malheureux. Mais ça ne guérissait pas son bégaiement. D’ailleurs, n’étant pas psychothérapeute, je ne me préoccupais nullement de le guérir.
Cependant, un jour, j’avais emprunté cinq beaux dessins à la classe de ma femme. Beaux par la composition peut- être et les arabesques enchevêtrées ; mais à mes yeux beaux surtout par la multitude d’interprétations qu’on en pouvait donner.
Et moi, j’aime les dessins qui donnent à rêver. Mais ce n’est pas pour un profit personnel. Je pense que, pour qu’un enseignement atteigne un maximum d’efficacité il faut que le chercheur scientifique enfantin soit disponible pour le monde objectif. Mais il faut pour cela qu’il soit rééquilibré, que ses problèmes affectifs aient reçu une solution partielle ou complète.
C’est pourquoi, comme l’enfant avec le chiffon et la craie, je fais flèche de tout bois. Une des premières techniques de libération que j’ai employée, c’est la création littéraire collective parlée. Voici comment cela se passait.
La création littéraire collective parlée
Lorsqu’en cours de semaine, un thème intéressant apparaissait, je le laissais se développer quelque peu, puis je l’inscrivais au menu du samedi littéraire suivant. Quelquefois, il tournait court ; alors je n’insistais pas. Mais souvent il repartait, s’étoffait, se développait parfois d’une façon inattendue. Chacun s’en saisissait à sa manière et proposait des suites qui allaient dans le sens de sa personnalité. Dans le feu de la création, chacun pouvait oublier les censures possibles et sortir de sa réserve pour se projeter dans l’œuvre commune.
Je sentais que le bienfait de cette action psychologique était réel, mais c’était d’une façon toute intuitive. Et je n’avais aucune preuve de ce que j’avançais : c’était peut-être une illusion de mon imagination. Mais je travaillais d’une façon globale ; je pensais que chacun suivant ses besoins pouvait prendre et donner tout ce qu’il voulait.
Aussi pour ces séances de création collective, je tirais parti de tout ce qui pouvait remuer ou accrocher. Le point de départ importait peu : ce pouvait être un nuage qui passe, un ciel soudain beethovénien, un chien entré dans la classe, une astuce, un bizarre dessin, un lapsus. Tout était parfait qui faisait rire ou pleurer ou s’attendrir. Mais rire surtout pour ce que le rire est le nettoyant de l’enfant.
(à suivre)
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°3, la part du maitre, 15 octobre 1963, p.13-15